L'Expérience communiste LA CONCEPTION SOVIÉTIQUE DU DROIT par Eugène Kamenka « LE DROIT, disait Lénine, est une mesure politique. Le droit est de la politique. Si l'on examine les fondements de la doctrine juridique en Russie, on ne peut que sentir à quel point cette conception a imprégné toute la texture du droit. Derrière tout cela, il y a le dessein inflexible de consolider la dictature du prolétariat. Dans chaque branche du droit, qu'il s'agisse de la propriété, du contrat, du dommage ou du crime, ce caractère revêt un triple aspect : écraser la résistance contre-révolutionnaire, libérer les travailleurs de l'emprise de ce qui est considéré comme des habitudes capitalistes, élaborer une perspective sociale permettant d'appliquer les principes de la société communiste 1 • » Karl Marx avait une attitude profondément négative à l'égard du droit. Pour lui, tout le verbiage autour de la « légalité », de la « justice » abstraite et du « droit » en soi n'avait pas la moindre valeur théorique : au mieux, ces termes n'étaient que des os à ronger qu'on pouvait à l'occasion jeter dans la conversation avec les libéraux à l'esprit cotonneux qui constituaient l'essentiel de la re Internationale. Pour Marx, le droit était un instrument d'oppression, un système de sanctions destiné à sauvegarder les principes fondamentaux de la société de classe et les intérêts de la classe dirigeante. Sur un plan supérieur, il considérait le droit comme un système qui détache l'individu de son arrière-plan social et de sa vie sociale : tout comme le marché capitaliste convertissait les produits des hommes, le travail des hommes, donc les hommes eux-mê1. Harold J. Laskl : • Law and Justice ln Soviet Russla •• ln Dau to Dau Pamphlet.,, Londres 1935, n° 23, p. 39. Biblioteca Gino Bianco mes en marchandises, de même la loi asservissait l'homme à quelque chose d'extérieur à lui, en faisait l'objet au lieu du sujet de la vie sociale. La loi, selon lui, apparaît et se maintient dans une société déchirée par des classes antagoniques, lorsque les hommes vivent aux dépens les uns des autres. Quand la propriété privée aura été abolie et remplacée par l'organisation sociale de la production, quand le véritable intérêt social se sera établi, quand l'homme sera devenu le sujet et non plus l'objet de l'histoire, le besoin de coercition ne se fera plus sentir, la loi et l'Etat dépériront et finiront par mourir. « Les droits et les devoirs, disait Marx dans L'Idéologie allemande, sont les deux aspects complémentaires d'une contradiction qui n'appartient qu'à la société civile. » Sept ans plus tard, dans un article destiné au New York Tribune, il écrivait : « Le châtiment, au fond, n'est que la défense de la société contre toute violation de ses conditions d'existence. Combien malheureuse est une société qui n'a pas d'autr~ moyen de se défendre que le bourreau ! » Il faut bien admettre que l'histojre et l'état social de la Russie prérévolutionnaire prêtaient une certaine vraisemblance aux charges de Marx contre la loi. Les « conditions critiques » dans lesquelles les Slaves orientaux avaient vécu une bonne partie de leur histoire - les cruelles défaites subies des mains des Mongols, des Suédois et des chevaliers Porte-Glaive, l'apparition de l'Etat moscovite centralisé, l'écrasement des boyards, l'institution des terres de la couronne et des paysans de la couronne, d'une noblesse de service et du servage - tout contribua à créer et à perpétrer une situation dans laquelle le gouvernement devait
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