80 Milioukov rapporte que l'instant était d'une « tension· effroyable ». Les membres de l'Assemblée et les ministres restaient assis, déconcertés. L'existence même de l'Etat se heurtait à un problème de conscience. Deux mois plus tard, le Gouvernement provisoire avait vécu. Dans son livre La Révolution russe ( 1917)) Kérenski consacre quelques pages aux derniers instants de son pouvoir. D'une fenêtre du Palais d'Hiver, à Pétrograd, il put voir les soldats, les matelots, les détachements de la Garde rouge cerner peu à peu le palais sans rencontrer de résistance. Le gouvernement mourut sans combat, d'une mort empreinte d'une belle logique tolstoïenne. ALORS on assista à une sorte de cataclysme géologique. Des couches sociales s'effondrèrent et disparurent complètement de la société : non seulement les propriétaires et les bourgeois, mais aussi, emportés par le torrent, l'oncle Vlas de Nékrassov et le Platon Karataïev de Tolstoï, les frères Karamazov et la Sonia Marmeladova de Dostoïevski, le Roudine de Tourguéniev et le Bolotov de Savinkov, les socialistes-révolutionnaires, les constitutionnels-démocrates et les menchéviks, « la révolution non sanglante de Février tout entière », « les forces vives de la démocratie russe en leur totalité ». A la place, on vit1 arriver les Netchaïev et les Tkatchev, les Epstein et les Pavlov, les Vesovchikov et les Raskolnikov, des hommes qui ne craignaient point de verser le sang, qui ignoraient la pitié et la compassion. Certes, ils parvinrent à fonder un Etat, mais quel Etat ? Dans cette dégradation de la valeur de la personne humaine, la guerre joua son rôle; comme toujours, elle permit aux instincts de sauvagerie de se donner libre cours. Nombreuses sont les •œuvres de la littérature soviétique qui montrent à quel degré peut en arriver l'homme que la guerre a déchaîné. Prenons, par exemple, le cosaque Tchoubaty du roman de Cholokhov Le Don paisible. Tchoubaty demande à un autre cosaque, Grigory Mélékhov, s'il lui est arrivé de tuer un homme. Mélékhov répond par l'affirmative. « Et ça te tourmente ? - Oui. » Tchoubaty hausse les épaules. Lui, cela ne lui fait rien. Il dit avec dédain : « Tu as le c,œur mou », et poursuit ·: « Eh bien, moi, je peux te tuer sans .un soupir ; je ne connais pas la pitié. » Puis, montrant comment il faut s'y prendre pour fendre un homme en deux d'un seul coup BibliotecaGino B•ianco LE CONTRAT SOCIAL - Sabre les hommes, sans crainte. L'homme, c'est mou comme de la pâte. Ne te demande ni le pourquoi ni le comment. Tu ès cosaque; ton affaire, c'est de sabrer; sans rien demander. Il ne faut pas tuer une bête sans raison, un veau, par exemple, ou une autre bête, mais l'homme, tu peux le détruire. C'est souillé, l'homme, c'est impur, ça empoisonne la terre comme un champig~on vénéneux. Cependant, si grands qu'aient été les ravages moraux ·causés par la guerre étrangère, ils furent loin d'égaler ceux de- la guerre civile. Celle-ci anéantit toute conscience morale; les pères tuaient impitoyablement les enfan~s et les enfants leurs parents. Trotski affirme (Ma vie) que, dans le Caucase du Nord, la guerre civile fut si· féroce qu'elle « aboutit parfois à l'extermination de familles entières ». Les sinistres aspirations de Tkatchev-Epstein-Pavlov (« anéantir les hommes comme des cafards ») devinrent réalité. « On pouvait tout se permettre, note .un témoin, violer, empaler, décou- ,, per la peau .en lanières, couper le nez et les oreilles, soumettre le pauvre corps humain à des outrages et des tortures que le marquis de Sade lui-même n'aurait pu imaginer. » La guerre civile terminée, ceux qui avaient grandi au milieu de ces horreurs, qui avaient mis en pratique le principe du « tout est permis », les vainqueurs, se répandirent par tout le pays. On les retrouvera non seulement dans l'Armée rouge, le Guépéou, la milice et l' administration pénitentiaire, mais aussi dans les trusts et les syndicats, dans la presse, les chemins de fer et les coopératives, dans les commissariats du peuple et, bien ehtendu, aux plus hauts postes du Parti. De l'extérieur, les nouveaux maîtres ne se distinguaient en rien des hommes « ordinaires », pour employer la terminologie de Raskolnikov. Mais après avoir bu à cette coupe empoisonnée, comment les conquérants ne se seraient-ils pas écartés sensiblement des « normes moyennes » de l'homme ordinaire ? De tels écarts correspondaient-ils à une virtualité de leur nature et celle-ci n'attendait-elle que le moment de se manifester, ou bien s'expliquent-ils uniquement par le milieu et les circonstances ? Peu importe ; les faits restent les faits, même si nous ne sommes pas en mesure de les expliqu~r dans le dét~il. LA LITTÉRÂTURE SOVIÉTIQUE ( surtout, parmi les écrivains, les sans-parti) qui n'avait pas encore tout à fait rompu les liens qui la rattachaient à Dostoïevski et à Tolstoï s'est beaucoup intéressée à ce type d'homme cruel, inaccessible à la pitié. Toutefois, elle n'a pu, ou
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