78 se », estimait que tout était permis. Penser autrement eût été refuser la lutte et trahir le but. Cette théorie et cette psychologie, nous l'avons montré, ont une longue histoire. Lénine n'innovait en rien : il suivait une voie tracée depuis longtemps et, à côté des idées d'EpsteinPavlov, ou même de Netchaïev, les siennes apparaissent même très modérées. Après s'être emparé du pouvoir, les bolchéviks écartèrent le principal obstacle qui se dressait devant eux : ils déchirèrent la charte sacrée des droits de l'homme et du citoyen qui venait d'être proclamée. Ils supprimèrent la liberté de la presse, le droit de réunion, renvoyèrent l'Assemblée constituante, remplirent les prisons, fusillèrent sans jugement et firent exécuter des otages. La question des Karamazov, qui se demandaient s'il était permis d'acheter le bonheur de l'humanité future au prix d'une seule larme d'enfant, n'intéressait pas Lénine. Un véritable révolutionnaire ne pouvait s'attarder à de tels problèmes. Quant aux raisonnements, aux cas de conscience du Bolotov de Savinkov, Lénine n'éprouvait pour eux· que du dégoût : tout cela n'était qu' « histoires de popes ». Le nouveau pouvoir est une dictature s'appuyant sur la violence et qui ne reconnaît aucune loi. K. N. Léontiev, le plus notable des réactionnaires russes, écrivait en 1885 : « Ce n'est pas avec du sucre et de l'eau de rose que l'on fait les grandes révolutions, mais par le fer et le feu, dans le sang et les larmes. » C'était bien là l'opinion de Lénine qui, comme Raskolnikov, était convaincu que le pouvoir se donne à qui « ose le prendre ». En vue de cet objectif grandiose : s'emparer du pouvoir, le conserver, l'affermir et en faire l'instrument de vastes transformations sociales, « tout, absolument tout, est permis ». « Nous devons, écrivait-il, demander : Pour qui es-tu ? Pour ou contre la révolution ? Si tu es contré, on te colle au mur. Si tu es pour, viens travailler avec nous. » Sur ce point, un autre chef de la révolution d'Octobre partageait entièrement les vues de Lénine. Léon Trotski devait écrire plus tard : Certains de nos amis humanitaires, de l'espèce qui n'est ni chaude ni froide, nous ont expliqué plus d'une fois qu'ils pouvaient encore comprendre la nécessité fatale de la répression en général ; mais fusiller un ennemi que l'on tient' déjà, c'est aller au-delà des limites de la légitime défense. Ils nous demandaient de faire preuve de « magnanimité ». . Clara Zetkin et d'autres communistes européens qui, alors, avaient encore le courage - contre Lénine et contre moi - de dire ce qu'ils pensaient, insistaient pour que la vie des accusés fût épargnée. -Ils nous proposèrent de nous borner à des peines d'emprisonnement. Cela semblait le plus simple. Mais la question de la répression individuelle dans une époque révolutionnaire prend un caractère tout_ à fait particulier, d'où Biblioteca Gino Bianco - 11 LE CONTRAT SOCIAL s'écartent, avec impuissance, les lieux communs humanitaires. La bataille est livrée directement pour la prise du pouvoir ; il est question, dans cette lutte, de vie ou de mort ; c'est en cela que consiste la révolution (Ma vie, éd. fr., Paris 1953, pp. 479-80). VOILADONCla physionomie morale de l'une des deux révolutions. Voyons maintenant l'autre, à laquelle, à tort ou à raison, l'histoire a attaché le nom de Kérenski. Ce mouvement qui rassemblait, comme on disait alors, « toutes les forces vives de la démocratie révolutionnaire », tenait pour assuré que l'entreprise « utopique » de Lénine était vouée à l'échec et qu'elle tournerait à l'anarchie sanglante pour finir par l'effondrement de l'Etat, la ruine de l'économie, la division de la Russie et l'apparition, sur des décombres, de quelque ~ terrible réaction « de ·droite ». Cela à partir des données « indiscutables » de l'histoire, des lois « immuables » de l'économie politique, de la statistique et de la sociologie. Les marxistes, notamment Plékhanov, critiquaient les objectifs et la tactique des bolchéviks avec une logique rigoureuse, montrant que d'un point de vue marxiste bien compris, le marxiste Lénine se trompait radicale.ment. Les « forces vives de la démocratie russe » considéraient comme un devoir sacré de lutter contre l' « anarchie ». Mais avec quelles armes ? Le ministre menchévik du Gouvernement provisoire Tséretelli déclara, au début de juillet 191?, que -« les méthodes d'action idéologique étaient impuissantes ». Tout, cependant, chez les démocrates russes - le cœur aussi bien que l'esprit, - répugnait à la lutte. En premier lieu, l'objectif final de Lénine, de nature presque religieuse, cette « réorganisation de toute la société selon un statut nouveau », était, sans restriction, celui de la démocratie révolutionnaire en sa totalité. Puis le peuple - ouvriers, paysans et soldats - se rangeait chaque jour davantage aux côtés de Lénine; comment la démocratie révolutionnaire aurait-elle pu se dresser contre les bolchéviks, elle qui avait toujours tenu la volonté du peuple pour sacrée ? Troisième point : si les méthodes d'action idéologique s'avéraient impuissantes, à quels autres moyens, légaux· et moralement acceptables en même temps qu'efficaces, fallait-il 'recourir ? Trotski rapporte qu'après l'échec du soulèvement bolchévik de juillet 1917 Lénine déclara : « Maintenant ils vont tous nous fusiller. C'est le meilleur moment pour eux. » On a ...
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