Emile Vandervelde - La Belgique envahie et le socialisme international

ÉMILE VANDERVELDE LA BELGIOUE '"' ENVAHIE ET LE SOCIALIS~IEINTERNATIONAL Préface 'de MARCEL SEMBAT AVEC UN PORTRAIT DE L•AUTEUR BERGER-LEVRAULT, LIBRAIRES-ÉDITEURS PARIS I NANCY 5-7, I\UE DES DEAUX-ARTS I\UE DES GLACIS, 18 1917 6• édition 81 r 0

LA BELGIQUE ENVAHIE El' LE SOCIALISME INTERNATIONAL B L 1ote J Gno B d'll o

Il a été tiré dix exemolaires sur japon numérotés de 1 à 10. B b iotec ri Gi110 B a 1ro

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ÉMILE VANDERVELDE LA BELGIQUEE_NVAHIE ET LE SOCIALISMIENTERNATIONAL Préface de MARCEL SEMBAT AVEC UN PORTRAIT DE L•AUTEUR BERGER-LEVRAULT, LIBRAIRES-ÉDITEURS PARIS I NANCY 5-'7, RUE DES BEAUX-ARTS RUE DES GLACIS, 18 1917

\ PR:ËFACE Bonnières, 2 novembre 1916. Mais certainement, Dewinne ('), certainement je suis très en retard l et je vous tiens depuis longtemps le bec dans l'eau. C'est votre faute! Pourquoi vous êtes-vous fourré dans la tête qu'au livre de Vandervelde il fallait une préface? Qui diable aura l'idée, pouvant feuilleter tout de suite ce recueil enllammé, de perdre son temps à lire d'abord une préface?. J'àurais bien mieux fait de vous la refuser carrément, votre préface, plutôt que de vous la faire ·attendre pendant des mois. Mais vous vous étiez fourré cela dans la tête, dans votre dure cab9che flamande, on dirait à Charleroi dans votre tête de houille.... : j'ai cédé, j'ai promis ; et, ma foi, tant pis si vous avez attendu, la voici. (1) Secrétaire de M. Vandervelde. B t 1ute ~ G1'10 B a,co

VI PRÉFACE Aujourd'hui, d'ailleurs, c'est le vrai jour pour relire les discours prononcés par Vandervelde pendant la guerre : c'est le jour des Morts. De quelle voix déchirante il les pleure, ces morts de la malheureuse Belgique! Comme on les voit couchés, quand sa main nous les montre, aux champs de bataille de l'Yser, ou sur la place du massacrè, à Tamines! Mais plus que tels morts et par-dessus toutes les morts, il a pleuré Je martyre de la Belgique. Je me souviens de l'avoir entendu un jour, au Pré-SaintGervais, où nous commémorions ensemble la mort de notre courageux Sémanaz (tous les discours de Vandervelde n'y sont pas, dans votre recueil, mon cher Dewinne ). Jusqu'à lui, la salle était froide et triste. Il pesait sur l'8Jlditoire trop de lugubres souvenirs : les grands meetings pacifistes de jadis, tout -à côté à la Butte du Chapeau-Rouge, ... Jaurès ... et les centaines d'enfants du Pré tués à l'ennemi. II parla, et bientôt la Belgique apparut. Oui! à sa voix, une lumière se fit, et un ·grand fantôme clair surgit. La Belgique héroïque et crucifiée, .la Belgique se vouant au supplice par honneur, par haine de ser.vir, Vandervelde B1b'1otecaGho B,arico

PRÉFACE VII la ·dressait devant nous, divine et pantelante. Quelle minute ! quels cris! et dans cette salle quels transports délirants! Il y a du Verhaeren dans Vandervelde. Il contemple son pays torturé. comme saint François contemplait les plaies de Jésus; et il parle alors dans une espèce d'extase, en strophes lyriques qui lui jaillissent du cœur. Ces accents souverains, vous en retrouverez l'é~ho dans plusieurs passages des discours ici rassemblés. Cet homme, si maître de lui et si ferme, a eu l'âme bouleversée par le martyre de la Belgique. Il a été atteint dans son intelligence, dans sa notion du droit, dans son esprit de civilisé, comme dans son cœur. Il est devenu l'apôtre, le fidèle, le chantre vengeur de Ja Belgique sanglante. Il l'a dressée devant l'Europe et devant l'Amérique, comme il la dressait ce jour-là devant nous au Pré-Saint-Gervais; et tout l'univers l'a contemplée par ses yeux, avec· terreur, remords et adoration. Le monde n'en détournera plus ses regards. C'est elle, spectre du droit violé; qui plane sur cette guerre; c'est elle qui a entraîné l'Angleterre; c'est elle qm a entraîné l'Italie; c'est H t 1ote r1 G1'10 B a'lr o \ '

VIII PRÉFACE elle qui donne aux neutres un remords d'être neutres. Les Allemands voient avec horreur cet immense cadavre emplir tout le ciel, et toute la conscience humaine. Quand on songe que Bethmann-Hollweg a cru que ce serait l'affaire d'un moment I et qu'ensuite il réparerait! L';tffaire d'un moment, oui : un crime brutal et rapide; un corps qu'on jette à terre, qu;on abat d'un coup sur la tête pour passer dessus en courant 1 Et tout de suite après, sitôt le coup fait, oh I vite, accourons, pardon 1 il le fallait! mais « notre but militaire atteint », que voulez-vous, que vous faut-il? « Nous réparerons cette injustice 1 » Ce crime et ces aveux, Vandervelde y revient sans cesse. Il ne permet pas qu'on les oublie. Il les crie aux Allemands, à Scheideman, à Noske. Il les leur remet sous le nez; il veut les obliger à dire ce qu'ils en pensent. Or, un jour, dans Bruxelles envahie, deux soldats allem'ands en uniforme se présentèrent à la Maison .du Peuple. Ils venaient là en camarades et comme membres du parti. C'était Noske et le Dr Koster. Quand les socialistes belges s'indignèrent devant eux de l'invasion, de l'incendie et des fusillades, 8 b iotec, G1 10 B 3rico

PRÉFACE IX ils répondirent que tous ces malheurs étaient faciles à éviter. La Belgique n'avait qu'à laisser passer les armées allemandes. Les Belges parlèrent d'honneur et de traités inter- . nationaux. L'un d'eux, non pas Noske, mais Koster, répliqua que c'était là de l'idéologie bourgeoise et qu'en cas de guerre les traités tombaient. On nous demande souvent, et avec raison, de distinguer entre le peuple_allemand et son Gouvernement. Volontiers.! mais c'est sans doute pour conclure que le peuple est moins coupable? Je le veux bien; mais ici Noske et Koster ne se distinguent de leur Gouvernement que parce qu'ils tombent au-dessous. BethmannHollweg, du moins, avoue l'injustice et accorde fiu'il y a matière à réparation. Ah I combien d'Allemands, sans le dire si crûment, combien d'Allemands, au fond d'euxmêmes, ont accueilli ces raisonnements· barbares 1 C'est l'affaire d'un instant! une courte lutte 1et après, quelle belle période de civilisation s'ouvre pour l'Europe sous l'hégémonie allemande I combien 1et de ceux que nous tenions pour les meilleurs 1

X PRÉFACE Mais quelle leçon pour qui saura comprendre l Ce crime, qui devait passer si vite et s'effacer, voici au contraire que, loin que l'effet s'en atténue, il mord de plus en pl_us sur la conscience de tous les hommes, s'enfonce dans leur souvenir, inoubliable, et s'inscrit dans l'histoire universeÜe comme un symbole ineffaçable de suprême injustice : et, par là, cette honte qui ne devait durer-qu'un instant devient, éternelle. * * * Hélas! qui nous l'eût dit jadis, mon cher Vandervelde? Dans nos congrès socialistes internationaux) on vous voyait sur les estrades, diplomate intelligent et avisé, saluant et souriant. Jaurès vous appelait notre cardinal, à cause de votre esprit si fin et si perspicace, de votre vaste information, de votre œil perçant, et de cette aimable mimique de vous frotter les mains en les péÛissant doucement et longuement, la tête penchée en avant pour écouter l'interlocuteur. Nous voyions en vous la plus parfaite incarnation . de l'Internationale; ne réunissiez-vous pas France, Angleterre et 81b1otec-:.G-:t1'lo B a'lco

PRÉFACE Allemagne? Vous aimiez, je me le rappelle, à insister sur le rôle de trait d'union qui revenait à la Belgique entre l'esprit français et l'esprit germanique. Hélas! un trait d'union? un fossé de sang aujourd'hui, un couloir d'invasion, foulé aux pieds par les- bandes des envahisseurs! L'esprit germanique! Comme vous en compreniez les qualités organisatrices! Comme on sentait que vous aimiez l'Allemagne! Il faut nous rappeler cela pour sonder la profondeur de la plaie dont cette guerre vous a blessé. Vous aimiez l'Allemagne! Vous aimiez l'Internationale I Quelle douleur de voir l'Internationale déchirée et l'Allemagne criminelle 1 Tant pis pour lui, diront certains! Il n'avait qu'à ne pas aimer les Allemands et ne pas être internationaliste. Depuis le début de la guerre, nous en avons entendu des sarcasmes narquois! Eh bien l vous qui travailliez pour la . paix, vous qui alliez "à Berne et à Bâle I où est-elle, votre Internationale? En effet, il faut avouer que cette guerre met à dure épreuve les Internationales. Les catholiques, de leur côté, paraissent parfois gênés •r !(>tera G, 0 8 a'1CO r '

XII PRÉFACE par l'attitude â laquelle le Pape est contraint. Quant aux socialistes, qui se refuserait le plaisir de railler leurs espoirs évanouis? Mais, après tout, si nous sommes plus atteints que d'autres dans nos espérances, c'est que nos espérances étaient très hautes. Vandervelde, lui, n'en rougit pas. Il ne se frappe pas la poitrine; il ne bat pas sa coulpe; et je vous recommande tels discours, celui qu'il prononça sous la présidence de M. Gide, par exemple, et aussi le dernier du rec~eil, celui de la commémoration de Jaurès au Trocadéro, dans lesquels il s'affirme plus que jamais pacifiste, socialiste et internationaliste. ·Et il est même allé plus loin ! Si, disait-il â Gentilly sous la présidence de Longuet, si je vous apporte aujourd'hui non pas la paix, mais l'épée, ce n'est pas quoique, mais parce que pacifiste, internationaliste et socialiste. Sur quoi, avec une verve fougueuse, une conviction qui emporte tout, une colère d'honnêteté· qui dix fois revient â la charge, Vandervelde établit le bon droit des Alliés, les véritables origine~ de la guerre et les attentats contre lesquels nous sommes contraints de Bib ,citera Gho B a'lro

PRÉFACE XIII nous défendre. Il dénonce le danger d'une paix injuste, d'une paix sans réparation, d'une fausse paix qui ne serait qu'une trêve et ne ferait que suspendre la guerre au lieu de la finir. Il y a là des pages que je ne me lasse pas de relire, des pages éblouissantes de clarté, des démonstrations qu'on n'a même pas essayé de réfuter. Quand on a feint de riposter, on a eu soin de laiss~r de côté l'argument principal. Mais quel beau ton, quel accent de noblesse gardent toujours ces réquisitoires! Il a accusé sans pitié les coupables, mais il les a accusés sans haine. « En combattant les monstres, il n'est pas devenu un monstre. » Relisez l'admirable passage où les nous luttons... nous lattons... nous luttons répondent comme des volées de cloches aux ils ont approuvé ... ils ont approuvé ... ils approuvent! Oui, il a accusé l'Allemagne, le Gouvernement allemand, les intellectuels allemands, les socialistes allemands, et ces derniers avec. d'autant plus de fermeté que sa déception a été plus cruelle. Je répète qu'il ne s'est jamais laissé égarer par la haine, et je l'en admire. Je l'en admire, car, penché sur les blessures . t 1ntn I G1'1<> B wic o

XIV PRÉFACE saignantes de Ja Belgique, il est à tqute minute secoué par des frissons qu'il lui faut dompter. Il a connu les massacres de Tamines, et il ne hait point. Il a connu la grève des travailleurs de Belgique, cette superbe résistance ouvrière à l'envahisseur, il a connu entre vingt autres l'héroïque épisode de Luttre, et les refus obstinés, réitérés, multipliés sous les menaces; il a connu la tragédie de Gand, et le meurtre hideux du directeur Lenoir, fusillé avec tous les délais pour bien lui laisser le temps de réfléchir et de sentir le goût de la mort, fusillé - vous lirez cela - après qu'on eut amené sa femme et qu'on l'eut promené devant le cerc1,1eiql ui attendait ... et il ne hait pas ! Voilà cette grandeur d'âme qui toujours, en temps de paix corrime en temps de guerre, aux congrès socialistes internationaux comme dans les conseils de Gouvernement, au milieu des ouvriers comµie au milieu. des soldats, a valu à Vandervelde un don spécial d'autorité. J'ai eu l'occasion. de parler récemment à des_ · Français qui ne sont rien moins que socialistes et qui l'ont rencontré sur le front : ils demeuraient frappés de l'ascendant qu'il exerce sans Bib ioter;;1 Gl'10 8 a"lro

PRÉFACE XV y tâcher. Plus tard, on lui saura gré d'avoir gardé la maîtrise de soi-même sans rien perdre de son énergie. Jaurès, certes, eût fait ainsi; et, pour nous, l'un des attraits principaux des discours de Vandervelde, c'est qu'en l'écoutant nous percevons l'écho de la voix qui s'est tue. * * * Il n'y a guère de qualité morale dont on ne reçoive aussitôt le bénéfice intellectuel. Vandervelde est récompensé de sa hauteur d'âme par la lucidité de sa vision. Mais cette vision n'est jamais froide; je vous ai dit qu'en lui il y a du Verhaeren; et, à preuve, dès que vous ouvrez le volume, vous tombez sur ces quelques lignes qui vous décrivent ce qui nous reste de Belgique libre : « C'est un bien petit pays, - quelques lieues carrées à peine, - un pays de brouillards et de marécages, arrosé de sang, semé de ruines, ravagé par la fièvre typhoïde... » Voilà le début du livre, et déjà vous vous sentez le cœtir serré. Suivez Vandervelde, c'est un guide sûr. Il ne force pas la note, il ne cherche pas !IBLGIQUB_ ENVAHIS b /

XVI PRÉFACE l'effet : mais il voit juste et il voit grand. Vous parcourrez avec lui les lignes de tranchées belges; il faudra vous souvenir que, si l'armée belge est refaite et si son moral n'a jamais fléchi, Vandervelde y est pour quelque chose ; il faudra, dis-je, vous en souvenir spontanément, car lui ne vous en dira rien. Vous aurez ensemble des rencontres singulières : au fond des boyaux, on lui signale, en uniforme de lieutenant, un moine : « Il est sorti de son couvent; j'ai quitté ma Maison du Peuple; nous nous défendons coude à coude contre f agression brutale et injuste. La Belgique d'hier est morte, vive la Belgique de demain ! » Il voit juste, en réaliste. Il voit ces soldats belges qu'il aime tant, et qu'il est allé plusieurs fois réconforter jusque sous les obus; il les voit tels qu'ils sont, « mangés par les mouches l'été, par les rats l'hiver, par la vermine en toute saison ». Dans les rues vides des cités que l'ennemi tient sous le feu, des souvenirs d'autrefois, des jours heureux, lui reviennent -: << J'y suis allé jadis en touriste; rien n'empêche, semble-t-il, d'y aller encore, de se promener dans ses rues tranquilles : rien, que cette ligne 8 bhotec::i G1rio 8 aric o

PRÉFACE XVII blanche presque invisible : les tranchées allemandes. » Son entière sincérité le préserve des boniments ; et il note sans pudeur un des caractères de la guerre actuelle, l'ennui, la monotoni_e fastidieuse qui met à si rude épreuve la résistance morale de nos combattants, et dont ils se plaignent tous pendant les périodes d'inaction. Notre ami Weill me le disait, de son côté, le Weill qui fut député socialiste de Metz au Reichstag et qui est aujourd'hui le lieutenant Weill : « Si vous saviez comme c'est assommant de n'avoir toute la journée qu'à regarder des talus derrière lesquels il y a des Boches! » Mais quoi! « la seule perspective de l'action suffit à les tenù·_enhaleine ». En même temps qu'il voit juste, il voit grand. Il possède le noble don de vivre parmi les prodiges sans les amoindrir. C'est assez rare. IDn général, nous avons besoin de recul. Nous nous disons bien, de temps à autre, que notre époque est une grande époque et qu'elle · tiendra plus tard, dans l'histoire, une place aussi haute que la Révolution; mais, dans nos minutes habituelles, nous ne jugeons pas comme l'histoire; les proportions vraies nous b ,ot"' 1 b1rio B 2"1co

XVIII PRÉFACE échappent et les misères quotidiennes nous cachent l'épopée. Vandervelde parle dans la même phrase de son Roi, de Hoche et de Marceau. Il apprécie son temps, notre ère, cette crise, à leur véritable valeur. Il n'a pas besoin de recul. Il n'est pas écrasé. Il est à la hauteur et voit cette guerre telle que la verront les siècles. Le sort du monde y est en jeu. Nous en avons tous obscurément conscience. Vandervelde en a une conscience claire, et cette conscience lui dévoile le caractère épique, de telle bataille, comme la grande bataille sur l'Yser. La grande bataille de l'Yser, il l'a vécue, il en a senti l'effort et l'angoisse : eh bien I à travers son récit, au travers de ses récits plutôt, car il y revient à mainte reprise, nous le vivons nous-mêmes, ce gigantesque combat, et nous le vivons épique comme Jemmapes ou comme Valmy. Valmy, Goethe l'a vu. L'Yser, Vandervelde nous le montre. Contemplez ces troupeaux en déroute auxquels on demande pour leur patrie, pour la liberté du monde, un effort de quarante-huit heures. Deux jours? et il a fallu tenir dix jours, sous la pression crois-

l"RÉPACJt XIX sante de l'ennemi sans cesse renforcé! Et quel ennemi! Vandervelde l'estime à sa vraie valeur. « Les Allemands se ruaient sous la mitraille, ivres d'alcool ou d'éther, mais ivres aussi de carnage et de gloire. » Contre cet adversaire furieux, contre ces bandes de jeunes berserkirs, les Belges résisteront-ils? lis tiennent les deux jours, trois jours, quatre jours, reculant à peine sous la poussée furieuse, cinq jours, six jours, quelle lutte! dans la boue, dans l'eau! on n'a pensé aux écluses que plus tard! sept jours! Ah! demain, c'est fini. « Je rentrai à Furnes avrc l'impression que cette fois la difaite était inévitable. Au momen~où j'entrais dans la ville, quelqu'un me dit : « On passe une revue sur la place. » Ouf! quel coup! quel han de soulagement 1 C'était l'avant-garde française 1 * * * Goethe à Valmy I Il était dans le camp des vaincus, au lieu que Vandervelde à l'Yser était dans le camp des vainqueurs. Mais l'un comme l'autre, au soir de Valmy comme au soir de B b 1ote1..,r1 G1'10 B a'1C-t'l

XX PR~:FACE l'Yser, ont senti commencer un nouveau monde. Dans Valmy il y avait la Révolution. Qu'y a-t-il dans la Marne, dans J'Yser, dans Verdun, dans là Somme? Qu'y a-t-il dans cette guerre? Nous nous le demandons tous; nous croyons tous le pressentir, mais nous ne voyons pas encore tous l'avenir de même. Comme je le voudrais, pourtant I Ce serait si beau, si, chez les Alliés, tout le monde était d'accord sur le sens de notre guerre. Vraiment il ne me semble pas que ce soit impossible. Mais jusqu'ici il y a chez nous deux camps. Il y a ceux qui, contre les Allemands, veulent faire comme les Alle_mands. Il y a ceux qui veulent agir autrement que les Allemands. Je ne sais si je me trompe, et c'est, je supplie qu'on veuille m'en croire, c'est sans la moindre pensée de polémique que j'écris ces quelques lignes où je ne veux pas qu'aucun Français puisse trouver rien dont il soit peiné. Oui I je me trompe peut-être, mais il me paraît que c'est nous qui sommes les plus exigeants et qui demandons le plus à notre victoire. Les autres voudraient traiter l'Allemagne Bibliotoc i G1!lo B arico

PRÉFACE XXI comme elle nous a traités après sa victoire de 1870, et annexer à la France des territoires, comme l'Allemagne s'annexa l'Alsace et la Lorraine. Mais imiter demain l'Allemagne, n'est-ce pas l'absoudre pour hier? Les Allemands n'auront-ils pas le droit de penser que, s'ils ne sont pas, cette fois, les plus forts, c'est du moins là leur seul tort, puisque la France victorieuse se conduit comme eux? Nous sommes plus exigeants, je le répète. Il nous faut deux victoires. Nous voulons d'abord la victoire matérielle : celle qui sur les champs de bataille .obligera l'envahisseur à reconnaître que notre défense a brisé son assaut et l'a réduit à notre merci. Mais elle ne nous suffit pas. Nous voulons en outre la victoire morale. Nous voulons vaincre d'abord l'armée allemande, et ensuite vaincre chaque Allemand jusqu'au fond de son âme. Il nous faut qu'au fond de lui-même, dans son for intérieur, dans le secret de sa conscience intime, il entrèvoie qu'il avait tort, et que nous représentons quelque chose de plus élevé que ce qu'il représente . .Il faut qu'il trouve notre Europe nouvelle meilleure que la sienne. B b 1c t~c;:i (-.1'10 B a1c 1

XJOI Lui aussi, l'Allemand, et Vandervelde l'a bien rappelé, lui aussi il croit par cette guerre créer une Europe nouvelle. Ostwald nous l'a promise dès le début de la guerre, avec les gaz asphyxiants. Les Germains apportent au monde l'organisation; et, s'ils étaient les maîtres, ils organiseraient l'Europe sous leur hégémonie. Eh bien! ce rêve d'avenir, il est taré, gâté, pourri dans son essence, car .il suppose l'emploi de la contrainte pure, de la force brutale, de la force sans droit. Ce rêvelà ne peut s'accomplir qu'en pliant d'abord les peu pies sous un jo11g de fer, et, en conséquence, dès son pr_emier essai d'avènement, il est éclairé par la lueur des incendies de Louvain et rougi du sang des victimes belges et françaises. Il n'est pas possible que ce qu'il y a d'humain chez l'élite allemande n'en, soit pa~ déjà tourmenté. Mais les Allemands luttent contre ces inquiétudes et ces remords. Ils allèguent que cela, c'est la loi de la guerre, qui s'impose à tout le monde, à nous comme à eux. Ne leur donnons pas raison I Poussons à bout 1,olre ~onquête ! Pour cela, nous opposerons à leur Europe germanisée par force

PRÉFACE XXIII une Europe de liberté. Cette Europe de paix, elle sera fondée sur la volonté des nations participantes. Elle formera, comme on l'a dit, une société de nations. Nous n'obligerons pas. du tout l'Allemagne à y entrer, ce qui serait une façon déguisée de revenir au régime de force et de contrainte. Pas du tout! Au contraire! nous ne voudrions pas d'elle de but en blanc, du jour au lendemain, et sans garantie. Comme l'a dit Vandervelde, l'Internationale ne se comprend qu'entre peuples qui ont l'esprit de liberté. Nous craindrions de l'hypocrisie, des arrière-pensées, un calcul de traîtrise. Nous voudrons un stage, des gages, une certitude qu'elle est guérie de sa frénésie furieuse. Mais nous lui donnerons le grand spectacle de peuples victorieux qui se fédèrent pour fondér la paix et l'ordre stable, et régler leurs rapports d'après les lois de la justice internationale. Est-ce donc le vieux rêve qui recommence? et la guerre ne nous a-t-elle rien appris? Si fait! la guerre nous a donné vis-à-vis de nos rêves des exigences nouvelles. D'abord nous ne comptons plus pour les réaliser sur le Pt, 1ote ~ C,nc, 8 <.!'1t o

- XXIV PRÉFACE seul enthousiasme des peuples. C'est aux gouvernements qu'il appartiendra d'organiser entre eux, - après la victoire, certes, mais en s'y préparant dès aujourd'hui, - ces rapports entre les peuples. Ensuite, il ne peut plus nous suffire de vœux ni même de traités signés par les diplomates. Cela, c'était bon avant la guerre.' Depuis, nous ne nous berçons plus de chimères; nous voulons du solide, et nous n'acceptons plus de rêve que s'il est pratiquement et prochainement réalisable. Donc, il faut, pour donner corps à la société des nations, autre chose qu'un échange de signatures. On ne nous refera plus le coup du chiffon de papier. Il faut au service du droit international une gendarmerie internationale. Cette gendarmerie-là, les armées alliées en forment aujourd'hui le noyau. Peut-on en régler le fonctionnement pratique? Je le crois pour ma part; mais peu importe ce que je crois : c'est aux divers gouvernements alliés qu'il appartient de mettre cela au point et d'en assurer dans le détail l'application pratique. C'est une grande œuvre, mais c'est une œuvre réalisable. Biblioteca Gi!lo B a'1CO

PRÉFACE XXV C'est la seule réalité qui soit digne de no~re grande guerre. Une telle gue:rre ne peut finir qu'ainsi. Toute autre paix ne mettrait pas fin à la guerre et ne ferait que l'interrompre. En revanche, si notre victo,ire aboutit à ce résultat, nos morts ne seront pas tombés en vain. MARCEL 8.EMBAT • • L L 1otf 1 G1'ÏC> B é. '1CcO

8 r iote ;:i (-, 'lD 8 2'lCO

I LA BELGIQUE LIBRE IMPRESSIONS DE GUERRE DELGIQUJ.: SNVAlll~

EN BELGIQUE Janvier 1915. Je viens de passer quelques jours en Belgique, dans ce qui nous reste de Belgique, de Belgique indépendante. C'est un bien petit pays, -ql}elques lieues carrées à peine - un pays de brouillards et de marécages, arrosé de sang, semé de ruines, mais c'est le dernier refuge de nos espérances, le suprême réduit de nos libertés. Ce pays, hier encore, avait une capitale : Furnes, dont les monuments unissent la grâce de la Renaissance à la sévérité du gothique. ' L'artillerie lourde des Allemands nous en a chassés. Mais s'il n'a plus de capitale, il lui reste une armée, et il lui reste un Roi. Hier encore, ceux qui connaissaient mal le roi Albert ne voyaient en lui qu'un jeune homme timide, appliqué, un peu gauche. On le savait courageux. On n'ignorait pas qu'à l'exemple d'autres souverains, comme le roi d'Espagne et le roi d'Italie, il était d"esprit libéral, il rêvait de réconcilier la royauté avec la démocratie, et peut-être avec le socialisme. Mais il a B b 1c tf'c ;:i G1'loB a'1 ·o

4 LA BELGIQUE LIBRE fallu la guerre pour le révéler à lui-même et aux autres, pour faire surgir des lisières de la royauté un homme, ferme, droit, intrépide, qui force l'admiration de nos ennemis, et en qui les républicains eux-mêmes - nous en sommes - saluent les vertus militaires et civiques d'un Hoche ou d'un Marceau. Quant à l'armée belge, elle a, depuis sept mois, subi les plus durés épreuves. Un instant même, après la chute d'Anvers, on a pu croire que c'en était fait d'elle, et je me souviendrai toute ma vie de l'impression désastreuse que nous eô.mes lorsque, le I o octobre, nous vîmes, sur la route de Furnes à Dunkerque, défiler dans un effrayant désarroi les avant-gardes de la retraite, 30.000 soldats de forteresse, pêle-mêle avec_un flot de 60.000 réfugiés. Mais, à l'arrière, heureusement, les divisions de l'armée de campagne tenaient tête à l'invasion. Elles tinrent pendant deux jours, pendant dix jours, en attendant que les Français arrivent. Elles ' tinrent malgré des pertes terribles ... Elles tinrent contre trois corps d'armée, jusqu'au moment où, pour la première fois depuis le début de la guerre, elles entrèrent en conta?t avec la grande armée des Alliés, et, relayées par celle-ci ou mises à l'abri par les inondations de l'Yser, elles connurent enfin un repos relatif. Qui les eô.tvues alors, sans les revoir depuis, aurait peine à les reconnaître, li y a quatre inois, l'armée belge était réduite à B b1iotec-a Gr'lO B a'lc,o

EN BELGIQUE 5 quelques milliers d'hommes, sans souliers, sans couvertures, sans vêtements d'hiver. Mais, avec une rapidité merveilleuse, elle s'est refaite. Ses effectifs sont rétablis, ses pèrtes sont réparées, son moral n'a jamais été meilleur, et, tout le long des côtes de la Manche, depuis la Normandie jusqu'aux Flandres, la Belgique d'aujourd'hui, frémissante et en armes, se prépare à refaire la Belgique de demain. · Dans les camps d'instruction, tout d'abord de Rouen à Dieppe, il y ~ des milliers de recrues., venues pour la plupart de la Belgique occupée. A l'appel du Gouvernement, elles ont passé les lignes allemandes, au péril de leur vie, et attendent avec impatiénce le moment d'aller faire le coup de feu contre les Allemands. Viennent ensuite, autour de Calais, les dépôts divisionnaires, où il y a encore quelques milliers d'hommes : soldats des anciennes classes on convalescents que, bientôt, l'on renverra au front. Enfin, par deià la frontière française, les six divisions de l'armée de campagne, bien équipées, bien armées, avec leurs effectifs complets. Toutes c~s troupes, bien entendu, ne se trouvent pas en même temps sur la ligne de feu. Dans la règle, les hommes restent pendant :quarante-huit heures aux avant-postes, aux tranchées ou au piquet, et quarante-huit heures au repos, dans les cantonnements. Mais, pendant ce repos même, ils Bib fl'l"'c l Gi'lC>8 é!'lCO

6 LA BELGIQUE LIBRE ne connaissent pas la sécurité, car il n'y a pas, dans la Belgique d'aujourd'hui, une seule localité qui ne soit sous le feu• des batteries allemand~s, que cette localité s'appelle, par exemple, X ... à l'arrière, Y ... sur la ligne des tranchées, ou Z... aux avant-postes. Voici X... d'abord, un petit village de la région de F... à plus d'une lieue des lignes ennemies. Jamais un projectile n'y était tombé, et jamais, sans doute, un soldat allemand n'y mettra les pieds. Mais, au mois de janvier dernier, on y a fait cantonner des troupes. Toute une compagnie avait été logée dans l'église. La nuit après, tout dormait d'un profond sommeil, lorsqu'un obus de 21 o, faisant crouler la voûte, tua 43 hommes ! Ce sont là, au surplus, des accidents exceptionnels. Pour entrer réellement dans le domaine de la mort, il faut aller jusqu'à cette interminable ligne de tranchées, qui, partant de la iper, va de Nieuport à Dixmude, et de là, par Soissons et par Reims, jusqu'aux Vosges. Encore ne faudrait-il pas se figurer que, dans cett~ zone dangereuse, tous les points soient également dangereux. A Nieuport, à Dixmude, devant Ypres, la bataille est, pour ainsi dire, continue, et les obus ne cessent guère de pleuvoir. Mais, dans d'autres endroits, où l'on s'est terriblement battu au mois Bib1ioteca G1'10 B a'lco ·

EN BELGIQUE 7 de novembre, et où depuis lors les inondations ont rendu toute avance à peu près impossible, c'est à peine si, de temps à autre, on échange quelques salves de shrapnells. Aussi, depuis la bataille de l'Yser, le village de Y... , ou plutôt les décombres du village de Y... , sont devenus en quelque sorte un but d'excursion pour toutes les personnes qui sont admises à aller au front. Le poète Émile Verhaeren y est allé; la Reine y vient quelquefois, et un abri où elle s'est arrêtée s'appelle « Lé Repos de la Reine ». Les hommes politiques qui désirent faire figure de héros ne manquent pas, eux aussi, de s'y rendre, et ·peuvent, à leur retour, dire qu'ils ont visité les troupes « sous la pluie des shrapnells ». En fait, comme on ne tire que par intermittence, et ·que les artilleurs allemands ont, à cet égard, leurs habitudes, le risque est aussi réduit que possible, et actuellement, pour courir des risques à Y... , il faut y séjourner, comme le font les soldats et comme le font ces dames anglaises, qui y ont établi un poste de seco.urs où elles recueillent les blessés. · Elles s'étaient installées au début à cinquante mètres des tranchées, dans la première maison du village, m~is cette maison a été détruite, et elles habitent aujourd'hui un autre logement, pour être moins exposées, mais qui peut néanmoins, d'une heure à l'autre, être éventré par un projectile. Que l'on ne se figure pas au surplus que le P t. 1ntf' :i Gl'1C> B a7co ::

8 LA BELGIQUE UBRE danger qu'elles courent les empêche de gotlter, malgré tout, la joie de vivre. Ce ne seraient pas des Anglaises si, dans cet enfer de pays, elles n'avaient pas trouvé le moyen de se créer une sorte de home, où elles aiment à recevoir leurs amis. La dernière fois que, j'y suis allé, deux officiers aviateurs étaient venus en auto avec un appareil cinématographique, et, pendant qu'au dehors les canons belges et les obus allemands faisaient alterne; leurs détonations, ces dames et le_u'rs hôtes prenaient le thé et regardaient passer les films. Ce ne sont pas nos soldats belges1 au surplus, qui y trouveraient à redire. Eux-mêmes, dans les tranchées, rivalisent de bonne humeur avec leurs amies les misses anglaises. Au fond de leur abri, couchés sur la paille, près du feu où ils cuisent leurs pommes de terre, le riz, le pain, ils jouent aux cartes. Je me suis même laissé dire qu'on avait amené aux tranchées un vieux piano, trouvé à Nieuport. D'aucuns, d'ailleurs, se plaignent de mener une vie trop calme, et regrettent de n'avoir pas l'occasion de tirer plus souvent des coups de fusil sur les Boches. Les Boches, en effet, sont maintenant assez loin sur la rive droite de l'Yser, ou, tout au moins, de l'autre côté de la zone inondée. Pour les approcher, il f~ut aller jusqu'aux avant8 b ioteca Gl'10 8 a'"ICO

EN BELGIQUE 9 postes, dont certains se trouvent à deux kilomètres au delà des tranchées. En face de nous, derrière leurs sacs de terre, l'œil fixé au miroir du périscope, les sentinelles ennemies nous guettent et, par-dessus le parapet, nous voyons, de très près, le Grand-Hôtel de Westende, les églises de Middelkerke ou d'Ostende, et, quand il n'y a pas trop de brume, le beffroi de Bruges. C'était notre Belgique, hier. Ce sera notre Belgique, demain! Cette Belgique de demain, que sera-t-elle? Qui saurait, qui oserait le prédire? Mais, quoi qu'il arrive, quoi que l'avenir nous réserve, nous savons, nous osons affirmer que cette Belgique sera. Peut-être même pouvons-nous aller plus loin, et nous risquer à dire ce q\J.'ellene sera pas, ce qu'elle ne doit pas être. Avant même d'avoir vaincu, d'aucuns affirment déjà que la Belgique de demain doit être une Belgique agrandie aux dépens de l'Allemagne. Quand nous allions aux États-Unis et passions par l'Angleterre, nous eûmes l'honneur de rencontrer un diplomate éminent, qui jouera sans doute un grand i:ôlequand seront fixées les conditions de la paix future. Il nous disait : « La Belgique, après cette guerre, doit devenir un grand pays. » Et d'autres, moins mesurés dans leurs propos, se hasardent à dire : « Il faut que la Belgique de demain s'étende jusqu'à la rive gauche du Rhin. l> B b iotec,;a Gi'lO B 2'11'.'0 ·

IQ LA BELGIQUE LIBRE Il est trop tôt pour parler de ce que nous pourrions légitimement demander au jour de la victoire : peut-être une rectification de la frontière du côté de Moresnet et de Malmédy, ou même le GrandDuché de Luxembourg, si, librement consultés, les Grands-ducaux manifestent le désir de s'unir à la Belgique. Mais il n'est pas trop tôt pour dire, dès à présent, les raisons qui nous feraient repousser le dangereux cadeau que serait un morceau d'Allemagne. Au point de vue de notre politique intérieure, d'abord, notre pays est suffisamment divisé par le dualisme des langues, par la différence des points de vue entre les Flamands et les \,Vallons, pour que ce soit folie d'y vouloir annexer des populations allemandes, avec d'autres mœurs, d'autres habitudes, d'autres traditions. De plus, et surtout, procéder par force à des annexions de territoire, créer en Europe de nouveaux irrédentismes, transformer u~e guerre de défense contre l'impérialisme germanique en une guerre de conquête contre le peuple allemand, ce serait enlever à notre cause tout ce qui fait ~a grandeur, sa noblesse et sa légitimité. Il y a quelques semaines, à Londres, les socialistes des nations alliées, - Français, Russes, Anglais, Belges, - se réunissaient en conférence dans le but d'affirmer, s'il était possible, une politique commune. Pareille tentative semblait condamnée à B b'îotec1 G110 B•a,r.o

EN BELGIQUE II un échec. Comment faire coïncider en effet les points de vue d'hommes aussi différents, placés dans des conditions aussi différentes, que les socialistes belges, légitimement exaspérés par le traitement dont leur pays a été l'innocente victime, les socialistes français, conscients d'être en état de légitime défense, et les anti-impérialistes de la Confédération générale.du Travail, les Tolstoïens de l'lndependent Labour Party, et les révolutionnaires russes, placés dans cette alternative tragfque de faire crédit au tsarisme qui ne désarmait pas ou dê faire tort à la démocratie occidentale en armes contre l'impérialisme germanique? Nous y sommes parvenus cependant. Certes, l'ordre du jour voté par la conférence a été critiqué. On l'a trouvé vague et imprécis. On n'a pas compris, on n'a pas voulu comprendre, que c'était un résultat essentiel d'avoir obtenu l'uniformité sur cette affirmation que la Yictoire de l'Allemagne serait l'écrasement de la démocratie en Europe et que, pour éviter cette catastrophe, la guerre devait être menée jusqu'au bout. Mais les socialistes n'eussent pas dit leur pensée tout entière s'ils n"avaient pas ajouté que ce bout ce n'est l'écrasement politique et économique de l'Allemagne, mais, au contraire, la libération de l'Allemagne, dominée ou trompée par ceux ·qui la gouvernent. Ce qui fait pour nous, en effet, de la guerre ac-

12 LA BELGIQUE LIBRE tuelle une guerre sainte, c'est que nous avons conscience de lutter pour le droit, la liberté et la civilisation. Nous luttons pour•le droit, incarné dans la Belgique, dont les plaies saignantes crient vengeance au ciel, et· le droit ne se'ra vengé que le jour où notre pays sera rendu à lui-même et intégralement indemnisé. Nous luttons pour la liberté, c'est-à-dire pour la liberté des peuples à disposer d'eux-mêmes, et l~ liberté ne triomphera que le jour où la Pologne sera ressuscitée, où la France recouvrera ses frontières naturelles, où de la mer du Nord aux Balkans il n'y aura plus un peuple qui subisse la loi du plus fort. Nous luttons, enfin, pour la civilisation, et la civilisation ne sera sauvée que le jour où sera vaincue, non pas l'Allemagne des penseurs et des poètes, mais l'Allemagne des hobereaux, des militaires professionnels, des fabricants de canons, l'Allemagne des Krupp, des Zeppelin, dçs Guillaume II, et aussi l'Allemagne des intellectuels, qui ont si complètement donné raison à cette parole : « Science sans conscience est la ruine de l'âme. >l Ceux-là sont pires que ceux qui ont commis les pires méfaits, car ils les ont approuvés sans avoir l'excuse de la fureur du combat. La Belgique a été violée, et ils ont approuvé; la Belgique a été marB1b1 otec. Gino Bianco

EN BELGIQUE 13 tyrisée, et ils ont approuvé; la Belgique a été ruinée, affamée, décimée, et ils approuvent encore 1 Aussi, contre ceux-là, le monde entier se lève, et, c'est notre ferme conviction, dans cette lutte, le dernier mot restera à l'Humanité. E [. 1 JÎ(' 1 (" l'l(l H 2'1 1 l '

UN MOINE GUERRI~R <•> Je suis allé, ces temps derniers, en West-Flandre, un pauvre pays de brumes et de marécages, arrosé de sang, semé de ruines. De Nieuport à Ypres, les tranchées belges et françaises en marquent la frontière. Devant elles, une large zone d'inondation leur sert de fossé. Au dix-septième siècle, quand ils se battaient dans les mêmes régions, les soldats de Maurice de Nassau appelaient cette guerre la guerre des grenouilles. Les choses n'ont pas changé. Aujourd'hui, comme alors, on se dispute une grenouillère. Sauf sur quelques points, où il y a des ponts, les armées ennemies sont séparées par deuxkilomèLres d'eau ou de houe. Des fermes ou des hameaux ruinés émergent, de place en place. On y a établi des avantpostes. La plupart sont inaccessibles le jour, à cause de la mitraille. Mais on s'y rend la nuit, pour la relève des troupes ou leur ravitaillement. Pendant que j'étais à P ... , des officiers se p~oposèrent de visiter l'un de ces avant-postes, à l'extrême pointe des lignes belges: ( 1) Journal, 8 avril 1!)15. Bib11otec:aGino Bianco

UN MOINE GUERRIER 15 « Vous y rencontrerez », me dit-on, « un homme peu ordinaire. Hier, c'était un moine. Aujourd'hui, c'est un officier. Après de brillants débuts dans l'armée, il entra, un beau jour, dans un couvent de franciscains. La guerre l'y surprit et l'en fit sortir. Son froc jeté, il reprit l'uniforme, et le voici lieutenant, décoré pour fait de guerre, réclamant comme une faveur d'être envoyé à des postes pénibles et périlleux. » Nous partîmes donc, pour aller voir ce moine guerrier dans son ermitage. Une digue de fascines y conduit, reliant des îlots bouel}x, où l'on enfoncë jusqu'aux genoux. Pour les traverser, chaque compagnie dispose de quelques paires de hautes bottes en caoutchouc. La nuit était claire. Un mince croissant de lune se reflétait dans la lagune. Du côté de Nieuport, les Allemands lançaient des fusées lumineuses, pour éclairer leurs approches en prévision d'une attaque possible. Les canons ennemis grondaient au loin et, par-dessus nos têtes, les 120 longs français envoyaient leurs obus dans les cantonnements, de l'autre côté de l'Yser. Ils passaient en sifflant, comme des oiseaux, très haut dans le ciel. Après avoir marché pendant une heure, le bâton à la main, pour ne pas trébucher, nous atteignons le village de O... , ou, plutôt, ce qui reste du village de O... : quelques pans de murs, un clocher écroulé, une ferme éventrée par les projectiles.

16 LA BELGIQUE LIBRE C'est là que se trouve la grand'garde commandée par le lieutenant L... Une quinzaine de soldats font le guet, car les tranchées allemandes sont à deux cents mètres. Les autres, dans une cave, jouaient aux cartes. Une recrue, arrivée d'hier, dort, le nez sur une poutre. Le chef est là-haut, dans une sorte de pigeonnier, qui lui sert d'observatoire. Nous montons, et il nous fait les honneurs de sa cellule. Cinqmètres de long sur quatre de large. Pour meubles, une paillasse, une chaise trouée et une table boiteuse. Pas d'autre luminaire qu'une lanterne sourde, invisible au dehors. Notre ermite vit dans ce taudis depuis plus d'un mois. On relève ses hommes toutes les vingt-quatre heures. Lui refuse d'être relevé. Observateur pour l'artillerie, il ne bouge pas de son poste, sans autre lien avec le monde extérieur que le fil de té~éphone qui le relie au quartier général. On le ravitaille comme on peut, les nuits de calme. Mais, parfois, les communications, sous le feu des mitrailleurs, deviennent impossibles. Il y a quelques semaines, pendant trois jours, on n'a pu envoyer d'eau potable. L... , pour étancher sa soif, prit de l'eau des inondations, de l'eau salée où macèrent des cadavres, il fit bouillir dans une marmite et lécha les gouttelettes qui se déposaient sur le couvercle. L'autre soir, un obus est entré chez lui. Il éclata ; mais par un hasard extraordi8 b11otec3 Gr10 B anco

-YN l\lOJNE GUERRIER naire - peut-être, dit-il, ~n miracle - L... n(eut - d'autre mal qu'une écorchure au doigt. A qui lui demande si la vie, dans ces conditions, n'est pas insupportable, s'il ne meurt pas d'ennui et de solitude, notre hôte répond : « Je n'ai jamais été aussi heureux. Le temps passe vite. Je fais mon petit ménage. Je veille sur mes hommes. Je communique mes. observations. J'ai conscience d'être utile à mon pays. » Et, pour compléter sa pensée, il nous montra, sur la muraille, ces mots, gravés au canif : « Vive le Roi ! » Quelle distance entre cet homme, ce religieux, ce conserv;i.teur, ce royaliste, et le républicain,. le socialiste, l'incroyant auquel il fait accueil. Et cependant, lorsque je lui serre la main, en toute sympathie, cette distance s'efface. Nous sommes tout près l'un de l'autre. Nous voulons, nous sentons, nous espérons les mêmes choses. Si les modes d'expression diffèrent, les sentiments sont identiques. Il est sorti de son couvent. J'ai quitté ma Maison du Peuple. Nous nous défendons, coude à coude, contre l'agression brutale et injuste. La Belgique d'hier est morte. Vive la Belgique de demain! li Btb 1ots I G1'10 B a'lCO

SUR LA LIGNE DE FEU LA MAISON DE LA JOCONDE C'est quelque part, là-bas, dans ce qui nous reste de la Belgique. L'Yser, lente et trouble, coule derrière de hautes digues de gazon. Une maison isolée s'y adosse, qui était, hier encore, proprette et avenante. Des officiers belges, un soir, y entrèrent pour se chauffer, au sortir de leurs tran-:hées boueuses et froides. Ils furent reçus par une vieille femme qui leur offrit, le cœur sur la main, tout ce qu'elle avait de meilleur. L'un d'eux, enchanté du contraste, s'écria : « Nous sommes au Louvre 1 » Un autre ajouta, en désignant l'hôtesse : « Et voilà la Joconde 1 » Ce nom lui resta. On l'inscrivit sur la porte. Depuis lors, on s'est âprement battu dans ce coin des Flandres. La digue, coupée de tranchées, n'a cessé d'être battue par l'artillerie allemande et, naturellement, la maison de la Joconde a eu sa part, sa large part de projectiles. Mais, pendant longtemps~ la Joconde n'a pas voulu partir. Pendant des semain~s, elle slest rendue utile aux soldats. Les jours de calme, elle leur faisait la soupe ou le café. Quand la pluie de Bib ,oter.a GÎ'lo 8,a.,co

SUR LA LIGNE DE FEU 19 shrapneJls devenait trop forte, nos poilus l'emmenaient dans leurs trous de taupes. Un jour, le roi Albert vint à passer. Il la félicita; peut-être l'elit-il décorée comme les dames anglaises de Y... Mais la Joconde désirait autre chose. Sa maison, sa pauvre maison était en ruine. Le Roi, après la guerre, voudrait-il la rebâtir? On le lui promit. On la rassura sur l'avenir de son home. Il n'était plus nécessaire, dès lors, d'y monter la garde. Elle s'en fut sans plus tarder. Sans doute elle reviendra tôt ou tard, comme est revenue l'autre Joconde, celle de Paris. * * * En écrivant cette histoire, je m'avise qu'elle n'a guère d'intérêt. Mais qu'y puis-je? La guerre, telle qu'elle est, ressemble si peu à la guerre telle qu'on la raconte à vingt kilomètres du front! Une fois de plus, je m'en rendis compte, le jour où le général commandant la ... •D. A. nous mena voir la maison de la Joconde. Dans cette zone où il n'y a pas un arpent de terre qui n'ait été labouré par les obus ou qui ne risque à tout moment de l'être, rien ne bougeait rien ne se montrait. Nous plimes, sans encombre, passer sur l'autre rive et, par un boyau d'accès, la tête rentrée dans E t 1ot" -, Gno B arico

20 LA BELGIQUE LIBRE les épaules, gagner l'extrême point des positions / belges.- De cet endroit aux avant-postes allemands, il n'y a pas plus de quatre cents mètres. A croppetons dans la tranchée, nous regardions sans nO\lSdécouvrir. La ville de X... est tout près. On la bombarde depuis six mois. Mais du dehors, comme à l'ordinaire, elle parait intacte. J'y suis allé jadis en touriste. Rien n'empêche, semble-t-il, d'y aller encore, de se promener dans ses rues tranquilles; rien, que cette ligne blanche, presque invisible : les tranchées allemandes. Des hommes sont là aux aguets; des hommes comme nous; des hommes qui, laissés à cuxmêmes, ne demanderaient qu'à vivre et à laisser vivre. Ils ont une famille. Ils ont des enfants. Ils se demandent, comme · tes nôtres, combien de temps enco.redurera cette guerre .•. Mais quelqu'un de nous a dû se montrer. Une balle siffle. La détonation d'un coup de fusil nous parvient, très faible, comme le bruit d'une brique tombant à l'eau. Puis, quand nous avons déjà repassé l'eau, des shrapnells et des obus brisants commencent à tomber, de minutE:en minute. Ni tués ni blessés d'ailleurs. Ce sont des munitions gaspillées sans plüs. Le calme renaît bientôt, jusqu'à l'heure, prochaine peut::~tre, où, sur ce coin de l'immense ligne, on se battra pour de bon. Biblioteca Gi'10 B·a11co

SUR LA LIGNE DE FEU • * * 21 Cette guerre de tranchées doit paraître à nos soldats aussi monotone et fastidieuse que leur travail d'ouvriers industriels. Pendant des semaines rien ne se passe. Les hommes dorment, jouent aux cartes, parcourent, en bâillant, un journal, sans autre diversion - de temps à autre - qi.i'un arrosage de shrapnells. Parfois, deux ou trois camarades sont tués par un obus. On les enterre à qô.elques pas des abris et, peu à peu, une ligne de tombes vient doubler la ligne des tranchées. Je vois encore, à P ... , quelques-unes de ces tombes, avec leurs croix de bois blanc, coiffées de la casquette du mort, ou coul'onnées de fleurs, ou précédées d'un tertre de gazon, avec des arabesques en douilles de cartouches. De l'autre côté, dans l'eau des inondations, on me montre une chose noirâtre et informe, puis une autre, avee un ceinturon brillant au soleil : des cadavres allemands du dernier hiver, remontés à la surface, ballonnés, décomposés, couverts de moisissures. La mort devant, la mort derrière, et au milieu de jeunes soldats, _séparésde tout, n'ayant guère autre chose à faire que de penser, de penser à ce qui, peut-être, les attend demain.

22 LA BELGIQUE LIBRE Il semble que nul moral ne puisse résister à pareille épreuve. Mais la nature humaine est merveilleusement élastique. Ces mêmes hommes, je les avais vus, le mois dernier, dans la paix de leurs cantonnements. Ils se plaignaient, ils maudissaient cette guerre. Ils demandaient anxieusement quand ce serait la fin. Ici, au contraire, personne ne murmure. La seule perspective de l'action suffit à les tenir en haleine. Ils ne demandent qu'une chose : se battre, refouler l'ennemi, rentrer chez eux, certes, mais drapeau en tête. Et, malgré tout ce qu'ils ont souffert, tout ce qu'ils souffrent, tout ce qu'ils souffriront encore, leur humeur est joyeuse, car une grande espérance les soutient : ils se battent pour être des hommes libres, dans une Europe libérée. DANS LES TRANCHÉES BELGES(') li y aura bientôt un an que le front ouest est indiqué, sur les cartès de guerre, par une ligne continue qui va de la mer aux Vosges. Cette ligne, au début, était fictive. Les armées en présence se retranchaient sur certains points; elles cômbattaient en rase campagne sur d'autres. Aujourd'hui, au contraire, toute so~utionde continuité a disparu. La (1) Le Petit Parisien, 29 septembre 1916. Biblioter:i Gl'lO 8 a'lC-0

SUR LA LIGNE DE FEU fiction est devenue une réalité. Celui qui entrerait dans les tranchées de première ligne, près de la Grande-Dune de Lombartzyde, pourrait y cheminer, ~ sur un parcours de six cents à sept cents kilomètres, à travers l'argile des Flandres, la craie de la Champagne, le terreau de l'Argonne. Il rencontrerait successivement, dans cet interminable boyau, des Français, des Belges, puis des Français encore, des Anglais avec des Indiens, des Canadiens, des Australiens, et, dans les lignes françaises de nouveau, à côté des poilus de tous les pays de France, des turcos, des spahis, des tirailleurs algériens, des goumiers du Maroc, des noirs du Sénégal. Sauf en de rares endroits, il ne verrait rien que la tranchée même; quand elle n'est pas creusée dans le sol, assez profondément pour abriter ses défenseurs, des parapets, des fascines, des to~neaux ou des sacs de terre s'élèvent plus qu'à hauteur d'homme. Mais, de place en place, les sentinelles ont des périscopes et, parfois, c'est à quinze ou vingt mètres de distance que, dans leurs miroirs, on aperçoit les lignes allemandes. A de tels postes il faut être toujours en éveil : l'ennemi p~ut jeter des grenades, lancer des torpilles aériennes, envoyer une volée de shrapnells sur la première ligne. Ses tireurs envoient des balles, tantôt au hasard, sur des points repérés, tantôt avec une précision redoutable sur tout ce qui bouge : un soldat qui se découvre, un impru8.b 1otera G1'lo B a'lCO

LA BELGIQUE LIBRE dent qui passe derrière l'embrasure d'une mitrailleuse ou d'un fusil. Ce n'est point toujours, au surplus, sur des hommes que l'on tire. L'autre jour, du côté de l'Yser, un officier belge, qu'Alphonse Allais eût aimé, nous disatt : - Le seuf malheur, c'est que nous n'~yons pas de cartouches ... - Pas de cartouches, grand Dieu 1 - Non, pas de cartouches, de cal'touches de chasse pour les vanneaux, les courlis, les hérons qui viennent se poser tout près de nous, dans les inondations. Ailleurs on nous racontait que deux choses trahissaient la présence des Boches terrés et invisibles : le fumet de leur fricot et, de grand matin, les coups de fusil tirés sur les canards sauvages. On eût pu ajouter, en outre, que, parfois, d'une tranchée à l'autre, on se fait signe_et qu'on finit par se connaître. C'est ainsi que, devant Dixmude, on me montra le réduit de M. Fritz. M. Fritz, qui niche près de la minoterie, est un . tireur redoutable. Il avait déjà tué, en cet endroit, plusieurs soldats belges, quand il crut devoir envoyer, dans une hotte à sardines, sa carte de visite; avec quelques annotations supplémentaires, donnant son âge, sa profession, sa résidence. Le personnage, d'ailleurs, est prudent non moins qu'haBib iotecr,1 Gt'lo B a'lco

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