Le Contrat Social - anno X - n. 2 - mar.-apr. 1966

86 trotskiste, ou, d'une manière différente, pour le terme saint-simonien d' « industriels ». Dans chaque cas, la distance entre la définition la plus large et les différentes définitions étroites possibles est telle que celle-ci peut transformer entièrement le problème. Les industriels, pris au sens où les définit Henri de Saint-Simon en 1819, comprennent tous les producteurs et· les créateurs, « les savants, les artistes et les artisans », opposés aux oisifs, c'est-à-dire aux militaires, aux nobles, aux prêtres et aux légistes ; donc les ouvriers comme les entrepreneurs, les artistes comme les ingénieurs ; mais chez Saint-Simon et chez Auguste Comte eux-mêmes émerge une différencia tian économico-sociale, hiérarchique sinon conflictuelle, à l'intérieur de cette immense catégorie, le groupe décisif apparaissant tantôt celui des entrepreneurs, tantôt celui des banquiers. Le terme de « bureaucrate » peut être employé partout où il y a organisation en général, au sens de Roberto Michels, partout où il y a organisation « rationnelle » du travail au sens de Max Weber ; il peut comprendre le fonctionnaire prussien représentant la sphère étatique dans une société d'ancien régime (Stéindisch ), le paperassier « parkinsonien » et parasitaire, le technocrate organisateur chargé de diriger l'irrigation en Egypte ancienne ou la S.N.C.F. de nos jours, le « cadre » ou le dirigeant politique du parti unique, dans la mesure où il se coupe des masses et où sa fonction détermine son appartenance à un groupe distinct, ou bien devient une fin en soi. Les technocrates auxquels pense Thorstein Veblen sont les ingénieurs ; ceux qu'appelle Howard Scott, fondateur de la théorie au sens étroit, sont les savants, physiciens et chimistes ; ceux dont James Burnham annonce la montée sont, si l'on choisit la définition la plus précise qu'il en donne, de préférence à d'autres plus confuses, les directeurs chargés de fonctions de coordination et d'organisation : Le troisième type de tâche exigeant des connaissances spéciales très poussées est la direction .technique et la coordination de la production. Pour arriver à sortir une automobile, il faut que tout le labeur des ouvriers ordinaires et qualifiés, celui des dessinateurs, des mécaniciens, des ingénieurs, que les différents matériaux, machines, etc., soient en nombre voulu, à un moment déterminé, à une place donnée. Cette coordination demande à la fois des connaissances en sciences physiques, psychologiques et sociales, les êtres humains étant des· instruments de production aussi importants que les machines, et qu'il faut savoir manier. C'est une erreur (commise par Veblen, entre autres) de confondre cette fonction directoriale et coordonnante avec celle des ingénieurs que j'ai rangés dans la seconde catégorie. Ceux que j'y ai fait entrer ne sont après tout, que des ouvriers extrêmement instruits', hautement qualifiés, ne différant guère de Bibli.otecaGino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES l'ouvrier auquel son habileté permet de fabriquer un instrument de précision ou de faire fonctionner un tour avec ingéniosité. Leurs fonctions ne comportent ni de guider, ni d'administrer, !1i de ...diriger! ~ ~'organiser le travail de la production, taches distmcttves de la troisième catégorie. Pour ces tâches-là, l'art de l'ingénieur et l~s conJ?-aissan~~s~cienti~ques pe~v;ent constituer des titres, bien qu il n en soit pas touJours ainsi mais la fonction elle-même n'est pas celle d'un ' ingénieur ou d'un scientifique. C'est ce troisième type de fonction . que je qualifie de « directoriale » au sens le plus complet et le plus clair · les hommes qui la remplissent sont des « directeurs' ». On leur donne les noms les plus divers : directeurs de la production, surintendants, ingénieurs administratifs, surveillants techniques, etc. Ou bien, lorsqu'ils sont employés dans des entreprises gouvernementales : administrateurs, commissaires, chefs de bureau, etc. En bref, j'entends par « directeurs » les hommes qui, dans la société contemporaine, dirigent véritablement, du point de vue technique, le travail de la production, peu importe la forme juridique ou finan- ~ cière de l'affaire, qu'elle soit individuelle, en société ou gouvernementale 1 • Comment ne pas distinguer, à tout le moins, entre techniciens et « techno-bureaucrates » (expression de Nora Mitrani), entre experts spécialisés dans un domaine précis et managers, ou « techniciens des idées générales » qui, doués ou prétendant l'être, d'une compétence polyvalente, posent leur candidature (du moins proclament leur aptitude) à la direction de l'ensemble social ? Si l'on définit la technique au sens large et diffus comme l' « application des moyens à une fin », on obtient une catégorie encore plus étendue que celle des industriels ; si on la définit au sens étroit d'application de la science à l'action sur la matière, on obtient une catégorie qui ne rend nullement compte du phénomène politique incontestable (caractère de plus en plus technique des problèmes, rôle croissant des experts) que l'on veut mettre en lumière. De toute manière, on oscille toujours, d'une part,. entre des concepts qui, au fond, reviennent simplement à l'idée des « compétences », des « capacités }> de « ceux qui savent », par opposition à ceux qui tiennent leur autorité de la violence, de la tradition ou de l'élection (et l'on aboutit au type d'autorité rationnel de Max Weber) et aux concepts qui affirment le rôle décisif d'un certain savoir, d'une certaine activité ; d'autre part, entre un esprit, une tendance ou une méthode de commandement, d'organisation et de travail, qui peuvent pénétrer et transformer différents types d'activité, 3. L'Ère des organisateurs, Paris 1947, p. 87.

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