Le Contrat Social - anno X - n. 2 - mar.-apr. 1966

E. DELIMARS Un verre d'eau le fit revenir à lui. Il entendit une voix nouvelle, leva la tête et vit Dzerjinski en personne qui lui tint ce langage : « Vous êtes bouleversé, Iakouchev. A qui vous êtes-vous confié? Ces messieurs jouent à la conspiration comme des gamins (...). Nous n'ignorions rien de votre activité en 1919, mais nous avions passé l'éponge ( ...). Vous auriez pu travailler honnêtement et efficacement dans votre spécialité. Beaucoup de gens, qui au début se méfiaient de nous ou étaient même hostiles au pouvoir des Soviets, se sont ralliés et travaillent maintenant avec nous. Ils ont peu à peu compris que nous n'avons qu'un but : restaurer l'économie nationale et faire de la Russie arriérée le premier Etat socialiste du monde. Quelques autres, tels que vous, Iakouchev, se mirent au travail soviétique pour ourdir, sous le masque d'un spets honnête, des complots contre-révolutionnaires. Nous savons que vous et vos compagnons de Moscou et de Léningrad prépariez des insurrections contre le pouvoir soviétique et que vous êtes un des dirigeants de l'organisation monarchiste clandestine. Nous savons tout sur votre activité contre-révolutionnaire à Moscou. Réfléchissez. Est-ce votre intérêt de vous taire ? Pensez au sort qui vous est réservé si vous continuez à mentir et à tergiverser. Seule, la franchise absolue, l'aveu complet de votre faute, de vos crimes peuvent alléger votre sort. » Cela dit, Dzerjinski se dirigea vers la porte. Iakouchev murmura indistinctement : « J'y réfléchirai. - Nous vous donnerons le temps de réfléchir » (pp. 30-33). Nikouline décrit ensuite avec relief l'état d'âme de Iakouchev, les pensées décousues qui l'assaillirent cette nuit-là, son mépris pour les comploteurs imprudents et maladroits qui l'avaient mis dans le pétrin. Etait-il de son devoir de se sacrifier pour tous ces officiers de la Garde, sénateurs, industriels, richissimes propriétaires fonciers et barons baltes qui ne rêvaient que de reconquérir leurs grades, leurs terres, leurs richesses ? Fallait-il qu'il meure pour eux, en laissant sur le pavé sa femme et ses enfants ? Au matin, il ne restait plus rien en lui du Iakouchev à l'attitude fière des premiers jours de détention. Il rédigea sa confession sincère et complète : « Je reconnais être un des dirigeants de la M.O.Tz.R., qui a pour but de renverser les Soviets et de rétablir la monarchie. J'avoue que mes entretiens de Reval visaient à établir la liaison entre la M.O.Tz.R. et le Conseil monarchiste suprême à l'étranger ... » Iakouchev décrivit en détail tout ce qu'il savait sur la M.O.Tz.R. et sur chacun de ses membres, sans épargner personne. Il termina . . ainsi : « J'ai raconté toute la vérité sur mon activité contrerévolutionnaire. J'ajoute seulement ceci : si l'on me fait grâce de la vie, je renoncerai pour jamais à toute activité politique. » On le laissa dans l'incertitude pendant plusieurs jours. Enfin, il fut conduit chez ArtouBiblioteca Gino Bianco 73 zov où l'entretien prit une tournure à laquelle Iakouchev ne s'attendait point : - Vous avez affirmé à Artamonov que vous êtes contre l'intervention ? - Oui, l'idée même de celle-ci me répugne. - Mais pas à eux ( ...). Ils sont prêts à livrer la Russie à !'Entente, à n'importe qui, pourvu qu'ils retrouvent leurs grades, leurs terres ( ...). Ils ont besoin de vous pour diriger à l'intérieur l'organisation contre-révolutionnaire avec ses terroristes, saboteurs et espions (...). Ils ne songent qu'à asservir le peuple ( ...). Leur but : « Aidez-nous à revenir et nous vous montrerons alors qui gouverne la Russie. » Subitement, Artouzov demanda : « Que feriez-vous si l'on vous mettait en liberté ? » Surpris, Iakouchev répondit après un instant de réflexion : - Je pense que je serais loyal envers le pouvoir soviétique, que je travaillerais honnêtement dans ma spécialité. - Seulement cela? Et si quelqu'un de l'émigration ou de l'organisation clandestine se présentait chez vous? - Je l'enverrais au 'diable ! Ce sont eux qui m'ont mis en danger d'être fusillé. - Seulement à cause de cela? - Non, pas seulement: J'ai eu beaucoup de temps pour réfléchir. - Et vous n'avez abouti qu'à cet envoi au diable ? Mais un tel émissaire ira chez un autre et préparera un attentat terroriste ... - J'ai beaucoup réfléchi. Je comprends maintenant l'absurdité complète de toute notre activité. - Absurdité? Non, crime! - Oui, crime. Je comprends aujourd'hui que tout cela était infâme et bête. A quoi bon, d'ailleurs, vous le dire ? Vous ne me croirez pas, bien que je vous ai tout avoué avec une franchise entière. - Pourquoi ne pas vous croire? Nous voyons en vous un homme à principes, même un patriote. Entre nous et vous, c'est un duel idéologique. Vos convictions monarchistes ne sont que les œillères de votre classe. Or, on ne peut pas rester toujours aveugle ! Pour servir la patrie, il ne suffit pas d'être loyal, il faut être un vrai citoyen. Il faut travailler pour elle avec dévouement et abnégation. Vous avez signé votre renoncement à l'activité politique. Eh bien, nous allons vous croire ! Voqs êtes libre, Alexandre Alexandrovitch. Voici vos papiers d'identité. Vous pouvez continuer à travailler d~ns votre spécialité. Aucune objection de notre part. Je vous préviens seulement que votre arrestation et tout ce qui la concerne doivent rester un secret absolu. Pour tout le monde, y compris votre famille, vous étiez en mission en Sibérie et vous avez attrapé le typhus. Nous avons déjà fait le nécessaire pour que cette version paraisse tout à fait vraisemblable. Artouzov rendit à Iakouchev tous les papiers confisqués lors de son arrestation et un laissezpasser pour sortir de l'immeuble du Guépéou. Il l'accompagna amicalement jusqu'à la porte donnant sur la rue et lui dit : « Au revoir ». Il faisait nuit. Pour jouir de sa liberté retrouvée, Iakouchev marcha dans les rues de Moscou. Une demi-heure plus tard, il était chez lui. Sa femme avait reçu fin novembre un télé-

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