Le Contrat Social - anno X - n. 2 - mar.-apr. 1966

108 d'un Rechtsstaat où le pouvoir politique est soumis, en théorie et en pratique, à des restrictions légales. D'un bout à l'autre du règne -de Staline, la police secrète eut tout pouvoir pour instruire les crimes, exécuter ou déporter les gens en vertu de règlements spéciaux, sans l'intervention des tribunaux ou même du procureur général de !'U.R.S.S. Les tribunaux militaires et les tribunaux spéciaux de la police secrète avaient une large compétence sur les civils ; des lois promulguées en 1934 et 1937 permettaient de juger les accusés in absentia et sans qu'un avocat présente leur défense. A l'occasion des procès d'épuration, Vychinski élabora sa fameuse doctrine : les aveux constituaient des preuves en cas de crime politique grave, car, prétendait-il, personne ne pouvait avouer un crime aussi abominable à moins d'être coupable ; de plus, en l'occurrence, la charge de la preuve incombait à l'accusé. Non seulement les codes mentionnaient des catégories fort vagues de délits qualifiés d' « actes socialement dangereux », mais ils ressuscitaient la vieille doctrine tsariste de l' « analogie » (enterrée en 1903), qui permettait d'inculper et de condamner quelqu'un pour· un acte non spécifié par les lois pénales en vigueur mais « analogue » sous certains rapports à un délit prévu par les textes. Et, brochant sur ces dis!Jositions fort contestables au point de vue formel, il y avait l'implacable réalité de la terreur policière la plus brutale et la plus omniprésente que le monde ait jamais connue. L'ironie de la doctrine juridique stalinienne est qu'elle tentait précisément de faire ce que les écrits marxistes de l'espèce la plus fruste accusaient le droit capitaliste de faire. Après avoir reçu son congé en tant qu'institution bourgeoise, le droit était converti par Staline' en un instrument de la dictature du Parti. Sa fonction consistait à assurer une certaine régularité aux affaires sociales de routine, et, surtout, à entourer les décrets de l'Etat soviétique de l'aura d'impartialité que la loi revêt simplement parce qu'elle est « la loi ». Lorsque Staline parlait (ce qu'il fit de plus en plus) du rôle créateur du droit soviétique, il pensait au don que les formes légales ont d'inspirer l'effroi et le respect dans le peuple, ce qui pouvait aider à lui faire oublier le caractère arbitraire et la nature de classe du pouvoir politique en U.R.S.S. LAMORTDE STALINEl,a « direction collégiale », le « discours secret » de Khrouchtchev et la campagne de déstalinisation, les différents BibliotecaGino B·ianco L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE « dégels » et la chute· de Khrouchtchev luimême n'ont en aucune façon représenté une révolution de la « philosophie du droit » soviétique comparable à celle réalisée par Ioudine et Vychinski (sur l'ordre de Staline) en 1936. La « légalité socialiste », après tout, était à l'origine un slogan stalinien. Comme Staline, ses successeurs ont continué de prétendre que la loi .et· l'Etat dépériront lorsque le véritable communisme sera instauré, alors que la famille (qui, à l'origine, devait également dépérir) serait conservée et fleurirait même dans tout son éclat. Staline, fidèle à ses intérêts coercitifs et à ses inclinations personnelles, prétendait, en prenant appui sur la dialectique hégélienne, qu'avant que l'Etat et la loi ne puissent dépérir, ils devaient atteindre leur plus haut point de développement ; autrement dit, ils ne pouvaient mourir qu'en commençant par se renforcer. Depuis la mort du tyran, le Parti a " proclamé, de façon peu convaincante, que l;ère du communisme approche et qÙe l'on ne va pas tarder à voir dépérir l'Etat et la loi. Pour tenter d'expliquer ce phénomène, les dirigeants ont cependant modifié le contenu des espérances originelles. Ce qui à présent doit disparaître n'est pas le pouvoir de coercition lui-même, mais simplement l'Etat formel et les organes judicfoires du pouvoir de coercition, lesquels seront d'abord doublés, puis graduellement remplacés par des assemblées de citoyens tenant lieu de tribunaux et par des brigades de volontajres agissant comme des comités de _surveillance. Alors même que ces nouveaux instruments de pouvoir arbitraire entrent en action, le régime proclame qu'il con- - tinue de renforcer la « légalité socialiste ». Telles sont les contradictions permises par ·1a dialectique... · · Les contradictions, d'ailleurs, _ne sont plus essentiellement le fait du régime. Le trait saillant de la période post-stalinienne n'est ni une rupture radicale avec les principes formels du marxisme à la manière de Staline ni un changement institutionnel total. Il s'agit plutôt d'un relâchement de la terreur accompagné d'une • prise de conscience des tensions et contradictions accumulées dans la société soviétique pendant les dernières décennies. Nous l'avons dit ailleurs 21, il s'agit essentiellement des tensions inévitables entre, d'une part, un professionnalisme croissant et les exigences c;l'une société 21. Dans notre Thomas Memorial Lecture, 1.964 - The New Look in the Soviet Union, Melbourne 1965. Cf. également notre article : • Pluralism and Soviet Culture •, in Communist Divergencies and the World, .J.D.B. Miller et T.H. Rigby, ed., Canberra 1965.

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