Le Contrat Social - anno X - n. 2 - mar.-apr. 1966

N. VALENTINO V blement tournés non plus désormais contre les grands-ducs, les propriétaires et les bourgeois - lesquels ont tous disparu, - mais contre le peuple des travailleurs aux mains rudes, ce peuple qu'ont invoqué et pour qui se sont sacrifiées des générations entières de l'intelligentsia. Le principe : « Tout est permis dans la lutte contre l'ennemi de classe » fut élargi : tout est permis dans la lutte contre le peuple, s'il refuse le bonheur que nous lui apportons. Pour être capable de pareille audace, il faut être doué d'une nature particulière (Dostoïevski la qualifie de « criminelle » ), et « ne pas avoir le cœur mou », comme dit le cosaque Tchoubaty. On comprend fort bien, dans ces conditions, que nombreux furent ceux qui se sont retrouvés dans le camp des « déviationnistes », des « opportunistes », des « hommes de peu de foi ». C'est sur le seul terrain de la psychologie que résidaient, en fin de compte, les divergences fondamentales. Pour supporter les horreurs du « tout est permis », on ne devait connaître ni hésitation, ni pitié, ni remords. Pour empêcher les cœurs d'hésiter, il fallait leur inculquer une morale de temps de guerre. Ce qui fut fait. Dans son roman Energie, F. Gladkov analysait déjà, à propos du Dnieprostroï, la nature particulière des vertus que requérait l'application de la « ligne générale ». Bien qu'assez médiocre, le livre reçut l'approbation officielle. La Pravda en parlait comme d'un des « rares romans témoins authentiques de notre époque » (26 juin 1933 ). Le lecteur ne pouvait pas « ne pas reconnaître, derrière certains personnages, des visages connus ». Arrêtons-nous au passage où Gladkov révèle les pensées intimes de l'ingénieur Kriajitch : - Désormais, je ne suis plus moi-même. Je suis un esclave. Je n'ose rien dire : on me tordrait le cou ou l'on m'enverrait à Solovki. Nous avons des devoirs, mais aucun droit. Et ceux qui ont tous les droits, sans aucun devoir, ne connaissent rien au travail... Je suis une victime ; je peux disparaître d'un moment à l'autre ... Mérrisant ces plaintes, l'auteur les compare à des « malaises de femmes ». ' Ailleurs, grâce au « carnet de notes » d'un communiste, César, nous apprenons que le gounement, « pour accumuler les capitaux », nourrit les ouvriers d'un « brouet bleuâtre, innommable », qui pue le cadavre et la fosse d'aisances, et aussi que les paysans s'enfuient n'importe où. Mais venons-en à la nouvelle morale que prêche le personnage principal, le communiste Miron, au nom de famille tout à fait symbolique de Vataguine (vataga : bande, troupe). Il BibliotecaGino Bianco 83 adresse des reproches à un autre communiste, Doubiaga : - Si tu veux faire la révolution avec un cœur trop sensible, tu n'iras pas loin. Dans la lutte, il faut arracher son cœur et l'envoyer au diable. TouT AU LONG de la révolution russe, il est souvent question du cœur. Les frères Karamazov parlaient du cœur; le tourment de Bolotov, c'était le problème du cœur. L'intelligentsia était incapable d' « arracher » son cœur ou de le durcir : elle avait un cœur « mou ». Miron Vataguine arrache le sien sans hésiter. L'expression « s'arracher le cœur », qui résume tout le code moral après Octobre, nous est déjà connue. Le Nakhodka de Maxime Gorki ne s'exprimait pas autrement : - Je m'arracherai le cœur s'il le faut, et je le foulerai moi-même aux pieds ( ...). Pour la cause je ferais tout. Je tuerais même mon propre fils, à l'occasion. Cependant l'identité apparente des formules de Miron Vataguine et de Nakhodka cache une différence profonde. Le Nakhodka du Gorki première manière considérait encore l'assassinat comme un péché (plus tard, devenu le maître à penser que l'on sait, Gorki dut modifier totalement ses idées sur la question). Vataguine, 1ui, déclare : - Dans la lutte, j'écraserai le premier qui recule devant les gémissements et le sang. Toi, Doubiaga, tu m'as l'air un peu suspect avec tes ménagements. Les menchéviks parlaient toujours de ménagements, et c'est ainsi qu'ils sont devenus des laquais de la bourgeoisie. Moi, sans aucune hésitation, je t'anéantirai, s'il le faut, toi et les autres ... Les Tchaguine, les Epstein voulaient exterminer leurs ennemis alors que Miron par le de supprimer également ses proches si ceux-ci gênent sa marche vers le but à atteindre. Pour lui, s'arracher le cœur, rester indifférent devant les gémissements et le sang, l'humiliation et l'écrasement de l'homme, c'est encore insuffisant : - Ce n'est point moi seul qui dois m'arracher le cœur, mais aussi mon ami, mon camarade, ma mère, ma femme, mes enfants. S'ils n'en sont pas capables, il faut les anéantir, car ils risqueraient de devenir nuisibles. A la guerre, lorsque retentit le commandement : « Feu ! », toute la compagnie doit tirer ; ceux qui hésitent sont passibles du conseil de guerre. La morale de Miron Vataguine, officiellement adoptée, s'inspire de cette règle. La sélection des individus s'effectue désormais

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