Le Contrat Social - anno X - n. 2 - mar.-apr. 1966

72 pouvais rester indifférent au sort de l'économie et de l'industrie du pays. A la fin de l'entretien, j'avais accepté de travailler avec les bolchéviks. J'ai obtenu une bonne situation. J'ai été reçu par nombre de personnalités en vue du Conseil supérieur de l'économie nationale. Krassine et Kerjentsev me connaissent bien. En apparence, tout allait bien pour moi. Je rédigeais des exposés et projets concernant l'économie fluviale, tout en ne croyant pas à la possibilité de les réaliser. Au début de novembre 1921, je fus envoyé en mission en Suède et, dès mon retour à Moscou, arrêté le 22 novembre 7 • » Au début de sa détention, Iakouchev croyait que la Tchéka ignorait tout de son activité dans la M.O.Tz.R. Il conservait donc une certaine arrogance devant le juge d'instruction, Artouzov, qui le surprenait quelque peu par ses bonnes manières. Suivant la méthode tchékiste habituelle, Artouzov lui remettait à la fin de chaque interrogatoire plusieurs feuilles de papier et un crayon, en l'invitant à rédiger, à tête reposée dans sa cellule, une confession complète et sincère de tous ses faits et gestes. La dernière déposition faite par Iakouchev dans cette phase préliminaire se terminait ainsi : << Mes convictions n'ont pas changé: je demeure un nationaliste russe et un monarchiste (...). Vous m'avez demandé quelle est aujourd'hui mon attitude envers le gouvernement soviétique. Je ne méconnais point les efforts de bolchéviks pour restaurer ce qui était détruit, mais l'ordre véritable ne sera rétabli que par le maître couronné de la terre russe. Je termine ici ma déposition. Je ne nommerai personne, mais j'ai tout avoué sans rien cacher de mon activité contre-révolutionnaire » (p. 13). Les ·interrogatoires étant assez espacés, Iakouchev avait le loisir de « réfléchir sur sa vie passée en absorbant sa soupe et en pêchant dans sa gamelle les grains de millet et quelques rares bribes de nature indéterminée qui nageaient dans l'eau trouble ». A la fin de chaque interrogatoire, Artouzov s'arrangeait pour semer .l'inquiétude dans l't;:sprit de lakouchev par quelques questions en apparence anodines, mais insidieuses. On ne l'interrogeait point sur son activité à l'étranger, ce qui ne faisait que le troubler davantage. Souvent, la nuit, il se réveillait en sursaut, couvert de sueur froide à la pensée que la Tchéka avait pu découvrir son appartenance au Conseil politique de la M.O. Tz.R. D'un interrogatoire à l'autre, Iakouchev perdai~ de plus en plus la maîtrise de lui-même. Après cette mise en condition psychologique, la Tchéka abattit son jeu. Artouzov prouva à Iakouchev que la visite de ce dernier à Reval, chez un certain Artamonov, ex-officier, était 7. Extrait de la première déposition de Iakoucbev, in Nik, pp. 10-13. Bi.bliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL connue de son service. A l'interrogatoire assistait un autre tchékiste, PiUar. Silencieux au début de l'entretien, celui-ci feignait de relire une longue lettre. Il coupa net Iakouchev, lequel affirmait qu'il était allé chez Artamonov à seule fin de lui remettre une lettre personnelle à lui confiée par une parente moscovite du destinataire : - Ecoutez attentivement, Iakouchev. Cela vous concerne. Je lis dans cette lettre : ·« lakouchev est un spets 8 important. Intelligent, connaît tout et tous. Il partage nos idées. C'est justement l'homme dont nous avons besoin. Selon son avis, qu'il affirme être celui des meilleurs hommes de la Russie, le régime bolchévique conduit à l'anarchie, et ensuite, sans étapes intermédiaires, au tsar. On peut s'attendre qu'il s'effondre dans trois ou quatre mois. Après la chute des bolchéviks, les spets prendront le pouv.oir. Le gouvernement sera constitué par ceux qui sont en Russie et non par les émigrés. Iakouchev affirme que dans le pays existe et agit une organisation contre-révolutionnaire. Il a une très mauvaise opinion des émigrés. ~ Selon lui, ils seront plus tard bienvenus en Russie, mais il est impossible d'importer un gouvernement de l'étranger. Les émigrés ne connaissent pas la Russie. Ils ont besoin de se réacclimater dans le pays. C'est l'organisation monarchiste de Moscou qui doit donner des directives aux organisations en Occident, et non l'inverse. Iakouchev affirme que les actes terroristes sont inutiles.· Il faut que les émigrés rentrent légalement en Russie le plus nombreux possible. Les officiers et ceux qui se sont mêlés de politique devront différer leur retour. L'intervention des étrangers et des volontaires blancs n'est pas désirable. Elle ne rencontrera aucune sympathie (...). Iakouchev nous propose d'établir un contact réel entre nous et les Moscovites. Il ne cite pas de noms, mais laisse entendre qu'il s'agit de gens jouissant de prestige dans le pays et à l'étranger. » Iakouchev, pétrifié, écoutait cette lecture qui sonnait sa propre condamnation à mort : - Voici ce que vous avez discuté avec Artamonov. Connaissez-vous Chtchelgatchev? - Oui, répondit tout bas Iakouchev, il a servi chez Wrangel dans le service de renseignements. - A-t-il assisté à votre entretien avec Artamonov? Iakouchev n'eut que la force d'opiner du chef. Puis, dans un sursaut d'énergie, il s'écria : - Oui, tout cela est exact, Mais comment avez-vous pu apprendre tous ces détails? Ni Artamonov ni Chtchelgatchev ne pouvaient me trahir. Ils nourrissent une haine féroce contre vous. Qui a fait cela? J'ai tout avoué, vous pouvez maintenant me le dire. Pillar répondit : - Pourtant c'est bien Artamonov, votre ancien élève. Et il montra à Iakouchev l'en-tête de la lettre : « Cher Cyrille », la signature : « Ton ·· Iouri » et l'enveloppe avec l'adresse : « Prince C. Chirinski-Chikhmatov, Kurfürstendamm, 16, Berlin. Expéditeur : Iou. A. Artamonov, Reval, Estonie. » , Le choc de cette révélation fut tel que Iakouchev perdit connaissance et s'affala sur la table. 8. Terme servant à désigner un spécialiste non communiste entré au service 'des bolchéviks.

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