92 Chez Comte, les banquiers semblent jouer le même rôle suprême que les chefs d'entreprises industrielles chez Saint-Simon. Mais le plus intéressant pour notre propos est moins ce fait en lui-même que la différence de conception, ou du moins d'accent, qu'il semble révéler. Chez Comte, la hiérarchie temporelle est, à la fois, plus contingente dans son origine et moins indépendante dans sa finalité. D'une part, ·elle ne s'identifie pas nécessairement à la hiérarchie des capacités techniques, encore moins à celle des mérites moraux. Comte met, beaucoup plus que Saint-Simon, l'accent sur le fait même de la richesse et, derrière elle, sur celui de la puissance qui fonde une hiérarchie de fait existant dans toute société (il se réfère explicitement à Hobbes), et moins sur l'utilité productive, la capacité administrati_ve et la valeur créatrice. La richesse est « la principale source habituelle de la force matérielle, d'après l'empire qu'elle procure sur la masse active (...). Une incapacité exceptionnelle pourrait seule empêcher un tel avantage de prévaloir sur la meilleure aptitude industrielle dépourvue de ces instruments nécessaires que sont les capitaux. » Le mérite personnel joue même un rôle moindre dans la société industrielle que dans la société militaire, et il en sera de plus en plus ainsi : « Désormais, les fonctions des chefs pratiques devenus adminis- . trateurs des capitaux humains, supportent davantage la médiocrité. » Inversement, le pouvoir moral, « par cela même qu'il correspond à nos plus éminents attributs », ne peut obtenir une prépondérance pratique qui appartient aux plus énergiques : Inférieur en puissance, quoique supérieur en dignité, il oppose toujours son classement virtuel des individus selon leur mérite mental et moral à leur classement réel suivant la richesse ou la grandeur. Sans jamais parvenir à faire prévaloir ses principes d'appréciation, il aboutit ainsi à modifier heureusement l'ordre naturel de toute société en y rappelant dignement l'esprit d'ensemble et le s~ntiment du devoir, que l'activité politique tend à altérer 18 •. Il y a donc distinction très nette, et conflit possible, entre la hiérarchie temporelle de richesse et de puissance et la hiérarchie des capacités techniques, et, plus encore, entre celles-ci et la hiérarchie intellectuelle et morale. D'autre part, la hiérarchie temporelle et les activités de production et d'administration auxquelles elle correspond « né se suffisent pas à elles-mêmes, dans l'ordre même de leur efficacité propre, et surtout .elles n'ont pas leur 18. Système de science politique, I, 324. Biblioteca Gino Bian.co DÉBATS ET RECHERCHES fin en elles-mêmes. Elles se réfèrent nécessairement à ce pouvoir moral qui représente spécialement la sociabilité, que seul il cultive immédiatement 19 • » Ainsi la supériorité de la banq1;1e(...) pourrai~ encore moins suffire pour rallier les diverse~ populati?ns que pour discipliner chacune d'elles. Mats, sans dispenser auel;lnement de l'intervention continue du double pouvoir modérateur un tel ascéndant facilite son influence sur ) 1 A Je pouvoir directeur, en le concentrant vers e supreme patriciat. En effet, celui-ci se trouvera, d'après l'éducation encyclopédique, habituellement rapproché du sacerdoce par la généralité de s~s. opérations,. d~ manière à devenir l'inaugurateur civique des principaux rapports entre la science et l'industrie 20 • De même, c'est « sous l'impulsion systématique de la religion positive » que les riches actifs prendront moralement un vrai caractère social. Ils ne peuvent qu'y gagner beaucoup, « en stabilité comme en vénération ». S'il est vrai que la hiérarchie temporelle doit encourager les instincts égoïstes, indispensables pour diriger, ceux-ci seraient dangereux et condamnables s'ils n'étaient soumis à la fois à l'éducation et à l'approbation du pouvoir moral : « C'est pourquoi, chez les patriciens, la religion positive consacre, en le réglant, un orgueil qui, partout ailleurs abusif ou puéril, devient ainsi la base d'un commandement nécessaire 21 • » Il s'institue ainsi entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel un ensemble curieux de rapports, faits de subordination réciproque (l'un étant supérieur en puissance, l'autre en dignité), de collaboration (l'un apportant à l'autre à la fois la stabilité et la vénération des masses, et le sens du devoir et de l'ensemble, donc la sociabilité qui constitue le principe fondamental) et de tension, Comte allant jusqu'à parler de l' « · inévitable antagonisme » du pouvoir philosophique « envers le pouvoir politique· ·». Ce pouvoir spirituel est exercé par les femmes (en vertu de la prépondérance du cœur), les philosophes ou savants et les prolétaires. Ces derniers, « privés à la fois de loisir matériel et de puissance individuelle, ne sauraient habituellement participer au gouvernement pratique, dont l'efficacité dépend surtout de sa concentration ». En revanche, dégagés de toute grave responsabilité pratique, les prolétaires s'associent naturellement au pouvoir théorique, d'après la disponibilité d'esprit et l'insouciance personnelle qui les disposent mieux que leurs chefs temporels aux vues d'ensemble et aux sentiments généreux. Ils fourniront ainsi la principale base habituelle de la véritable opinion publique, quand une éducation générale, gai leur sera surtout destinée, leur permettra de bien caractériser leurs vœux. Leurs besoins, comme 19. Ibid., I. 324. 20. Ibid., IV, 80. 2f. Ibid., IV, 79.
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