94 que cette évolution, intérieure au domaine des rapports industriels, est inverse de celle- que l'on constate dans la société globale et dont il a fait le thème de son livre : « Ainsi, à mesure que la masse de la nation tourne à la démo- - cratie, la classe particulière qui s'occupe d'industrie devient plus aristocratique. Les hommes se montrent de plus en plus semblables dans l'une et de plus en plus différents dans l'autre, et l'inégalité augmente dans la petite société en proportion qu'elle décroît dans la grande. » D'autre part, il se demande s'il ne faut pas en conclure qu' « on voit l'aristocratie sortir par un effort naturel du sein même de la démocratie ». Bien que sa conclusion reste prudente et vigilante ( « si jamais l'inégalité permanente des conditions et l'aristocratie pénètrent de nouveau dans le monde, on peut prédire qu'elles y entreront par cette porte » ), elle est cependant négative, et cela parce que « cette aristocratielà ne ressemble point à celles qui l'ont précédée ». Tout en étant « une des plus dures qui aient paru sur la terre (...), elle est en même temps une des plus ·restreintes et des moins dangereuses ». Tocqueville en donne trois raisons, qui nous intéressent ici en ordre croissant. « On remarquera d'abord que, ne s'appliquant qu'à l'industrie et à quelques-unes des professions industrielles seulement, elle est une exception, un monstre dans l'ensemble de l'état social. » Justifiée dans une société encore essentiellement agricole comme l'Amérique d'alors, cette constatation a non seulement perdu beaucoup de sa valeur aujourd'hui, dans les sociétés industrielles développées, mais elle est démentie par les prévisions implicites sur le développement de l'industrie dans la société démocratique contenues dans le reste du chapitre. Elle garde cependant la valeur d'un avertissement de ne pas passer indûment d'une hiérarchie particulière à l'ensemble social. Deuxièmement, selon Tocqueville, les riches ne constituent pas vraiment une classe douée d'une conscience et d'une volonté commune, et cela en grande partie à cause de la mobilité sociale : l'absence du quatrième « c » de Meisel (continuité) contribue à empêcher la constitution des trois autres (conscience, cohérence, conspiration) : « A vrai dire, quoiqu'il y ait des riches, la classe des riches n'existe point ; car ces riches n'ont pas d'esprit ni d'objet communs, de traditions ni d'espérances communes. Il y a donc des membres, mais point de corps. » Mais la raison la plus intéressante est la ,.. . .. ' tro1s1eme : \ BibliotecaGino Bianco DÉBATS ET RECHER 1/ES Non seulement les riches ne sont pas uni, solidement entre eux, mais on peut dire qu'il n'y a pas de lien véritable entre le pauvre et le riche. [En effet,] l'ouvrier dépend en général des maîtres, mais non de tel maître. Le manufacturier ne demande de l'ouvrier que son travail et l'ouvrier n'attend de lui que le salaire. L'un ne s'engage point à protéger ni l'autre à défendre, et ils ne sont liés d'une manière permanente ni par l'habitude ni par le devoir. L'aristocratie que fonde le négoce ne se fixe presque jamais - au milieu de la population industrielle qu'elle dirige ; son but n'est point de gouverner celleci, mais de s'en servir. Une aristocratie ainsi constituée ne saurait avoir une grande prise sur ceux qu'elle emploie ; et, parvîntelle à les saisir un moment, bientôt ils lui échappent. Elle ne sait pas vouloir et ne peut agir. Et Tocqueville conclut en explicitant l'opposition, contenue dans les phrases précédentes, entre l'aristocratie territoriale des siècles passés qui se sentait des devoirs envers ses serviteurs et l'aristocratie manufacturière qui les abandonne en temps de crise : « Cela résulte naturellement de ce qui précède. Entre l'ouvrier et le maître, les rapports sont fréquents, mais il n'y a point d'association véritable. » Cette absence d'association ne réfute pas par avance Marx, puisque la bourgeoisie peut fort bien se constituer en classe dominante sans être acceptée comme aristocratie ; si sa domination résulte de sa position de force, plutôt que de l'adhésion des dominés, elle peut se maintenir jusqu'à ce que la révolte des non-privilégiés mette fin à sa suprématie. Mais ce qui est rejeté par Tocqueville c'est, d'une part, l'idée que la société fondée sur l'industrie pourrait être une société d' « états » ou une aristocratie du type de l'Ancien Régime, l'aristocratie manufacturière ou négociante prenant la place de l'aristocratie traditionnelle ; d'autre part, l'idée que, des rapports entre ouvriers et chefs d'entreprise, puissent naître une confiance et une solidarité, des liens personnels, qui fassent accepter de bon gré aux premiers la suprémafie · des seconds : leurs rapports et la hiérarchie . qui en .résulte sont par essence impersonnels et partiels. Contrairement aux précédentes, l'aristocratie industrielle ne sait ni se faire aimer ni faire admettre sa légitimité ; elle ne veut ou ne peut gouverner. ON TROUVE UNE ANALYSE du même ordr~, mais plus développée et plus précise, chez Joseph Schumpeter. Celui-ci, en vertu de sa théorie de la sélection sociale, pense que la classe bourgeoise, « par le jèu du processus de sélection dont
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