104 nécessairement être autocratique et la loi ne . pas tarder à être représentée par une série d'oukazes. Avant les réformes judiciaires introduites par Alexandre II en 1864, écrit Michael Florinsky, le système était caractérisé par « l'inhumaine sévérité du châtiment, la multiplicité des instances judiciaires, la complexité de la procédure ( ...), le secret, l'arbitraire et le formalisme insensible » 2 • Pour la plupart des membres de l'intelligentsia) tout comme pour le paysan, la loi signifiait le knout. C'était un moyen de répression employé par l'Etat envers les intellectuels, par les maîtres envers leurs paysans, par les maris envers leurs femmes. Même lorsque la loi garantissait des droits formels, ces derniers n'avaient aucune valeur dans une société autocratique. Le révolutionnaire russe N. G. Tchernychevski remarquait à l'époque où Marx écrivait Le Capital : L'homme n'est pas une personne juridique abstraite, mais une créature vivante (...). Un homme qui est dépendant pour ses moyens matériels d'existence ne peut être réellement un être humain indépendant, quand bien même son indépendance est proclamée par la lettre de la loi 3 • CERTES, dans la période qui va du XVIIIe siècle jusqu'à la révolution d'Octobre, il y eut des hommes tels que S. F. Desnitski (1740-89), A. D. Gradovski (1841-89) et M. M. Kovalevski qui jouèrent un grand rôle dans la recherche d'une constitution libérale. Mais ces hommes appartenaient en général à l'aile libérale des universitaires (employés d'un service public), et non pas à la véritable intelligentsia) elle essentiellement révolutionnaire ; leur influence sur les événements et sur le mouvement révolutionnaire s'avéra négligeable. Vers 1909, écrivant dans le recueil 1/iékhi (les Jalons), V. Kistiakovski sentit qu'il était de son devoir de défendrè le règne de la loi et le concept de la légalité face aux intellectuels russes de toutes nuances, depuis Leontiev et les slavophiles jusqu'à Herzen et aux révolutionnaires marxistes aussi bien que non marxistes 4 • L'Etat soviétique, ont fait valoir les juristes communistes, « n'est pas né sur la base de quelques statuts écrits ; il est le résultat de l'initiative directe des masses qui, au cours de la révolution, ont détruit l'ordre ancien, l'ancien2. Cité d'après Michael Florinsky: Russia. A History and an lnterpretation, 28 éd., 1955, in Albert C. Malone, Jr : « The Soviet Bar •, Cornell Law Quarterly, vol. 46 (1960-61), p. 260. 3. Recueil des amvres complètes, Moscou 1939-53, vol. IV, p. 740. · 4. Cf. George L. Kline : • Socialist Legality and Communist Ethics •, in Natural Law For_um, vol. 8 (1963), p. 21. BibliotecaGino Bianco . .. . L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE .ne légalité, l'ancien système d'autorité, et leur ont substitué leur propre système de pouvoir, leurs propres organes de gouvernement » 5 • La profession d'avocat, les anciennes cours de justice et -l'ancien ministère public furent abolis par décret en date du 7 décembre 1917. Quant aux tribunaux du peuple nouvellement institués, ils eurent pour instructions de « n'appliquer les lois des gouvernements déchus que dans la mesure où elles n'avaient pas été abrogées par la révolution, que si elles n'entraient pas en contradiction avec la conscience révolutionnaire et le concept révolutionnaire de la légalité ». Les premiers décrets du gouvernement soviétique n'étaient pas considérés par leurs auteurs comme des lois au sens traditionnel. « Ce n'est pas le corpus juris Romani) mais notre conscience révolutionnaire de la justice qu'il faut appliquer aux " rapports de droit civil " », écrivait en 1922 Lénine à Kourski, commissaire du peuple à la Justice 6 • Cinq ans plus tôt, en 1917, il avait écrit : Peu importe que bien des points de nos décrets ne soient jamais appliqués ; nos décrets ont pour but d'enseigner aux masses à prendre des mesures pratiques (...). Nous ne devons pas les tenir pour des règles absolues à appliquer en toutes circonstances 1 • En d'autres termes, ainsi que Trotski devait le dire plus tard dans sa biographie, les décrets étaient « le programme du Parti exprimé dans le· langage du pouvoir (...), un moyen de propagande plutôt que d'administration » 8 • Les tribunaux devaient être guidés par leur « conscience » plutôt que par la loi. C'est ainsi que les règlements du tribunal révolutionnaire provisoire de la province de Novgorod, un exemple parmi bien d'autres, stipulaient : (Paragraphe 15) Le tribunal tranche d'après sa conscience, en se fondant sur sa propre conviction. (Paragraphe 18) En prononçant la sentence qui frappe un coupable, le tribunal n'est tenu par aucune . des lois . en vigueur, mais il est autorisé, sans qu'il y ait pour lui obligation .à le faire, à se référer aux lois pénales en vigueur 9 • Ou encore, ainsi que Kourski le dira par la suite : Le juge bourgeois ne pouvait que compléter le texte par interprétation. Le champ du tribunal prolétarien est .beaucoup plus vaste. Dans sa fonction , 5. Quarante années de droit soviétique, 1917-1957, Moscou 1957, vol. 1, p. 16. 6. Rudolf Schlesinger : Soviet Legal Theory, Londres 1945, p. 150. 7. Casimir Grzybowski : Soviet Legal Institutions, Univ. of Michigan Press~ 1962, p. 42. 8. L. Trotzky : Ma Vie, 1930, 9. Grzybowski, op. cit., p. 43.
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