106 sentence différée, le blâme public au lieu de l'amende, le travail constructif à la place de l'internement. Le but des mesures pénales, proclamait-on, était de défendre la société et de rééduquer les délinquants, et non pas de se venger. IL N'EN DEMEURE PAS MOINS que tout ce travail juridique était considéré comme purement transitoire ; il s'agissait de mesures diri- , , . .• gees contre un groupe, necessa1rement en voie de disparition, d'ennemis de classe et d'éléments socialement irresponsables, ou encore de règlements rendus nécessaires par la persistance temporaire de la propriété. Aux yeux de théoriciens du droit tels que Reisner et Pachoukanis, Stoutchka et Krylenko, on ne pouvait pas encore parler de droit socialiste. Le droit, soutenaient-ils (et en cela ils rejoignaient Marx au niveau le plus subtil), était un reflet des lois impliquées par l'échange des marchandises et l'organisation de la production à partir de la propriété privée. L'essence du droit, écrivait Pachoukanis, est le contrat d'échange commercial : l'homme en tant que personne juridique est une unité jouissant de droits et soumise à des devoirs imposés par les « échanges » avec d'autres unités de même espèce. Cela ne vaut pas seulement pour le droit civil,, mais aussi pour le droit de la famille, où le mariage et l'adoption sont considérés comme des rapports contractuels; pour le droit public, où l'Etat est considéré comme étant lié à ses citoyens par un « contrat social » ; enfin, pour le droit pénal, où l'idée du châtiment a fait place à la notion de contrat ex post facto, de punition en tant que « rétribution » du crime. C'est ainsi, affirmait Pachoukanis, que le droit ne se développe pleinement que dans une société bourgeoise, car ce n'est que là que les lois du commerce se développent pleinement; avec la naissance du communisme, avec la production destinée à l'usage, avec la suppression de la proprié~é privée et de l'échange commercial, le droit meurt nécessairement 13 • Après l'abandon de la nep et le lancement du premier plan quinquennal en 1.928, les tenants de cette théorie voyaient dans un avenir proche le dépérissement du droit bourgeois, remplacé par le plan socialiste. L'enseignement du droit civil fut abandonné à l'université de Moscou, dont Pachoukanis était le doyen. En 13. E. Pachoukanis : La Théorie générale du droit et le marxisme, 2e éd., 1926. BibliotecaGino Bianco L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE 1930, traitant de «. l'Etat soviétique et la révolution dans le droit », Pachoukanis déclarait : Dans la société bourgeoise-capitaliste, la superstructure juridique doit avoir le maximum d'immobilité, le maximum de stabilité, car elle représente l'armature solide du mouvement des forces économiques dont les porteurs sont les entrepreneurs capitalistes (,;.). Chez nous, c'est différent. Il est nécessaire que notre législation possède l'élasticité m8:'!male (...), que le droit occupe chez nous (...) une pos1t1onsubordonnée par rapport à la politique. Nous disposons d'un appareil de politique. prolétarienne, .m~is. ~ous n'avons nul besoin d'un quelconque appareil Juridique de droit prolétarien 14 • L'œuvre de Pachoukanis est sans conteste ce que la jurisprudence soviétique· a produit de plus intéressant. C'est elle qui se rattache le plus étroitement aux aspects très subtils de la critique de Marx à l'égard de la civilisation commerciale ; en d'autres termes, elle développe le thème de l'aliénation, aujourd'hui fa- ~ meux, sans accorder grand poids · à la théorie plus fruste de Marx concernant l'intérêt de classe et la domination de classe. Mais, .si doué pour la théorie qu'ait été Pachoukanis, son travail eut pour effet pratique de renforcer la ligne bolchévique suivant laquelle le P~rti était au-dessus de la loi, suivant laquelle le Parti était, en fait, la Loi en personne. Son travail contribua à créer l'atmosphère dans laquelle les nouveaux administrateurs soviétiques furent incités à calculer les répercussions de leurs actes sur le Parti et sur leur propre position politique, et non pas à faire coïncider ces actes avec le droit. Il rendit possible la justification idéologique de l'arrestation arbitraire, de la peine « administrative », des procès secrets, etc. En plaçant l' « édification socialiste » audessus et en face de la loi, il permit à André Vychinski, alors procureur général adjoint, de déclarer dans son rapport à l'assemblée générale du collège des avocats, le 2 décembre 1933 : Au tribunal soviétique, la défense doit être fondée sur un· principe profond. Les principes de la défense soviétique doivent être ceux de l'édification socialiste... [L'avocat doit produire] toutes ses preuves pour défendre l'accusé sans quitter le terrain de principe qu'il partage avec le tribunal, avec l'accusation, avec le pays tout entier - le terrain des intérêts de l'édification socialiste, les intérêts de l'Etat de la dictature prolétarienne u. En outre, les idées de Pachoukanis engendrèrent un climat dans lequel les avocats de métier 'furent regardés avec soupçon, à moins qu'ils n'aient été chargés de l'instruction ou 14. Harold J. Berman: Justice in Russia, Harvard Univ. Press, 1950, p. 33. 15. Lapenna : op. cit., p. 645,
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