Le Contrat Social - anno X - n. 2 - mar.-apr. 1966

76 « Aujourd'hui, je me suis définitivement rendu compte qu'il m'est impossible de rester entre les deux camps. Je suis prêt à lutter à vos côtés, prêt à combattre jusqu'à la mort contre les ennemis du peuple soviétique, et je vous prie de m'accorder votre confiance. Bien entendu, j'irai à la séance habituelle du conseil politique de la M.O.Tz.R. et à la réunion de la septaine. Dorénavant, vous serez exactement informés de tout ce qui s'y passe. J'espère avoir suffisamment de forces pour jouer le rôle de l'ancien Iakouchev. Si je n'allais pas à la conférence du conseil politique et n'assistais pas à la réunion de la septaine de Staunitz, on me soupçonnerait de vouloir quitter la M.O.Tz.R. Je connais trop de choses pour qu'ils me laissent en vie. Je pourrais agir autrement, leur lancer un défi, déclarer que leur programme politique est irréalisable et que leurs projets sanguinaires sont répugnants. Alors, je n'en sortirais pas vivant. Ce serait une espèce de suicide. Le plus rationnel et le plus honnête, c'est se ranger résolument du côté de la révolution, devenir un collaborateur fidèle du Guépéou dans sa lutte contre les ennemis effrénés de la Russie nouvelle, tout en gardant le masque de l'ancien lakouchev, l'un des dirigeants de la M.O.Tz.R. C'est cette voie que je choisis. » A minuit, Dzerjinski réunit dans son bureau ses collaborateurs, Artouzov, Pillar, Kossinov et Starov, ainsi que Iakouchev. Après leur avoir lu la déclaration de ce dernier, il lui dit : - Les camarades vous accordent entièrement leur confiance, Alexandre Alexandrovitch. Votre lettre est confirmée par les faits. La description de tous ces personnages, faite dans votre déposition, concorde avec nos renseignements. Vous les avez bien inventoriés : gros propriétaires terriens, barons baltes dans le genre de Nolde et d'Osten-Sacken, membres des « centuries noires » de l'Union de Michel l'Archange, ex-sénateurs, ex-dignitaires de la cour,- capitaines de cavalerie de la Garde. J'attire votre attention sur le fait que dans l'état-major de la M.O.Tz.R. il n'y a pas pour .le moment de militaires compétents. Vous devez discuter cette lacune au conseil politique. A quelle fin ? Je vous le dirai plus tard. Il ne faut pas croire que tous les monarchistes ne sont que des crétins à tête dure. Il y a parmi eux des hommes très dangereux, rusés et pleins de haine, tel ce Staunitz. Pour l'instant, votre but est ·d'éliminer de l'organisation les ennemis les plus actifs, les plus dangereux. Tâchez de les compromettre adroitement : en tant que dirigeant honnête et intrépide de la M.O.Tz.R., vous voulez sauvegarder la pureté du mouvement blanc et, sous un prétexte plausible, vous imposez l'exclusion des aventuriers et des gredins. Vous nous tiendrez au courant de· toutes les entreprises de votre organisation, vous la surveillerez de près et nous préviendrez de chaque menace telle que les préparatifs d'un attentat ou d'un sabotage. II faut aussi aider ceux qui doutent et qui hésitent. Ils doivent quitter les monarchistes. Mais votre mission principale est d'éliminer de la direction de la M.O.Tz.R. les individus dangereux et d'y faire entrer des hommes à nous. De plus, il faut donner un nom conventionnel à cette organisation. C'est indispensable pour ses liaisons avec les organisations des émigrés. En apparence, cette appellation servira de bouclier, tandis que pour nous elle désignera l'ensemble de l'opération. Je propose de BibliotecaGino Bianco , l LE CONTRAT SOCIAL la nommer le Trust. Ce titre est à l'unisson de l'époque et sonne très innocemment. Faites adopter ce nouveau nom par le conseil politique et annoncez-le à tous vos « amis » à l'étranger. Je répète que l'essentiel, c'est de faire entrer des hommes à nous dans l'organisation contre-révolutionnaire, la transformer en notre propre Trust. Il est également indispensable de la préserver de l'influence néfaste des contre-révolutionnaires émigrés. On peut y arriver en prétextant la nécessité absolue pour elle d'avoir une politique autonome {pp. 72-74). Au cours de cette réunion, Artouzov exprima le désir de voir Iakouchev prendre en main tous les contacts de la M.O.Tz.R. au-delà des frontières de !'U.R.S.S. Du fait de sa situation au commissariat des Voies et Communications, il pouvait être chargé de missions à l'étranger, devenant en quelque sorte ministre des Affaires étrangères du Trust. Dzerjinski répondit que cette tâche devait être remise à plus tard. De son côté, Pillar s'engagea à trouver un militaire qualifié pour jouer le rôle de chef d'état-major du Trust. Quant à Starov, il fut chargé de maintenir un contact permanent avec Iakouchev. Cette nuit-là, Iakouchev avait acquis la conviction que non seulement le Guépéou lui accordait une confiance pleine et entière, mais que de hautes personnalités le traitaient en fidèle camarade de combat. Pendant assez longtemps encore, il devait ignorer que ses faits et gestes étaient surveillés par un autre tchékiste déjà introduit dans la « septaine » de Staunitz. •Cette conférence nocturne marqua à la fois 'C:l la naissance du Trust et son baptême, célébré par Dzerjinski en personne, dont les meilleurs lieutenants jouaient le rôle des fées entourant le berceau. Le récit de Nikouline, fondé sur les dossiers du Guépéou de cette époque : rapports, procès-verbaux de conférences, directives, etc., nous décrit pas à pas la brillante carrière du nouveau-né. Il convient de rendre hommage aux dons de conteur de Nikouline : les agents provocateurs et leurs chefs tchékistes sont présentés au lecteur de telle fâçon qu'il lui est impossible de ne pas les admirer, de ne pas les trouver sympathiques, adroits, intelligents, bons, sensibles et humains. A l'opposé, tous leurs adversaires : émigrés blancs, socialistesrévolutionnaires de Savinkov, espions étrangers et leurs çhefs, sont autant de scélérats stupides. Dans un prochain article, nous relaterons les exploits et la fin du Trust. E. DELIMARS.

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