Le Contrat Social - anno X - n. 2 - mar.-apr. 1966

P. HASSNER leurs inclinations, les rapprocheront toujours du sacerdoce philosophique, qui deviendra leur organe systématique envers les classes dirigeantes 22 • Cette alliance des femmes et des prolétaires doit permettre au sacerdoce philosophiq~e d'exercer sur l'élite dirigeante des riches actifs un pouvoir modérateur d'autant plus efficace qu'il équivaudra à un véritable contrôle moral, assorti de sanctions qui, pour n'être jamais politiques, n'en seront pas moins efficaces : Quand le nouveau sacerdoce aura épuisé, auprès d'eux les moyens de conviction et de persuasion résultés de l'éducation universelle, il pourra recourir au blâme systématique, auquel l'adhésion popul~ire et la sanction féminine procureront dans chaque cité, et autour de chaque foyer, une redoutable efficacité. Pour réprimer les déviations extrêmes, ce moyen normal pourra s'étendre jusqu'à l'excommunication _sociale qui sera, en cas opportun, p~ ce doub~e appu~, plus décisive qu'au Moyen Age, ou le pouvoir moderat~ur n'était qu'ébauché. Mais, même alors, la répression doit rester purement morale 28 • . Avec Auguste Comte, on s'éloigne donc déjà, malgré la similitude et parfois l'identité des pensées, de la technocratie et de l'industrialisme saint-simoniens. Au point de vue de la légitimité, du principe directeur, du prestige, il s'agit bien plutôt chez Comte d'une « idéocratie » qui, à l'âge positif, se donne à la fois comme une « sociocratie » et une « sophocratie », un gouvernement des sages au nom de la· société reproduisant le gouvernement des prêtres au nom de la divinité. Inversement, on peut dire que l'autorité des philosophes ou des savants s'appuyant sur les femmes et les prolétaires étant purement morale, il s'agit d'une mystification idéologique, la réalité du pouvoir· étant détenue par les puissants, c'est-à-dire, dans la société industrielle, les riches, et avant tout les banquiers. Derrière le caractère utopique, fantaisiste, des espoirs de Comte sur la soumission de ces derniers à l'influence modératrice du pouvoir spirituel et de l'opinion publique, il y a cependant, en germe, plusieurs idées auxquelles l'évolution des doctrines et des réalités donnera un grand développement l'idée, tocquevillienne et schumpeterie?ne, que « la supériorité de la banque pourrait encore moins suffire pour rallier les diverses populations que pour discipliner chacune d'elles », et sur l'influence des inte1lectuels dans l'acceptation de la classe dirigeante par le reste de la société ; l'idée, développée par A. A. Berle, de la « conscience du roi », ou de l'influence modératrice exercée sur le pouvoir capitaliste par un ensemble de règles morales et sociales 22. S111tème de ,cicnce politique, 1, 326. 23. Ibid., 1, 373. Biblioteca Gino Bianço 93 acceptées par l'opinion ,.P~blique ; e_nf~n,.de manière plus générale, 11dee de la_d1~tinction entre catégories dirigeantes, en particulier ent~e détenteurs du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, et de la complexité de leurs r~pp~rts qui ne se réduisent pas à une subord1nat1on des seconds aux premiers et concernent la régulation de l'exercice du pouvoir et de la richesse autant que leur possession. Chez Comte, ces différentes idées, qui rendent sa pensée plus complexe et plus riche que celle de Saint-Simon, ne mettent cependant pas en cause la vision optimiste d'une société fondée sur la coopération dans le travail, l'acceptation de la hiérarchie sociale et le consensus idéologique ; une société qui secréterait naturellement sa classe dirigeante sur le plan temporel, celle-ci deva?t sa ~ocatio~. à, sa cap~cité de direction de l'econom1e, act1v1te essentielle de la société moderne. De plus en plus, cependant, les nuances apportées par Auguste Comte s'élargiront en critique, allant jusqu'à mettr; en question soit l'aptitude de la classe techn~- quement essentielle ou écono1?iqueme?~ dominante à faire accepter son primat politique et social, soit l'idée même d'une hiérarchie fondée sur l'intégration plutôt que sur le conflit. DANS LE CÉLÈBRE CHAPITRE xx de la deuxième partie de la Démocratie en Amérique 24 , Alexis de Tocqueville aborde, sous le titre frappant de : « Comment l'aristocratie pourrait sortir de l'industrie », cette_question qui, de Saint-Simon à Burnham et 1;11_1e1n~ passant par Marx, constitue la forme spec1fique sous laquelle se pose le problème politique dans la société industrielle : le caractère inégalitaire ou hiérarchisé des rapports de production entraîne-t-il celui de la société globale ? ceux qui dominent l'industrie dominent-ils ~arlà même la société industrielle ? Tocquev1lle part du double phénomène de la concentration industrielle, qui augmente le pouvoir des maîtres et de la standardisation du travail parcellair~, qui diminue le pouvoir des ouvriers. Le maître et l'ouvrier « diffèrent chaque jour davantage ». « L'un est dans une dépendance continuelle, étroite et nécessaire de l'autre, et semble né pour obéir, comme celui-ci pour commander. » « Qu'est-ce ceci, demande Tocqueville, sinon de l'aristocratie ? » D'une part, il remarque 24. A. de Tocqueville : Dt>la démor.ralie en Amérique. tome I pp. 164-~ï. Pnrls 1951.

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==