Le Contrat Social - anno X - n. 2 - mar.-apr. 1966

revue historique et critique Jes /aits et Jes iJées - bimestrielle - MARS-AVRIL 1966 B. SOUVARINE .......... . E. DELIMARS ........... . N. ·VALENTINOV ........ . Vol. X, N° 2 Mi-paix, mi-guerre La Tchéka à l'œuvre « Tout est permis» (Il) DÉBATS ET RECHERCHES PIERRE HASSNER ....... . Les industriels comme classe dirigeante SIMONE PÉTREMENT ... . Rousseau et la démocratie t L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE EUGÈNE KAMENKA ..... . La conception soviétique du droit Les déportés polonais en U.R.S.S. T. KATELBACH .......... . QUELQUES LIVRES Comptes rendus par MICHEL COLLINET, JEAN-PAUL DELBÈGUE, HENRI DUSSAT L'OBSERVATOIRE DES DEUX MONDES Toujours le Vietnam - Un comble INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco ..

• Au sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL JUIL.-AOUT 1965 B. Souvarine Vingt ans après Otto Ulc Pilsen, révolte méconnue E. Delimars Lyssenko, ou la fin d'une imposture Casimir Grzybowski Le droit pénal soviétique Yves Lévy Communards et pétroleuses Joseph Frank Conflit de générations Chronique Clio et le stalinisme NOV.-DÉC. 1965 B. Souvarine Mythes et fictions Branko Lazitch Le martyrologe du Comintern B. Souvarine Commentaires sur « le martyrologe» Alexandre Kérenski La franc-maçonnerie en Russie Donald D. Barry L'automobile en U.R.S.S. Simone Pétrement Démocratie et technique Anniversaires De Ialta à Bandoeng Chronique Nobel, tel quel SEPT.-OCT. 1965 B. Souvarine Ni orthodoxie, ni révisionnisme Yves Lévy De Charles X à Charles de GaullB Manès Sperber Indifférence et liberté Léon Emery Les relations germano-soviétiques Hugo Dewar L·affaire Kirov Rudolf Hilferding Capitalismed'Étatou économie totalitaire? F. Raskolnikov Lettre ouverte à Staline N. Valentinov Sur une biographie de Maxime Gorki JANV.-FÉV. 1966 B. Souvarine Ainsi parla Khrouchtchev Manès Sperber Tradition et culture de masse Joseph Frank Dostoïevski et les socialistes Nicholas Gage Albanie, ilot de misère , Valery M. Albert La vie aux champs en U.R.S.S. Yves Lévy L'opinion publique H. D. Stassova Pages de ma vie William Korey La conférence de Zimmerwald Ces numéros sont en vente à l'administration de la revue 199, boulevard Saint-Germain, Paris 7• Le num6ro : 4 F Biblioteca Gino Bianco

kCOMJ?.i] , rnu, l,istori4ut et crililfHt Jes /Ait1 et dtJ iJüs MARS-AVRIL 1966 VOL. X, N° 2 SOMMAIRE Page B. Souvarine . . . . . . . . Ml-PAIX, Ml-GUERRE........ . . . . . . . . . . . 63 E. Delimars. . . . . . . . . . LA TCHÉKA A L'ŒUVRE . . . . . . . . . . . . . . . 66 N. Valentinov........ «TOUT EST PERMIS» (Il).............. 77 Débats et recherches Pierre Hassner . . . . . . . LES INDUSTRIELS COMME CLASSE DIRIGEANTE 85 Simone Pétrement . . . . ROUSSEAU ET LA DÉMOCRATIE... . . . . . 97 L'Expérience communiste Eugène Kamenka . . . . . LA CONCEPTION SOVIÉTIQUE DU DROIT. . 103 . T. Katelbach . . . . . . . . . LES DÉPORTÉS POLONAIS EN U.R.S.S.. . 111 Quelques livres Michel Collinet. . . . . . . MILITANT CHEZ RENAULT, de DANIELMOTHÉ . . . . 118 UNE IMAGE DE LA FAMILLE ET DE LA SOCltTt SOUS LA RESTAURATION, de RAYMOND DENIEL 121 Jean-Paul Delbègue . . CONSCIENCE RELIGIEUSE ET DtMOCRATIE, de MAURICE MONTUCLARD.................... 122 Henri Dussat ....... . LE MAL SLAVE, de GEORGES Sl:DIR 123 L'Observatoire des deux Mondes TOUJOURS LE VIETNAM . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • 125 UN COMBLE................................................. 127 Livres reçus Biblioteca Gino Bianco

DIOGENE Revue Internationale des Sciences Humaines Rédacteur en chef ROGER CAILLOIS N° 54 : Avril-Juin 1966 SOMMAIRE Jean Piaget Biologie et connaissance. Jaroslav Prusek . . . . . . . La zone des steppes au temps des premiers nomades. Paul Bairoch. . . . . . . . . . Originalité et conséquences de la révolution industrielle. Samir Khalaf . ....... : . La crise de croissance des intellectuels arabes. Jean Starobinski. . . . . . . Le concept de nostalgie. Chronique Gilberto Freyre . . . . . . . . Temps, loisir et art : réflexions d'un . . Latina-Américain sur les progrès de l'automation . RtDACTION ET ADMINISTRATION : 6, rue Franklin, Paris 16° (TRO 82-21) Revue trimestrielle paraissant en quatre langues : anglais, arabe, espagnol et français. L'édition française est publiée par la Librairie~Gallimard, • 5, rue Sébastien-Bottin, Paris 78 Les abonnements sont souscrits auprès de cette maison (CCP 169-33, Paris) Prix de vente au numéro : 5,50 F Tarif d'abonnement : France : 20 F ; l:tranger 25,50 F . Biblioteca Gino Bianco

revue l,irtorÎIJUeet criti'lue Je1 fait1 et Jes idée1 Mars-Avril 1966 Vol. X, N° 2 MI-PAIX, MI-GUERRE par B. Souvarine Au LENDEMAIN de la deuxième guerre mondiale, les nations occidentales se mirent en devoir de démobiliser et commencèrent à désarmer, escomptant une ère de paix enfin durable. Les Etats-Unis, en particulier, avaient hâte de rapatrier leurs boys et de remiser leur excédent de navires « dans la naphtaline » (pour citer les expressions courantes à l'époque). Mais les illusions qui inspiraient cette ligne de cop.duite ne tardèrent pas à se dissiper. Au mépris des accords de Ialta et de Potsdam, au-mépris de tous les pactes et traités ultérieurs, Staline annexait de vastes territoires et de nombreuses populations européennes, il entreprenait de vassaliser plusieurs pays circonvoisins et il maintenait sur pied de guerre des forces armées considérables et apparemment menaçantes. Il fallut se rendre à l'évidence : Roosevelt et Churchill s'étaient lourdement trompés en prêtant à Staline des buts de paix et des vues d'avenir analogues aux leurs. Le coup de Prague, en 1948, acheva de détromper les Occidentaux qui avaient misé sur une démocratie soviétique imaginaire, mais accrédita une autre erreur, celle d'un danger de guerre au sens classique du terme. L'alliance atlantique et l'organisation qui en découle ont résulté de cet état des choses et des esprits. Il est normal qu'en présence d'une politique extérieure soviétique aussi évidemment expansive, appuyée sur un formidable déploiement de moyens militaires, les principaux Etats garants des frontières établies se soient Biblioteca Gino Bianco préoccupés de dresser une force de « · dissuasion » en conséquence. Mais cela ne dispensait pas de lire dans le jeu adverse, de discerner les voies et moyens politiques par lesquels Staline et ses acolytes avant-hier, ses successeurs hier et aujourd'hui, s'évertuaient et s'évertuent à conquérir la planète. Jamais les communistes n'ont médité de lancer leurs armées à l'assaut du monde capitaliste, depuis que la « tactique offensive » ne leur a valu que des déboires. Si Staline a conservé, puis renforcé, son énorme appareil militaire, ce n'était pas pour risquer sa peau et l'existence de son régime dans une nouvelle guerre mondiale. Il vivait sur un bagage sommaire d'idées reçues, parmi lesquelles l'inéluctabilité des guerres en attendant le socialisme universel, et il était bien incapable de réviser le dogme hérité de Lénine. Prêtant à autrui sa propre façon de raisonner, il avait supposé que les Anglo-Américains lui régleraient son compte après avoir réglé celui d'Hitler, mais contredit par les faits, il crut que ce n'était que partie remise et qu'en tout état de cause il fallait se tenir prêt à toute éventualité. Subsidiairement, il avait besoin d'arguments concrets à l'appui des pressions et chantages inhérents à sa politique extérieure. On pourrait poursuivre encore plus à fond l'analyse de ses mobiles. Mais s'il était une hypothèse à exclure, c'est bien celle d'une initiative belliqueuse de sa part équivalant au suicide. Seuls des politiciens ignares peuvent douter de cette équivalence.

64 Suicide unilatéral alors que l'Union soviétique ne disposait pas d'armement atomique, suicide réciproque ou collectif depuis que les deux plus puissants Etats ont les moyens de s'entredétruire. Par conséquent, la guerre au sens classique étant hors de question, la paix au sens usuel étant inconcevable avec des communistes qui s'assignent une mission historique de subversion universelle, la coalition défensive atlantique devait faire face à une situation originale, définie dans la formule « ni paix ni guerre >>, . mais dans une acception nouvelle des deux termes. « Ni paix véritable, ni guerre ouverte », telles étaient les perspectives que nous avoi:is tracées dès· 1948 * et que bientôt vingt ans écoulés confirment pour l'essentiel. On peut dire aussi : Mi-paix, mi-guerre. Nous avons toujours eu soin de rappeler que les communistes ne s'embarrassent pas de pacifisme : « dans leur vocabulaire, ce terme figure parmi les pires outrages ». La paix, selon eux, n'est pas la paix selon les ·autres. De même, la guerre. Ce que nous écrivions de Staline vaut également pour les hommes de son école, à savoir qu'il mène « le genre de guerre où il excelle, guerre à froid ou guerre des nerfs, guerre d'intrigue et d'infiltration, de chantage et de corruption, de noyautage et d'intimidation, guerre de sape et de mine qui ébranle la civilisation européenne et que celle-ci s'avère incapable de contrecarrer. Dans cette stratégie de longue haleine, il n'incombe aux troupes en uniforme qu'un rôle auxiliaire, la tâche principale revient à des conquérants en civil et déjà sur place. D'où la conjoncture actuelle qui n'est ni guerre déclarée ni paix réelle » ( 15 juillet 1948). L'état de choses ainsi dépeint a pris le nom de guerre froide auquel Staline a substitué celui de coexistence pacifique, adopté aveuglément en Occident quand Khrouchtchev s'en fit le propagandiste. Dans leur « stratégie de longue haleine », les communistes sont arrivés sinon à leurs fins ultimes, du moins à une étape importante de leurs opérations manœuvrières en se faisant passer pour champions de la paix en général, bien que leur paix ne soit qu'une forme camouflée de leur guerre. La fiction d'une Soviétie pacifique par opposition à une Chine guerrière gagne de plus en plus de milieux bien-pensants * Plus prééisément depuis 1947, quand les plus hautes autorités alliées prévoyaient une guerre voulue par Staline. Nous avons réfuté leur thèse, en public, d'abord dans l'Observater des deux Mondes, articles intitulés "Ni paix, ni guerre" (1er juin 1948), 0 Ni guerre, ni paix" (15 juillet 1948), et " Guerre et Paix " (15 septembre 1948) ; ensuite dans maints écrits parus notamment dans Est et Ouest ainsi que dans le Contrat social. BibliotecaGino Bian.co LE CONTRAT SOCIAL en Europe occidentale et même en Amérique. A preuve le récent discours de l'ex-chancelier K. Adenauer (22 mars) où l'on a pu lire : « Entre l'Inde et le Pakistan, la Russie a servi d'intermédiaire pacifique. C'est la preuve, pour moi, que !'U.R.S.S. est entrée dans les rangs des peuples qui veulent la paix. » Toute la pres~e complaisante au communisme ayant fait· écho largement à ces paroles en l'air, il vaut la peine de montrer que l'exemple unique cité par l'estimable M. Adenauer ne tient pas debout et, donc, ne prouve rien en la matière. L'Inde et le Pakistan reçoivent de l'Union soviétique la majeure partie de leurs armements et l'ont gaspillée de part et d'autre en quelques jours en se livrant à des hostilités suscitées par le conflit du Cachemire. La Chine, par opposition systématique à l'Inde, ~ soutient le Pakistan, mais seulement de la voix et du geste, car elle est bien incapable de pourvoir au remplacement du matériel détruit. Moscou n'a aucun intérêt d'aucune sorte dans l'issue d'une guerre indo-pakistanaise, de quelque côté qu'elle tourne. En tout état de cause, les belligérants solliciteront son aide pour réparer les dommages et reconstituer leur équipement militaire. Il était par conséquent naturel que « la Russie » s'entremette entre les deux camps qui ne demandaient pas mieux, après les . avoir dûment pressentis, et alors que tous les intérêts en jeu concordaient pour conseiller d'arrêter les frais. Il n'y a là pas trace d'une « preuve » que « l'U .R.S.S. est entrée dans les rangs des peuples qui veulent la paix ». Que les peuples proprement dits soient pour la paix, personne n'en doute, mais quant aux gouvernements qui prétendent parler au nom des peuples, c'est une autre histoire, et l'exchancelier allemand devrait le savoir. Comme l'a justement remarqué Churchill, les communistes veulent sans guerr.e les fruits d'une victoire. Ils n'ont rien à gagner, présentement, dans l'affaire du Cachemire. Une théorie à la mode en Occident et d'après laquelle le communisme « a bien changé » depuis la mort de Staline ne résiste pas davantage au moindre examen sérieux. Tout d'abord elle est admise et propagée, abstraction faite des communistes professionnels, par de ci-devant admirateurs bourgeois de Staline qui reportent• leur considération distinguée sur ses successeurs sous prétexte que ceux-ci se différencient de celui-là : il faudrait s'entendre, et expli ci ter ce qu'on juge louable ou blâmable chez l'un ou chez les autres. Staline n'ayant eu nulle inclination au suicide en provoquant

B. SOUVARINE une guerre avec les pays atlantiques, comme. la suite des événements le démontre, on ne voit pas en quoi le communisme « a bien changé » si les successeurs n'y inclinent pas davantage. Sur ce plan, la différenciation s'avère inexistante. Si l'on se réfère à la menace implicite que constituent les forces mobilisées en permanence par l'Union soviétique, « la situation de fait est moins que rassurante », écrit le général Béthouart qui précise, dans le Figaro du 25 mars : « Entre le rideau de fer et l'Oural sont stationnées 130 divisions sur pied de guerre, appuyées par 6.000 avions tactiques et 700 fusées de moyenne portée (IRBM) qui peuvent atteindre n'importe quel point de l'Europe occidentale. » Sous ce rapport non plus, aucun changement réel n'est discernable. Loin de se ranger parmi « les peuples qui veulent la paix », M. Adenauer dixit, l'Union soviétique par la volonté de son gouvernement fournit à des pays et à des peuplades d'Asie et d'Afrique des armes modernes qui servent non à la paix, mais à la guerre. Là où des tueries locales restaient limitées par une technique retardataire, elles prennent et prendront des proportions effrayantes en raison des apports de matériels meurtriers que consentent les grands pays industriels, à commencer par l'Etat pseudo-socialiste qui met à contribution son satellite tchécoslovaque. Le sang coule en abondance et sans cesse au Proche-Orient depuis que Moscou prodigue des armes aux clans et aux cliques arabes. L'Egypt~ envahit le Yémen, intervient en Syrie, menace l'Arabie et harcèle Israël par la seule vertu de ses armements soviétiques. L'Algérie économiquement faible déploie (contre qui ?) un militarisme insolent grâce aux chars et aux avions de même origine. En Ethiopie, en Somalie, en maints pays africains primitifs, Moscou envoie de quoi mettre à feu et à sang de vastes contrées jadis très calmes, comme en Birmanie, au Cambodge et autres pays asiatiques naguère paisibles. Inutile de rappeler comment Cuba est devenue un arsenal au titre de la coexistence pacifique. • La polémique sordide que poursuivent communistes russes et chinois a permis la divulgation d'un document soviétique officiel par Die Welt, de Hambourg, et l'on y trouve l'information suivante : « L'Unioµ soviétique livre à la République démocratique du Vietnam des quantités d'armes importantes et notamment des rampes de fusées, de l'artillerie antiaérienne, des avions, des chars, des dispositifs de protection côtière, des navires de guerre, etc. Dans la seule année 1965, l'Union soviétique BibliotecaGino Bianco 65 a mis à la disposition de la République démocratique du Vietnam des armes et du matériel militaire valant un demi-milliard de roubles. En outre, le Vietnam reçoit une aide pour la formation des aviateurs, des servants de fusées, des conducteurs de chars, des spécialistes en artillerie, entre autres. » On comprend ainsi pourquoi et comment le Nord-Vietnam a pu envahir le Sud et s'y cramponner contre les Américains venus à la rescousse des plus faibles. On comprend moins que les responsables soviétiques de cette guerre atroce soient regardés par Adenauer comme des champions de la . paix. Au cours des vingt dernières années, un « kremlinologue » en vue aux Etats-Unis résumait l'essentiel de ses analyses en ces trois formules successives : « Staline, c'est la guerre » ; puis : « Malenkov, c'est la guerre » ; enfin : « Khrouchtchev, c'est la guerre. » D'autres ont voulu conclure : « Khrouchtchev, c'est la paix », et à présent l'opinion dominante classe Brejnev et Kossyguine parmi les pacifiques. Au vrai, il importerait de définir les notions de paix et de guerre qui ont fini par changer de sens dans l'ère. ouverte par la révolution d'Octobre. Or pour les dirigeants communistes d'aujourd'hui comme pour ceux d'hier, la paix est une forme insidieuse de la conquête, la guerre un moyen exceptionnel de la parachever si les circonstances l'autorisent sans risque majeur pour leur pouvoir. Lénine avait enseigné à ses disciples : « L'histoire nous montre que la paix est une trêve pour la guerre, la guerre un moyen d'obtenir une paix un peu meilleure, ou pire. » C'était dit avant l'utilisation de l'énergie nucléaire en balistique, mais la pensée directrice transposée dans les condi- . ,, . ttons presentes reste en vigueur. Comment en or pur le plomb vil s'est-il changé ? - peut-on s'interroger à propos des communistes en intervertissant les termes du poète. Dans l'ordre de la politique intérieure, les articles de Bertram Wolfe : Constance du despotisme soviétique, et de Robert Conquest : « Libéralisation » du régime soviétique, dans la présente revue (n° 6 de 1962 et n° 3 de 1963), ont montré que les changements d'aspects et de degrés n'affectent pas la nature du régime. Dans 'l'ordre de la politique extérieure, les changements de méthodes n'altèrent en rien la continuité du dessein et la fi)fité du but final. Ne pas le con1prendre, c'est préparer à notre Europe occidentale des lendemains sinistres. B. SouvARINE.

LA TCHÉKA A L'ŒUVRE par E. Delin1ars D EPUIS QUELQUES ANNÉES foisonnent en U.R.S.S., tant dans la presse qu'en librairie, des récits qui glorifient les agents des services secrets, ceux d'aujourd'hui et ceux des temps héroïques du lendemain de la révolution d'Octobre et des premières années du pouvoir soviétique. Les gardesfrontières, les miliciens et les agents de la sûreté criminelle sont eux aussi à l'honneur. La presse destinée aux jeunes accorde une place de choix à toute cette littérature. Parmi ces productions, de valeur et de saveur fort inégales, fruits de la nouvelle « commande sociale » imposée aux écrivains et journalistes, le récit à peine romancé de Lev Nikouline, Lame de fond 1 , mérite d'être présenté au public du monde libre. Né à Jitomir en 1891, Nikouline a débuté dans les lettres dès 1910. Après la révolution d'Octobre, il a travaillé comme spécialiste de la presse dans les services politiques de l'Armée rouge et de la Marine de guerre, mais n'est entré au Parti qu'en 1940. Il a publié en 1950 un roman historique, Les Fils fidèles de la Russie, récit de la campagne de l'armée russe en 1813-14. Cette œuvre reçut le prix Staline en 19 5 2. Citons, parmi ses dernières œuvres, un ouvrage sur le maréchal Toukhatchevski, paru en 1963 après la réhabilitation de cette victime de Staline. Ecrivain doué et rompu à toutes les ficelles du roman historique, Nikouline, depuis longtemps coutumier des « commandes sociales », était tout désigné pour présenter sous un jour 1. Lev Nikouline : Miortvaia Zyb (Lame de fond), Moscou 1965, 360 pp. Ouvrage tiré à 200.000 exemplaires. Titre abrégé : N ik. · BibliotecaGino Bianco flatteur les astucieux tchékistes de jadis. On lui ouvrit les archives de la' Tchéka-Guépéou concernant la célèbre opération désignée sous le nom de « Trust ». Pendant six années, de 1921 à 1927, le Trust avait réussi à se jouer non seulement de l'émigration antibolchévique, mais aussi des services secrets des Etats limitrophes de l'U .R.S.S. et même de ceux de quelques grandes puissances occidentales. Une quarantaine d'années nous séparent déjà du Trust, exemple parfait d'une provocation politique et policière admirablement conçue, organisée et conduite dans les sphères dirigeantes de l'adversaire. Peu de gens se souviennent de ce chef-d'œuvre de l'illusionnisme monté par les provocateurs tchékistes. A partir d'une documentation inédite, Nikouline démonte tous les rouages et expose en détail le déroulement de l'opération. Pour pouvoir apprécier la finesse des procédés tchékistes, il est cependant indispensable de rappeler la situation des forces en présence en 1921-27 .. En U.R.S.S., c'était la fin de la guerre civile, de l'intervention étrangère, du « communisme de guerre ». La paix était signée avec la Pologne. Pour la première fois depuis la révolution d•Octobre, le jeune Etat soviétique n'était pas . ' en guerre et pouvait songer a restaurer son économie. La situatian désastreuse de celle-ci avait contraint Lénine à adopter la nep en mars 1921. Les paysans furent autorisés à vendre au marché l'excédent de leur production. Le commerce privé fut légalisé par le décret du 30 juillet 1921. Les industriels privés furent autorisés à ouvrir de petites entrepris'es. On alla jusqu'à dénationaliser certains ateliers et fabriques pour· les affermer à des particuliers. Et dans tous les services soyiétiques, civils et

E. DEL/MARS militaires, la pénurie de communistes compétents imposa de recruter des spécialistes qualifiés, gens d'ancien régime qui n'avaient rien de commun avec le bolchévisme. Leur collaboration avec les communistes n'était souvent ni sincère ni dévouée, mais il fallait vivre. Les adversaires du régime qui n'avaient pas réussi à gagner l'étranger à la fin de la guerre civile se terraient dans les services officiels et dans les entreprises de la nep. Ils entraient en contact les uns avec les autres, s'efforçaient de correspondre avec l'émigration, et complotaient sabotages et attentats, surtout en palabres d'ailleurs. Les criminels de droit commun fourmillaient dans les villes et les campagnes. La Tchéka, dirigée par Félix Dzerjinski, était sans cesse sur le qui-vive, souvent débordée, et s'efforçait par tous les moyens d'identifier et de mettre hors d'état de nuire tous les éléments hostiles. On fusillait tous les jours. La peine de mort, abolie en 1920, avait été rétablie en 1922. Voyons maintenant les adversaires à l'étranger. Wrangel, replié en Crimée et battu sur l'isthme de Pérékop, fit rassembler les 13 et 14 novembre 1920 dans les ports de la Crimée 126 navires et y embarqua quelque 135.000 personnes, parmi lesquelles 70.000 soldats et officiers. Après une pénible traversée, ils furent débarqués à Constantinople et dans les environs. Wrangel refusait de considérer son armée comme dissoute et ne renonçait pas à l'idée de reprendre la_ lutte contre· les bolchéviks. Cette attitude le mit en conflit avec les Alliés. La France, qui l'avait aidé pendant l'évacuation, refusa de le soutenir plus longtemps et déclara le 17 avril 1921 qu'elle ne reconnaissait plus son armée. Les combattants réfugiés furent installés dans les camps militaires de la presqu'île de Gallipoli et dans l'île de Lemnos, d'où plus tard ils seront transportés en Bulgarie et en Yougoslavie 2 • Outre ces épaves des armées blanches, une très nombreuse émigration, composée des représentants des classes privées de leurs droits civiques par les bolchéviks, se trouvait à l'étranger. Depuis 1917, à chaque occasion propice, propriétaires terriens, industriels et banquiers, savants, écrivains, hommes politiques, journalistes, avocats, artistes, acteurs, musiciens et non-prolétaires de tout poil quittent la Russie par les voies les plus variées. Aucun dénombrement exact n'existe pour les années 1921-27, 2. P. Milioukov, Ch. Seignobos et L. Elsenmann : lllatoire de Rua,ie, Paris 1933, t. III, p. 1313. BibliotecaGino Bianco 67 mais les calculs les plus sérieux indiquent un effectif de près d'un million d'émigrés. En 1932, la Commission spéciale pour les réfugiés de la Société des Nations évaluait leur nombre à 844.000 âmes environ : soit 400.000 en France, 150.000 dans les pays slaves, 120.000 dans les pays limitrophes de !'U.R.S.S. et le reste en Chine et en Mandchourie 3 • A l'exception de sa fraction militaire, qui s'efforça de maintenir aussi longtemps que possible sa cohésion, une discioline volontairement ... acceptée et la subordination à ses anciens chefs, l'émigration devint très rapidement un champ clos où s'affrontaient les rescapés de divers partis politiques. L'éventail de ces partis était vaste et leur activité très inégale. La haine du bolchévisme et la conviction que le régime soviétique ne tarderait point à être renversé par un soulèvement populaire aidé par les forces des émigrés, étaient les seuls points communs des différents credo politiques. Incapables d'agir sur le sol même de leur patrie, les émigrés s'épuisaient dans des luttes intestines, chacun prétendant à la direction du combat et voulant réunir autour de soi le plus grand nombre possible d'adhérents. Les « aurochs » monarchistes, légitimistes inconditionnels, fossiles organiquement incapables de comprendre la situation politique, avaient formé à Berlin un « Conseil monarchiste suprême », où les anciens dirigeants des fameuses « centuries noires » de l'Union du peuple russe, continuaient de brandir leur slogan traditionnel : « Assomme les Juifs et sauve la Russie », tout en cherchant vainement parmi les quelques Romanov rescapés un candidat présentable au trône vacant. La masse des anciens militaires des armées blanches rêvait, tout comme l'extrême droite, du rétablissement rapide de la monarchie. Son candidat au trône était le grand-duc Nicolas, ex-commandant en chef des forces russes pendant la majeure partie de la première guerre mondiale. Chacun des deux grands chefs de cette masse militaire, le général Wrangel et le général Koutiépov, comptait sur la prétendue popularité du grand-duc en Russie pour y installer leur propre pouvoir. Les jeunes officiers ne rêvaient que soulèvements, attentats et sabotages, tout en conduisant leur taxi ou en travaillant chez Renault. Les services de renseignements de tous les jeunes Etats limitrophes de !'U.R.S.S. (Pologne, Estonie, Lettonie, Finlande et Roumanie) utilisaient souvent leurs bonnes volontés pour les expédier 3. Ibid., pp. 1313-14 . ..

.... 68 comme espions ou saboteurs en Russie, fréquemment avec le concours de l'intelligence Service. Il n'y a pas lieu de parler ici d'émigrés à tendances démocratiques, constitutionnels-démocrates ou social-démocrates menchéviks, qui se bornaient au combat idéologique et à la propagande antibolchévique à l'étranger, sans aucun danger immédiat pour le Kremlin. En revanche, Boris Savinkov, le fameux ter- . roriste de l'Organisation de combat du parti socialiste-révolutionnaire, s'agitait beaucoup dans les milieux polonais, français et britanniques. Réfugié à Paris après que la Tchéka eut écrasé les insurrections organisées en 191819 à Iaroslav!, Rybinsk et Mourmansk par son « Union pour la défense de la patrie et de la liberté », il parvenait encore, grâce au concours des services secrets polonais et britanniques, à envoyer ses terroristes en Biélorussie et même plus loin. D'autres émissaires, officiers blancs, travaillaient pour le compte de divers généraux émigrés, pénétraient par la frontière turque jusqu'au Caucase du Nord et fomentaient des troubles chez les cosaques du Térek et du Kouban. CETTE SITUATION complexe dans le camp de ses ennemis tant à l'intérieur du pays qu'à l'étranger présentait des dangers multiples pour le Kremlin. Selon Dzerjinski, chef de la Tchéka, il était indispensable de « prendre des mesures efficaces pour défendre le pays, pour le préserver de ses ennemis jurés - l~s interventionnistes étrangers, les contrerévolutionnaires, terroristes et espions ( ...). Il fallait découvrir les filières dont les monarchistes se servaient pour leurs contacts avec l'étrang~r ( ...), il fallait parvenir à contrôler toute l'activité de ces ennemis acharnés de la patrie » (p. 64). Le meilleur moyen était la classique méthode de provocation qui consiste à introduire chez l'ennemi un ou plusieurs agents, à la fois espions et provocateurs, capables de s'emparer en tout ou en partie de la direction des organisations adverses. La fameuse Okhrana, police politique secrète du tsar, avait en son temps mis parfaitement au point cette méthode de lutte contre les révolutionnaires. Rappelons qu'elle avait tenté de mettre la main sur le mouvement naissant du prolétariat industriel grâce aux « organisations d'entraide » créées en 1901-1903 sur l'initiative du colonel S.V. Zoubatov, chef de BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL l'Okhrana de Moscou. Ces organisations, subventionnées sous main par la police, devaient faire accroire aux travailleurs que le tsar était de leur côté, contre leurs exploiteurs, et qu'il était de leur propre intérêt d'abandonner l'activité révolutionnaire prêchée par les socialistes et d'attendre les réformes qui allaient être promulguées par le souverain. Zoubatov, ayant échoué, fut révoqué en 1903. Cet échec persuada la police tsariste que le mouvement révolutionnaire·, de plus en plus menaçant, ne pouvait être étouffé que dans le sang. Un autre agent de l'Okhrana, le pope Gapone, curé d'une paroisse des quartiers ouvriers de Saint-Pétersbourg, fut chargé de former des organisations ouvrières à l'instar de celles de Zoubatov. Grâce aux fonds fournis par la police, au prestige qui lui conférait sa qualité de prêtre, et à son éloquence, il per- ~ suada les travailleurs d'aller présenter à leur « petit père le tsar », bien disposé à leur égard, une pétition exposant leurs doléances. Les travailleurs des divers quartiers devaient se rendre en cortèges pacifiques, avec icônes, bannières d'église et portraits du souverain, en chantant des cantiques et l'hymne national : « Que Dieu protège le tsar », sur la place du Palais d'Hiver, se mettre à genoux et présenter très respectueusement leur supplique. Pendant les quelques jours nécessaires à la préparation de cette paisible manifestation, l'Okhrana et le ministère de l'Intérieur s'empressèrent de renforcer la garnison de la capitale. Près de 140.000 personnes, hommes, femmes et enfants, descendirent dans la rue dans la matinée du 9 janvier 1905. Leurs pieux cortèges furent soudain mitraillés par la troupe, sabrés et piétinés par la cavalerie, notamment sur la place du Palais d'Hiver, d'où le tsar était absent ce jour-là. Les manifestants qui s'enfuyaient étaient sauvagement poursuivis par les cosaques et les gendarmes à cheval. On déno~bra près de mille ·morts et plus de deux mille blessés. Ce « dimanche sanglant » indigna toute la population de l'Empire. Au lieu d'étouffer le mouvement de revendication, il déclencha la révolution de 1905. Mais la meilleure leçon léguée par l'Okhrana à son émule communiste, la Tchéka, fut certainement la célèbre affaire Azev. Evno Azev était entré au service de la police tsariste en 1893, à l'âge de 24 ans. Chargé de renseigner ses chefs sur les révolutionnaires russes réfugiés en Allemagne, il fit ses études d'ingénieur à l'Institut polytechnique de Karlsruhe. En 1899, il adhéra à l'Union des

E. DEL/MARS socialistes-révolutionnaires à l'étranger, et, en collaboration avec G. A. Guerchouni, fusionna cette Union avec deux autres unions similaires, celle du Nord et celle du Sud, implantées en territoire russe. De là naquit le parti socialiste-révolutionnaire qui par la suite commit de nombreux attentats contre des personnalités du gouvernement et de l'administration tsaristes. Azev avait plus ou moins directement participé aux premiers attentats perpétrés par le groupe terroriste formé par Guerchouni. Ce groupe, baptisé plus tard « Organisation de combat du parti socialiste-révolutionnaire », ne comprenait à ses débuts qu'une poignée de combattants prêts à sacrifier leur vie. Il était très actif : le 14 février 1901, assassinat de Bogolépov, ministre de !'Instruction publique ; le 2 mars 1902, assassinat de Sipiaguine, ministre de l'Intérieur ; cette même année, attentat contre le prince Obolenski ; le 6 mai 1906, assassinat du général N. M. Bogdanovitch, gouverneur d'Oufa, etc. Azev se gardait bien de prévenir la police en temps utile de tous ces complots. D'accord avec l'Okhrana, il se consacrait à gagner la confiance du Comité central de son parti, se bornant à dénoncer des socialistes-révolutionnaires qui ne faisaient pas partie de l'Organisation de combat. C'est ainsi qu'il livra à la police le congrès clandestin du parti réuni en 1901 à Kharkov. Le 13 mai 1903, la police réussit à capturer Guerchouni. Azev, sous le pseudonyme d'Ivan Ivanovitch, devint le chef de l'Organisation de combat. Il menait un double jeu très subtil, astucieux. à la fois à l'égard de l'Okhrana et du parti. Il savait admirablement exploiter les intrigues et les rivalités entre les divers chefs de la police et le ministre de l'Intérieur. Ce qui lui permit de préparer sans encombre un attentat contre Plehve, ministre de l'Intérieur, détesté par ses subordonnés. Le 15 juillet 1904, Plehve fut déchiqueté par une bombe lancée par S. E. Sazonov. Cet exploit accrut énormément l'autorité et le prestige d' Azev dans son parti. Trois nouveaux attentats furent préparés : contre le général Trépov, alors chef de la police de Moscou, contre le grand-duc Serge Alexandrovitch, général-gouverneur de cette même ville, et contre Kleihels, général-gouverneur de Kiev. Seul, le grand-duc Serge fut tué en février 1905 par la bombe de I. Kaliaev, Azev ayant adroitement saboté les deux autres attentats. En 1906, Azev fit avorter les attentats contre Dournovo, ministre de l'Intérieur, contre l'amiral Doubassov, qui avait réprimé sans merci la révolution de Biblioteca Gino Bianco , 69 1905, a1ns1 que contre Stolypine, successeur de Dournovo au ministère de l'Intérieur. Le développement de petites organisations terroristes locales, de plus en plus nombreuses, qui échappaient à l'emprise d'Azev, les échecs répétés d'attentats organisés par lui, sapèrent peu à peu son autorité. De plus, les meilleurs terroristes disparaissaient l'un après l'autre, victimes de leurs propres engins, des gibets ou des bagnes tsaristes. En même temps, l'activité provocatrice de l'Okhrana était entrelacée si étroitement avec l'activité terroriste réelle du parti socialiste-révolutionnaire qu'il était souvent impossible de discerner où finissait l'une et où commençait l'autre. Par ordre du parti, plusieurs révolutionnaires servaient même dans l'Okhrana. Tout cela permit à Bourtsev, publiciste libéral émigré, de dévoiler dans son journal en 1908 le véritable rôle d'Azev. Ce qui mit fin à la carrière de ce maître provocateur. Réfugié à Berlin et nanti, par les soins de l'ambassade de Russie, d'un faux passeport au nom de Neumeyer, Azev échappa à la vindicte des révolutionnaires. Il mourut tranquillement à l'hôpital, en 1918. Bourtsev avait également réussi à prouver, en 1909, que Arcady Harting, depuis 1905 chef de tous les émissaires de l'Okhrana en Europe, installé à Paris, n'était autre que Abram Heckelman, alias Landeisen, qui était entré au service de la police tsariste alors qu'il faisait ses études à Saint-Pétersbourg. Soupçonné par ses camarades, il s'installa à Dorpat, où en 1885 il livra à la police u_ne imprimerie clandestine de la « Volonté du peuple ». Par la suite, il émigra et s'installa à Paris sous le nom de Landeisen. Là, il gagna l'amitié d'un vieux membre de ce parti, Alexis Bach, spécialiste de chimie appliquée et collaborateur de Paul Schutzenberger, professeur au Collège de France. Par ordre de Ratchkovski, son chef direct à l'Okhrana, Landeisen, mettant à profit les connaissances de Bach, forma un groupe d'émigrés russes et monta un atelier clandestin de fabrication de bombes, prétendument destinées à un attentat contre le tsar Alexandre III. Cette entreprise de provocation se termina par un procès sensationnel à Paris. Landeisen, qui s'était mis à l'abri en Belgique, fut condamné par contumace à cinq années de prison. Plus tard, Harting fut chargé de la protection de la famille impériale pendant ses voyages en Europe. De 1900 à 190 5, il commanda tous les agents russes de renseignements politiques à Berlin et revint à Paris en 1905. Après les révélations de Bourtsev, Harting dut

70 de nouveau quitter Paris, mais pendant la première guerre mondiale on le retrouve dans les services russes de contre-espionnage en France 4 • ,,*.,,. LA TcHÉKAn'ignorait certes pas les exploits de Harting et consorts. Malheureusement pour elle, former un agent provocateur par les méthodes éprouvées de l'Okhrana nécessitait un travail de longue haleine. Il avait fallu plus de six années à Azev pour devenir efficace. Or, en 1921, il était urgent de neutraliser les entreprises monarchistes. Savinkov et ses socialistesrévolutionnaires étaient pratiquement réduits à l'impuissance depuis leurs échecs de 1918-19. Seuls, les Blancs de Wrangel, de Koutiépov et autres, réfugiés à l'étranger, et leurs anciens compagnons d'armes, camouflés dans le pays même, présentaient un réel danger. Il fallait donc recourir à une méthode plus expéditive : capturer en U.R.S.S. un membre important d'une conspiration monarchiste clandestine, déjà surveillée par la Tchéka, et lui donner à choisit entre une balle dans la nuque et une collaboration sincère avec la police. Le procédé avait certes été pratiqué en son temps par l'Okhrana, mais avec fort peu de succès. Il était très difficile, sauf rares exceptions, d'amener les révolutionnaires éprouvés de naguère à retourner leur veste. Ces hommes préféraient le bagne, la forteresse ou la potence, plutôt que de trahir leur idéal. En 1921, les conditians étaient fort différentes. Les conspirateurs blancs, ex-officiers, anciens fonctionnaires, anciens propriétaires terriens, ci-devant de tout acabit, membres de l'ancienne intelligentsia plus ou moins libérale, n'avaient aucune expérience du travail clandestin ni aucun idéal véritable, sinon leur haine commune des bolchéviks. Ils n'étaient nullement préparés à résister aux lavages de cerveau et aux tortures morales savamment distillées par la Tchéka. Depuis un certain temps, la Tchéka surveillait une certaine « Organisation monarchiste de Russie centrale », désignée en abrégé par ses initiales en langue russe : la M.O.Tz.R. La Tchéka avait déjà réussi à introduire un homme à elle dans une cellule de ladite organisation. Voici comment Nikouline décrit, d'après les archives de la police mises à sa disposition,_ les desseins de celle-ci à l'égard de la M.O.Tz.R. Au printemps de 1922, Dzerjinski réunit ses 4. Toutes ces données figurent dans la 1re éd, de la Grande Encyclopédie Soviétique. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL principaux collaborateurs spécialisés dans les affaires concernant les Blancs, Artouzov, Pillar 5 , Kossinov et Starov, et leur tint ce langage : - Une organisation contre-révolutionnaire, assez nombreuse et très bien camouflée, la M.O.Tz.R., travaille dans le pays. Son centre est à Moscou et elle possède des antennes à Pétrograd, Nijni-Novgorod, Kiev, Rostov-sur-le-Don, ainsi qu'au Caucase du Nord. Il est également certain qu'il existe d'autres organisations et groupements que nous ne connaissons pas encore. "La M.O.Tz.R. a établi un contact direct avec les centres dirigeants de l'émigration blanche à l'étranger et prépare avec leur appui un soulèvement contre le pouvoir soviétique. Le Guépéou doit pénétrer les desseins de l'ennemi afin de leur porter, au moment voulu, un coup écrasant. Le Comité central du Parti, auquel j'ai soumis notre documentation concernant la M.O.Tz.R., nous propose de ne pas arrêter tous les membres que nous connaissons déjà. Le Guépéou doit sans cesse surveiller l'activité de la M.O.Tz.R., afin de préciser son importance, sa structure, ses dirigeants idéologiques et pratiques, sa composition, son programme, ses buts, sa tactique ~ et ses moyens de liaison avec l'étranger. Il faut analyser le danger de cette organisation pour la République soviétique, intercepter les filières de contact avec les centres d'émigrés à l'étranger. Il faut parvenir à transformer la M.O.Tz.R. en un « hublot » à travers lequel le Guépéou pourrait avoir une notion exacte des projets tramés par l'émigration blanche (pp. 18-19). Dzerjinski indiqua alors la marche à suivre : - Il nous faut trouver un homme capable d'aider les tchékistes à s'introduire dans le noyau même de l'organisation monarchiste. Un homme qui jouisse de la confiance de ces messieurs, qui soit connu d'eux comme un monarchiste convaincu et qui puisse devenir un dirigeant de la M.O.Tz.R., tout en travaillant pour le pouvoir soviétique. Récemment, nous avons arrêté un certain Alexandre Alexandrovitch Iakouchev. C'est un spécialiste éminent de l'économie fluviale, qui a occupé avant la révolution une situation importante. Nous mons établi qu'il est non seulement hostile au pouvoir soviétique, mais qu'il est un des dirigeants de la M.O.Tz.R. L'instruction de son cas est entre les mains du camarade Artouzov et de sa section. Iakouchev est entré à notre service après une longue activité de saboteur. Il est clair qu'il n'avait commencé à travailler qu'à seule fin de camoufler son activité contre-révolutionnaire (...). Pourtant, nous avons établi que, malgré ses convictions monarchistes, il répudie les méthodes de lutte inhumaines proposées par ses compagnons. Il rejette l'intervention étrangère et déclare « placer au-dessus de tout les intérêts de la Russie ». De ce fait, il condamne le terrorisme et l'espionnage au profit de !'Entente. En même temps, il refuse catégoriquement de nous faire une confession sincère et de nous donner un seul nom. Nous ne devons pas perdre l'espoir de le faire changer d'avis, de le gagner au pouvoir soviétique (...). Pour cela, tenons secrète son arrestation. Il a été ~rêté dès son retour d'une mission à l'étranger, juste au moment de partir pour une autre 5. En réalité, le baron balte Pillar von Pilchau, rallié aux communistes. Cf. Tchéka. Données et documents recueillis par le Bureau central du parti socialiste-révolutionnaire russe, Paris 1922, p. 137.

E. DEL/MARS mission à Irkoutsk. Son arrestation reste ignorée tant à Moscou qu'à l'étranger. lakouchev peut devenir la clé qui nous ouvrira, à nous tchékistes, l'accès à la M.O.Tz.R. Bien entendu, cela dépend de Iakouchev lui-même. Il lui fa11t déclarer une guerre secrète, une guerre à mort à ses compagnons (pp. 19-20). Mais une trahison de cette sorte demande naturellement à être parée de couleurs idylliques. Un agent provocateur soviétique se doit d'être entouré d'une auréole humanitaire et héroïque. Nikouline fait dire à Dzerjinski : - Iakouchev doit en même temps nous aider à libérer de l'emprise de nos ennemis les hommes hésitants, entrés par hasard dans la M.O.Tz.R. Ni Iakouchev ni les tchékistes qui réussiront à pénétrer dans cette organisation ne doivent en aucun cas prendre part aux actes contre-révolutionnaires (...). Mais en même temps, ils doivent donner l'impression d'être des monarchistes confirmés. Pareil travail exige de l'intelligence, de la maîtrise de soi, de l'audace et de l'ingéniosité. En se camouflant adroitement, il faut pénétrer très profondément dans le camp des ennemis, attiser leur méfiance réciproque, fomenter parmi eux des soupçons mutuels, provoquer des discussions et altercations. Nous savons ce qui se passe à l'étranger : disputes incessantes, querelles acerbes entre les. émigrés blancs. Il faut leur fournir astucieusement le plus de matières combustibles à cet effet, susciter la haine entre eux (p. 20). Le chef du Guépéou, « l'homme au cœur d'or » qui « restait profondément humain en signant les condamnations à mort des ennemis qui n'avaient pas déposé les armes » (p. 285), . . . , termma ams1 son expose : - Le travail que nous accomplissons est indispensable au prolétariat. Tout en exterminant le mal, nous devons toujours songer au temps futur où le mal n'existera plus sur terre. Shakespeare a dit dans Hamlet : « Pour être bon, je dois être cruel » (p. 21). De tout temps, les inquisiteurs n'ont jamais tenu d'autre langage. Dans son livre, Nikouline exalte les belles qualités de Félix Dzerjinski, son amour de l'homme, sa capacité infaillible de distinguer la vérité du mensonge, la sincérité de l'hypocrisie. Si Dzerjinski décelait la tromperie dans le dossier d'un accusé dont il devait trancher le sort, il était sans merci. Nikouline offre ainsi aux Soviétiques une figure idéalisée conforme à l'éloge funèbre rédigé par le Comité central du Parti au lendemain du décès de Dzerjinski survenu le 20 juillet 1926 : Dzerjinski était la terreur de la bourgeoisie, le paladin fidèle du prolétariat, le constructeur inlassable de notre industrie, un travailleur infatigable et un combattant intrépide ... (pp. 284-85.) LE CHOIX d'Alexandre Iakouchev pour le rôle principal dans cette subtile machination tchékiste fut particulièrement heureux. De petite noblesse provinciale et sans Biblioteca Gino Bianco 71 fortune, Iakouchev avait pourtant fait ses études secondaires au très aristocratique lycée impérial Alexandre, à Tsarskoïé-Sélo. Après avoir obtenu son diplôme, Iakouchev y était demeuré pendant trois ans en qualité de surveillant d'études. Ce poste modeste lui avait permis de se faire de nombreuses relations parmi les parents d'élèves, souvent très haut placés dans la hiérarchie administrative. Intelligent, doué d'entregent, il était entré ensuite au ministère des Voies et Communications où il avait gravi rapidement les échelons. En 1917, il était directeur du service de l'exploitation à la Direction des voies fluviales, avec le titre de conseiller effectif d'Etat, ce qui lui valait un traitement fort convenable, un appartement officiel et le droit au titre d'Excellence, son grade équivalant à celui de général de brigade. La révolution d'Octobre balaya tout cela. Comme tant d'autres ci-devant, Iakouchev fut pris de rage : De quel droit lui avait-on supprimé sa situation mondaine, son avenir brillant, son grade de général, son appartement de service si commode, brisé une carrière qu'il avait mis des dizaines d'années à édifier, détruit le régime auquel toute sa vie était attachée ? (p. 11). En 1919, le pouvoir soviétique paraissait vivre ses derniers jours. Le général Ioudénitch avançait vers Pétrograd, le général Miller vers Vologda, Koursk et Orel étaient aux mains du général Koutiépov. Iakouchev entra dans une organisation clandestine qui préparait un soulèvement contre les bolchéviks. Mais la Tchéka démantela l'organisation. Craignant d'être arrêté, Iakouchev partit s'installer à Moscou, où il était moins connu. Il y vivait dans ]'oisiveté, en vendant son argenterie. Un jour, il rencontra par hasard le général Potapov qu'il avait bien connu avant la révolution. Celui-ci s'était rallié aux bolchéviks dès novembre 1917 et travaillait à l'état-major de l'Armée rouge. Il s'étonna que Iakouchev, avec ses connaissances et ses aptitudes, n'ait pas d'emploi. Quelques jours plus tard, un jeune homme en veste de cuir 6 vint inviter Iakouchev à rendre visite à un personnage haut placé. Iakouchev n'y alla pas, mais une semaine plus tard, deux autres « vestes de cuir » vinrent le chercher et l'emmenèrent en automobile : « J'ai été reçu fort aimablement. On m'a dit que mes états de services, mes connaissances et mes aptitudes d'organisateur, qui sous le tsar ne pouvaient être suffisamment mises en valeur, étaient bien connus. On m'a affirmé que mes convictions de « nationaliste russe » étaient également bien connues et que je ne 6. Tenue des tchékistes à l'époque.

72 pouvais rester indifférent au sort de l'économie et de l'industrie du pays. A la fin de l'entretien, j'avais accepté de travailler avec les bolchéviks. J'ai obtenu une bonne situation. J'ai été reçu par nombre de personnalités en vue du Conseil supérieur de l'économie nationale. Krassine et Kerjentsev me connaissent bien. En apparence, tout allait bien pour moi. Je rédigeais des exposés et projets concernant l'économie fluviale, tout en ne croyant pas à la possibilité de les réaliser. Au début de novembre 1921, je fus envoyé en mission en Suède et, dès mon retour à Moscou, arrêté le 22 novembre 7 • » Au début de sa détention, Iakouchev croyait que la Tchéka ignorait tout de son activité dans la M.O.Tz.R. Il conservait donc une certaine arrogance devant le juge d'instruction, Artouzov, qui le surprenait quelque peu par ses bonnes manières. Suivant la méthode tchékiste habituelle, Artouzov lui remettait à la fin de chaque interrogatoire plusieurs feuilles de papier et un crayon, en l'invitant à rédiger, à tête reposée dans sa cellule, une confession complète et sincère de tous ses faits et gestes. La dernière déposition faite par Iakouchev dans cette phase préliminaire se terminait ainsi : << Mes convictions n'ont pas changé: je demeure un nationaliste russe et un monarchiste (...). Vous m'avez demandé quelle est aujourd'hui mon attitude envers le gouvernement soviétique. Je ne méconnais point les efforts de bolchéviks pour restaurer ce qui était détruit, mais l'ordre véritable ne sera rétabli que par le maître couronné de la terre russe. Je termine ici ma déposition. Je ne nommerai personne, mais j'ai tout avoué sans rien cacher de mon activité contre-révolutionnaire » (p. 13). Les ·interrogatoires étant assez espacés, Iakouchev avait le loisir de « réfléchir sur sa vie passée en absorbant sa soupe et en pêchant dans sa gamelle les grains de millet et quelques rares bribes de nature indéterminée qui nageaient dans l'eau trouble ». A la fin de chaque interrogatoire, Artouzov s'arrangeait pour semer .l'inquiétude dans l't;:sprit de lakouchev par quelques questions en apparence anodines, mais insidieuses. On ne l'interrogeait point sur son activité à l'étranger, ce qui ne faisait que le troubler davantage. Souvent, la nuit, il se réveillait en sursaut, couvert de sueur froide à la pensée que la Tchéka avait pu découvrir son appartenance au Conseil politique de la M.O. Tz.R. D'un interrogatoire à l'autre, Iakouchev perdai~ de plus en plus la maîtrise de lui-même. Après cette mise en condition psychologique, la Tchéka abattit son jeu. Artouzov prouva à Iakouchev que la visite de ce dernier à Reval, chez un certain Artamonov, ex-officier, était 7. Extrait de la première déposition de Iakoucbev, in Nik, pp. 10-13. Bi.bliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL connue de son service. A l'interrogatoire assistait un autre tchékiste, PiUar. Silencieux au début de l'entretien, celui-ci feignait de relire une longue lettre. Il coupa net Iakouchev, lequel affirmait qu'il était allé chez Artamonov à seule fin de lui remettre une lettre personnelle à lui confiée par une parente moscovite du destinataire : - Ecoutez attentivement, Iakouchev. Cela vous concerne. Je lis dans cette lettre : ·« lakouchev est un spets 8 important. Intelligent, connaît tout et tous. Il partage nos idées. C'est justement l'homme dont nous avons besoin. Selon son avis, qu'il affirme être celui des meilleurs hommes de la Russie, le régime bolchévique conduit à l'anarchie, et ensuite, sans étapes intermédiaires, au tsar. On peut s'attendre qu'il s'effondre dans trois ou quatre mois. Après la chute des bolchéviks, les spets prendront le pouv.oir. Le gouvernement sera constitué par ceux qui sont en Russie et non par les émigrés. Iakouchev affirme que dans le pays existe et agit une organisation contre-révolutionnaire. Il a une très mauvaise opinion des émigrés. ~ Selon lui, ils seront plus tard bienvenus en Russie, mais il est impossible d'importer un gouvernement de l'étranger. Les émigrés ne connaissent pas la Russie. Ils ont besoin de se réacclimater dans le pays. C'est l'organisation monarchiste de Moscou qui doit donner des directives aux organisations en Occident, et non l'inverse. Iakouchev affirme que les actes terroristes sont inutiles.· Il faut que les émigrés rentrent légalement en Russie le plus nombreux possible. Les officiers et ceux qui se sont mêlés de politique devront différer leur retour. L'intervention des étrangers et des volontaires blancs n'est pas désirable. Elle ne rencontrera aucune sympathie (...). Iakouchev nous propose d'établir un contact réel entre nous et les Moscovites. Il ne cite pas de noms, mais laisse entendre qu'il s'agit de gens jouissant de prestige dans le pays et à l'étranger. » Iakouchev, pétrifié, écoutait cette lecture qui sonnait sa propre condamnation à mort : - Voici ce que vous avez discuté avec Artamonov. Connaissez-vous Chtchelgatchev? - Oui, répondit tout bas Iakouchev, il a servi chez Wrangel dans le service de renseignements. - A-t-il assisté à votre entretien avec Artamonov? Iakouchev n'eut que la force d'opiner du chef. Puis, dans un sursaut d'énergie, il s'écria : - Oui, tout cela est exact, Mais comment avez-vous pu apprendre tous ces détails? Ni Artamonov ni Chtchelgatchev ne pouvaient me trahir. Ils nourrissent une haine féroce contre vous. Qui a fait cela? J'ai tout avoué, vous pouvez maintenant me le dire. Pillar répondit : - Pourtant c'est bien Artamonov, votre ancien élève. Et il montra à Iakouchev l'en-tête de la lettre : « Cher Cyrille », la signature : « Ton ·· Iouri » et l'enveloppe avec l'adresse : « Prince C. Chirinski-Chikhmatov, Kurfürstendamm, 16, Berlin. Expéditeur : Iou. A. Artamonov, Reval, Estonie. » , Le choc de cette révélation fut tel que Iakouchev perdit connaissance et s'affala sur la table. 8. Terme servant à désigner un spécialiste non communiste entré au service 'des bolchéviks.

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