Le Contrat Social - anno X - n. 2 - mar.-apr. 1966

P. HASSNER chanoines, tous les préfets et les sous-préfets, tous les employés dans les ministères, tous les juges, et, en sus de cela, les dix mille propriétaires les plus riches parmi ceux qui vivent noblement. · Cet accident affligerait certainement les Français parce qu'ils sont bons ( ...). Mais cette perte de trente mille individus, réputés les plus importants de l'Etat, ne leur causerait de chagrin que sous un rapport purement sentimental, car il n'en résulterait aucun mal politique pour l'Etat ( ...). ( ...) La prospérité de la France ne peut avoir lieu que par l'effet et le résultat des progrès des sciences, des beaux-arts et des arts et métiers ; or, les princes, les grands officiers de la Couronne, les évêques, les maréchaux de France, les préfets et les propriétaires oisifs ne travaillent point directement au progrès des sciences, des beaux-arts, des arts et métiers ; loin d'y contribuer, ils ne peuvent qu'y nuire, puisqu'ils s'efforcent de prolonger la prépondérance exercée jusqu'à ce jour par les théories conjecturales sur les connaissances positives ; ils nuisent nécessairement à la prospérité de la nation en privant, comme ils le font, les savants, les artistes et les artisans du premier degré de considération qui leur appartient légitimemen_t; ils y nuisent puisqu'ils emploient leurs moyens pécuniaires d'une manière qui n'est pas directement utile aux sciences, aux beaux-arts et aux arts et métiers ; ils y nuisent, puisqu'ils prélèvent annuellement, sur les impôts payés par la nation, une somme de trois à quatre cent millions sous le titre d'appointements, de pensions, de gratifications, d'indemnités, etc., pour le paiement de leurs travaux qui lui sont inutiles. Ces suppositions mettent en évidence le· fait le plus important de la politique actuelle ; elles placent à un point de· vue d'où l'on découvre ce fait dans toute son étendue et d'un seul coup d'œil ; elles prouvent clairement, quoique d'une manière indirecte, que· rorganisation sociale est peu perfectionnée ; que les hommes se laissent encore gouverner par la violence et par la ruse, et que l'espèce humaine (politiquement parlant) est encore plongée dans l'immoralité ( ...). Ces suppositions font voir que la société actuelle est véritablement le monde renversé 5 • Cette pensée consiste avant tout dans l'opposition des deux types d'activités, de sociétés et d'individus, militaires et industriels, guerriers ou voleurs et travailleurs ou producteurs : « Mon opinion, à cet égard, est fondée sur cette conception qui est parfaitement claire : les nations, de même que les individus, ne peuvent vivre que de deux manières, _savoir : en volant ou en produisant. Ainsi,_ il ne peut y avoir que deux espèces d'organisation sociale · dont le caractère soit positif : l'une ayant pour objet de faire des conquêtes, c'est-à-dire de voler nationalement, l'autre ayant pour but de produire le plus possible. Dans le premier cas, ce sont les militaires qui doivent se trouver au premier rang ; dans le second, ce sont les industriels qui doivent être placés en première ligne O • » Il y a bien une classe intermédiaire, 5.. Cf Bougl~. pp. 125-30. 6. Cité par Fr. Ponteil, ln Politique ri lrchniquP, pp. 271-72. Biblioteca Gino Bianco 89 celle des légistes et des métaphysiciens, qui correspond à la société intermédiaire et transitoire constituant une étape entre la société féodale militaire et la société industrielle. Tout ' ' naturellement cette classe intermédiaire devrait occuper un r~ng intermédiaire : « La nation est rangée sur trois rangs : au premier, sont les nobles, les militaires et les théologiens ; au second, les avocats et les philosophes ; au troisième, les industriels. Pour rétablir les choses dans l'ordre normal, il n'y aurait qu'à commander : demi-tour à droite 7 • » On remarquera ici deux points qui nous paraissent liés. Saint-Simon emploie surtout les expressions de « rang », de . « première ligne », etc., comme s'il s'agissait, en termes modernes, de « statut social », ou de prestige, plus que de pouvoir. En second lieu, il n'y a aucune plac~ dans ses énumérations pour les hommes politiques, les gouvernants en tant que tels. C'est que, précisément, il n'y a ni pouvoir polit!que ni gouvernants en tant que tels : ceux-ci ne constituent qu'un sous-produit de l'activité sociale décisive. Dans une société de producteurs, fondée sur le travail ou l'administration des choses, le gouvernement appartient à ceux qui organisent ce travail en commun, les industriels, et il est essentiellement administratif ; dans une société militaire, fondée_ sur la conquête ou la domination des hommes, le gouvernement appartient à ceux qui dirigent cette conquête, les militaires, et il est lui-même essentiellement dominateur. D'une manière ou d'une autre, c'est toujours la fonction technique, a~ service des besoins économiques et sociaux, qui est le facteur dernier : la conquête, le vol exercés par les militaires sont eux-mêmes une autre solution, indirecte, au même pr(?blème, que le travail, la production exercés' ·par les industriels : faire vivre la société. Il n'y a pas, en fait, d'autre hiérarchie que celle· de l'urgence et de la nécessité des besoins : si, à l'intérieur de la société, ce sont les producteurs, et, parmi céux-ci, les industriels, définis comme les producteurs directs ou indirects de biens matériels de préférence aux savants et aux artistes, qui doivent constituer la classe dirigeante, c'est parce qu'ils sont la classe la plus indispensable, celle qùi satisfait les besoin~ vitaux, celle ~ui, par conséquent, entretient les autres. SaintSimon le dit textuellement : « La classe industrielle doit occuper le premier rang parce qu'elle est la plus importante de toutes ; parce qu'elle peut se passer de toutes les autres, et qu'aucune 7. Ibid., pp 259-60.

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