Le Contrat Social - anno X - n. 2 - mar.-apr. 1966

N. VALENTINO V n'a pas osé pousser bien loin ses recherches, car elle aurait été amenée à présenter une analyse impitoyable de la psychologie des chefs de la révolution, ce que la censure n'eût en aucune façon toléré. Malgré tout, avec plus d'audace d'ailleurs que de réussite, dans son roman Les Fumées (1928), un Daniel Fibich décrit le personnage du jeune Serge Tchaguine, formé dans la guerre civile. En toute occasion, Tchaguine affirme sa volonté. A la moindre résistance, il est prêt à « casser la figure ». L'ingénieur Bolt (dans l'esprit de l'auteur, Bolt est un des derniers représentants de la vieille intelligentsia en voie de disparition), observant Serge comme un entomologiste le ferait d'une curieuse variété d'insecte, lui demande naïvement : - Et vous frappez tous ceux qui ne vous plaisent pas? - Heu ... Non, pas tous. Les poings n'y suffiraient pas. Et c'est dommage. Les hommes, c'est de la canaille, de la racaille ... Des froussards, des menteurs, des gredins ... Il faudrait tous les ... - Quoi? - Les écraser ... Il serra le poing, le secoua sous les yeux de Boit : - Voilà, comme ça ! Ils ont peur des forts, ils leur lèchent les bottes. Ils leur pardonnent tout. Tout! - Mais enfin il y a des lois qui régissent la vie en commun et qui protègent les faibles contre l'arbitraire des forts. Qu'est-ce que vous en pensez? - Oh ! les lois ... Ne nous cassez pas les oreilles avec vos lois. Celui qui est le plus intelligent et le plus fort, celui qui détient le pouvoir, c'est celui-là qui fait les lois. Avant, les lois, c'était le tsar qui les faisait, pour se protéger ; maintenant, ce sont les bolchéviks qui se protègent. Avant, c'étaient les révolutionnaires que l'on descendait ; maintenant, ce sont les contre-révolutionnaires. Chacun voit les choses à sa manière. Moi, les lois, je crache dessus. La loi, c'est moi. C'est moi tout seul qui fais ma loi. Ce que je veux, je le fais, et celui qui me gêne, c'est pas difficile : une balle dans la nuque, et on l'emporte par les pieds. - Alors, tout est permis? Comm_e pour Raskolnikov? Tchaguine n'a jamais entendu parler de Raskolnikov ; il avoue du reste volontiers que, pour les livres, il n'y connaît pas grand-chose... Mais il n'avait pas besoin de la philosophie du héros de Dostoïevski pour répondre : - Tout est permis! Alors Boit, les yeux mi-clos, ses pupilles aussi petites que des têtes d'épingle, se pencha à l'oreille de Serge et lui demanda doucement : - Et le sang? - Quoi, le sang? - Oui, le sang... On peut ... ? L'assassinat... ? Serge cracha dans ses doigts, éteignit son mégot et sourit malicieusement : - Tu parles... Et après ? L'assassinat ! Et au front, quand on en descendait des milliers ? La mort, je l'ai souvent vue en face; c'est comme une sœur pour BibliotecaGino Bianco 81 moi. Des régiments, des régiments entiers qu'on fauchait ! On tirait à droite, à gauche, sans s'occuper de rien - et voilà ! Tandis que maintenant, lorsqu'on descend quelqu'un, on passe aussitôt en jugement, et on vous en colle pour huit ans. Canailles ! Quelle hypocrisie ! Le sang, qu'ils disent ... Mais le sang, que ce soit le vôtre ou celui d'une poule, c'est toujours le même. Et verser le sang, ce n'est pas bien difficile. C'est vite appris. - Cela vous est arrivé ? - Peuh ... Même que j'en avais assez... Craignant la censure et les ennuis de toutes sortes, l'auteur s'efforce de donner l'impression que Serge Tchaguine n'est pas un communiste, mais représente seule1nent « une partie moralement meurtrie de la jeune génération », broyée entre les meules de deux époques, « l'ancienne, qui n'est pas encore tout à fait morte, et la nouvelle, qui n'est pas encore vraiment née ». Mais il devient de plus en plus clair que ce sont les principes de Tchaguine, de Raskolnikov et de Tchouba ty qui caractérisent la psychologie des vainqueurs de la guerre civile. Tchaguine et les communistes - les vainqueurs - sont pareillement convaincus que « tout est permis », que « tout est pardonné au fort » et que « verser le sang, c'est vite appris ». Significatives sont à cet égard les paroles du père de Tchaguine, qui a su se gagner une place au soleil, d'abord en qualité de commissaire politique, puis en tant que haut dignitaire soviétique : - Le vieux Darwin avait quand même raison : ce sont les plus forts et les mieux adaptés qui survivent. La nature est sage dans sa cruauté. Que diable auraitelle besoin de ce qui est chétif et sans défense ? - Alors, c'est le balai de fer ? - Mais oui... A la poubelle ! Pour fertiliser l' avemr ... Seule l'idéologie distingue le père de son fils. Celui-ci estime que tout est permis ·« pour • • • ' • I\ moi », car « Je suis a mo1-meme ma propre loi ». Celui-là, membre du Parti, pense que tout est permis en vue de la victoire d'une idée. Mais l'auteur du roman a vite fait de supprimer cette distinction par son scepticisme ironique quant à la valeur de ces idées, voire de l'idéologie en général : Les id~es ! Quelle chose visqueuse et perfide ... Notre époque est dominée par des idées magnifiques, de grandes idées tapageuses. Mais les idées, c'est comme du caoutchouc : ça s'étire comme l'on veut pour recouvrir n'importe quoi. Les idées, c'est comme des caméléons. EIJes peuvent prendre toutes les couleurs, selon les besoins du moment ... Avec la nep, pendant les années relativement calmes qui vont de 1922 à 1927, certains de ces Tchaguine s'adoucirent quelque peu. On put même croire qu'ils allaient se transformer, se régénérer. Les restes de l'intelligentsia épar- •

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==