100 économique est un tissu fait d'une multitude de fils que chacun s'efforce de tirer à soi. Il en est de même de cette grande société industrielle et commerciale qui est formée par toutes les nations. Celles-ci ont intérêt à s'exploiter les unes les autres parce qu'elles ont besoin les unes des autres, et parce que· leur travail est organisé de telle façon que chacune pourrait gagner sur l'autre en apportant moins à l'œuvre commune, ou en ·échangeant le travail le plus intéressant contre des tâches d'esclave. A cela s'ajoute que le monde étant maintenant fini, l'interdépendance qui est inimitié s'accroît par cette cause aussi. Autrefois, on pouvait pousser dans certaines directions sans gêner personne. Maintenant que le monde tout entier se trouve connu et partagé, le seul moyen d'occuper une place est d'en chasser celui qui s'y trouve. Certes, les intérêts s'accordent en ce qu'il est de l'intérêt de tous que la machine sociale marche bien, et avec elle la machine de l'univers tout entier. Mais c'est un intérêt lointain, ou qui du moins paraît tel; un intérêt moins sensible que l'intérêt immédiat, qui est de voler les autres. Dans la belle préface de Narcisse, Rousseau remarque que le lien économique, le lien du commerce, sépare les hommes en même temps qu'il les unit : Je me plains de ce que la philosophie relâche les liens de la société, qui sont formés par l'estime et la bienveillance mutuelles ; et je me plains de ce que les sciences et les arts et tous les autres objets de commerce resserrent les liens de la société par l'intérêt personnel. C'est qu'en effet on ne peut resserrer un de ces liens que l'autre ne se relâche d'autant. Ce texte montre que Rousseau ne condamne pas la société elle-même, bien au contraire. Mais le commerce réunit les hommes par des liens d'inimitié, pour ainsi dire. L'intérêt de chacun y dépend de ce que perd l'autre, de sorte que la société commerciale ou économique pourrait bien être le contraire de la société véritable. Les hommes ne se veulent point de mal quand ils n'ont pas d'affaires entre eux. Chacun donnera, s'il se peut, un renseignement exact à l'inconnu qui le lui demande. C'est à partir du moment où· ils dépendent les uns des autres que les hommes deviennent ennemis, et si « le génie· de notre époque est celui· de l'interdépendance »; que penser de nos sociétés... Dans le ·commerce, les in_térêtssont contraires en ce que chacun s'efforce d'échanger le moins possible de son travail contre le plus possible .du travail d'autrui. Toutefois, comme on ne poùrrait vaincre la résistance des autres que par Biblioteca Gino Bianco DÉBATS ET RECHE~CHES la violence ou par la tromperie, laquelle est une autre violence, la liberté commerciale qui implique l'égalité des individus ----:e~ d'autre part l'exposition des objets de commerce et des prix, remédient, en partie, à ce désir injuste e.t assurent une certaine équité. Encore faut-il remarquer que plus un. objet que possède l'un est nécessai~e à l'autre, moins celui-ci est réellement libre, et que, par suite, ou bien il faut se garder d'étendre le commerce aux objets les plus nécessaires à la vie - on s'en garde, en effet, chez les peuples primitifs, - ou bien il faut assurer une telle abondance et une telle concurrence que l'acheteur puisse trouver ailleurs ce qu'on veut lui vendre à trop grand prix. Mais le genre d'échange qui doit exciter le plus d'antagonismes est celui qu'on fait, non de produits achevés du travail, mais du travail même, en vue d'une œuvre commune. Cet échange n'est pas seulement ~ imposé par le besoin qu'on a de l'œuvre produite (quand cette œuvre représente tout ce qui est nécessaire à la vie), mais il est encore difficile à régler et se prête à toutes les injustices. La propriété privée, si elle peut devenir malfaisante à force d'inégalité, ne l'est pourtant pas autant que la propriété commune, exploitée selon la technique moderne ; parce que celle-ci implique la plus grande division des travaux; parce que certains de ces travaux sont plus pénibles ou plus ennuyeux que d'autres ; parce qu'on y dépend d'un pouvoir administratif où il entre nécessairement de l'arbitraire, autrement dit parce qu'on a des chefs et qu'il ne s'agit pas seulement de bien travailler, mais encore de plaire ; enfin parce que celui qui travaille avec conscience n'a souvent aucun avantage sur le paresseux, ne pouvant montrer le produit de son travail puisque tout est confondu. III POUR COMPRENDRE le Contrat sociàl, il ne fallait pas le séparer, comme on ·semble l'avoir presque toujours fait, des autres écrits du philosophe. Cette erreur a peut-être vicié toute la pensée politique moderne. En effet, les principes de Rousseau sont devenus ceux du~ socialis01e. Rousseau est peut-être le premier qui ait dit que seule la force de la société fait la liberté de ses membres. Mais de quelle société il parlait, de quelle société on peut légitimement affirmer cela, c'est ce ' ' . , qu on n a pas assez examine.
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