P. HASSNER elle est issue, contient un matériel humain d'une qualité supérieure à la normale », ou que, « plus exactement, l'individu médian [modal] de la classe ·bourgeoise est, en ce qut concerne ses dons d'intelligence et de volonté, supérieur à l'individu médian de n'importe quelle autre classe de la société industrielle » et qu' « on peut montrer qu'il en va de même pour toutes les classes dominantes sur lesquelles nous sommes renseignés par l'histoire » 25 ; ce processus de sélection s'opère même beaucoup plus effi. cacement dans le système capitaliste que pour les autres classes dominantes, car « la fonction de sélection s'y combine avec - une fonction d'impulsion » pour la simple raison que, « sur le plan capitaliste, accéder à une position et réussir dans cette position sont (ou ont été) synonymes » 26 • Il est donc certain que, sur le· plan de l'activité sur laquelle elle fonde sa position, la bourgeoisie capitaliste constitue l'aristocratie naturelle de la société industrielle, ou encore que c'est grâce à son aptitude à remplir sa fonction technique qu'elle y occupe la situation de classe dirigeante. Cependant, selon Schumpeter, elle est incapable d'occuper cette situation sur le plan politique et, plus généralement, sur celui de la société globale. La bourgeoisie n'a établi son pouvoir économique qu'à la faveur de « couches protectrices » institutionnelles et sociales ; la destruction de celles-ci, opérée par le processus même du développement capitaliste, la laisse démunie, incapable d'exercer effectivement la direction politique. de la société, et surtout de faire accepter par l'ensemble de celle-ci son rôle dirigeant. Dans les débuts du capitalisme, c'est-à-dire pendant les derniers siècles de l'Ancien Régime, par exemple sous Louis XIV, la bourgeoisie accédait au pouvoir économique, mais à l'intérieur d'une structure précapitaliste où, dans une certaine mesure, la noblesse continuait à fonctionner en tant que classe dirigeante. Il y avait « symbiose active de deux couches sociales dont l'une, certes, soutenait l'autre économiquement, mais était, à son tour, soutenue politiquement par la seconde » 21 • Et cette combinaison ne se limite pas à la société monarchique : L'élément aristocratique a continué à tenir les leviers de commande jusqu'à la fin de la période du capitalisme intact et vigoureux. Certes, cet élément a constamment absorbé - mais nulle part aussi efficacement qu'en Angleterre - les meilleurs esprits, issus d'autres classes, qu'attirait la politique ; il s'est constitué le 25. .J Schumpeter : Capilali.çme, .rncialhme et démocrulle, p. 321. Traduit de l'unglnls, Paris 1951. 26. Ibid., p. 153. 27. Ibid., p. 234. BibliotecaGino Bianco 9S porte-parole des intérêts bourgeois et a livré les batailles de la bourgeoisie, il a dû abandonner ses derniers privilèges légaux. Sous ces réserves, cependant, il a continué (pour des fins qui n'étaient plus les siennes) à fo_u~nir les conducteurs de la machine politique, à administrer l'Etat, à gouverner 28 • Au contraire, quand la bourgeoisie a voulu jouer directement un rôle de classe politiquement dirigeante, ses gouvernements ont été des échecs. La raison de ces échecs est, selon Schumpeter, mise le plus clairement en lumière quand on compare le type de l'industriel ou du commerçant à celui du seigneur médiéval. Non seulement la « ·profession » de ce dernier le qualifiait admirablement pour la défense des intérêts de sa propre classe, non seulement il était capable de combattre physiquement pour elle, mais encore elle projetait autour de lui une auréole et l'habilitait au gouvernement des hommes. L'aptitude àu combat était, certes, importante, mais le prestige quasi mystique et le comportement seigneurial - cet art et cette habitude de commander et d'être obéi qui imposaient le respect à toutes les classes de la société et dans tous les domaines d'activité - l'étaient bien davantage encore ( ...). Le contraire est vrai de l'industriel et du négociant. A coup sûr, aucun des deux n'est imprégné de la moindre trace de l'un de ces fluides mystiques qui seul importe quand il s'agit de gouverner des ho!Ilmes. La Bourse est un médiocre substitut pour le Samt-Graal. Certes, nous avons reconnu que l'industriel et le négociant, dans la mesure où ils sont des entrepreneurs, remplissent également une fonction de chef de file. ~fais un commandement économique de ce genre ne se transforme pas aisément, comme le faisait le commandement militaire du seigneur médiéval en commandement politique. Tout au contraire 1~ grand-livre et le calcul des prix de revient absorbent et isolent leurs servants ::11. Certes, Schumpeter n'oublie pas que le même esprit rationaliste et antihéroïque qui empêche la bourgeoisie d'être reconnue comme classe dirigeante à la manière de la noblesse, lui permet également d'employer pour gouverner des moyens, précisément, rationalistes et antihéroïques, ceux des « renards » ou des « spéculateurs » de Pareto. Mais il pense que « la valeur politique de ces expédients est, à l'accoutumée, grandement surestimée » et qu'ils ne sauraient compenser « l'absence de fascination personnelle » qu'engendrent les expériences et les habitudes de vie bourgeoise. Aussi conclut-il : Sauf circonstances exceptionnelles, la classe bourgeois~ e,s~ mal é9~ipée J?Our affronter les problèmes, tant mterteurs qu internationaux, auxquels doit normalement faire face tout pays de quelque importance. Les bourgeois eux-mêmes sentent bien cette insuffisance, nonobstant toute ]a phraséologie mise en œuvre pour la dissimuler, et il en va de même des masses. A l'intérieur d'un cadre protecteur non constitué avec 28. Ibid., p. 235. 29. Ibid., p. 236.
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