« TOUT EST PERMIS » par N. Valentinov LES DISCUSSIONS sur le livre de Savinkov datent de 1913. Un an plus tard, c'était la guerre et, en 1917, la révolution russe, une révolution « non sanglante » comme on disait alors. Qui aurait pu penser que les débats sur des thèmes moraux issus des idées de Tchernychevski, repris dans les années 60 par Dostoïevski et auxquels le petit livre de Savinkov n'avait pas mis fin, allaient apparaître, à la lumière des incendies de Février et d'Octobre, comme une sorte de pressentiment profond, comme une espèce de préface littéraire à la « musique » de la Révolution ? Qui aurait pu penser que les questions soulevées par Ivan Karamazov devant Aliocha dans un cabaret crasseux continueraient d'agiter les révolutionnaires dans le feu de l'action, et serviraient désormais de pierre de touche pour apprécier la nature d'un événement de portée universelle ? Une destinée maligne se plut à renverser les termes du « problème russe ». Pour l' essentiel, celui-ci s'était posé au début dans les conditions particulières de l'autocratie. C'est en luttant contre cette dernière que certains se demandaient : « Tous les moyens sont-ils permis ou non ? », tels ces Bolotov abattant grands-ducs et gendarmes. Mais en février 1917 l'ordre établi s'effondra et le peuple libre devint à son tour autocrate. Par un renversement dramatique de situation, ce furent des hommes comme Bolotov, qui jusque-là vivaient et mouraient au cri de : « Vive le peuple russe libre ! », qui durent se battre contre ce peuple et tirer sur lui, et non plus sur les ministres du tsar. Ils étaient convaincus, par exemple, qu'il fallait défendre la patrie les armes à la · Biblioteca Gino Bianco II main contre l'envahisseur allemand. Mais le peuple, lui, ne voulait pas se battre et, adoptant les idées de Tolstoï, il désertait ou fraternisait avec l'ennemi. Que fallait-il donc faire ? Tirer sur les fuyards ? « Pas de choix : ce sera la peine de mort pour tous ceux qui refuseront de risquer leur vie pour la patrie, la terre et la liberté. » Qui parle ainsi ? Savinkov, commissaire du Gouvernement provisoire auprès de la VIIe armée, plus tard vice-ministre de la Guerre, l'auteur du roman Ce qui ne fut pas. Le même qui décrivait de manière si émouvante les tourments de Bolotov et sa mort pour « la cause ». Cependant, si un Savinkov pouvait à la rigueur reconnaître qu'il n'avait pas le choix, la démocratie russe, elle, pouvait-elle vraiment s'y résoudre après avoir applaudi avec enthousiasme l'adoption solennelle, sur proposition d'Alexandre Kérenski, d'une loi abolissant « une fois pour toutes » la peine de mort ? Une autre tragédie couvait. Le conflit qui éclata après la chute du tsarisme opposait deux révolutions. Toutes deux se considérant comme authentiques, de toute évidence l'une d'elles se trompait. Mais laquelle ? Celle qui voulait continuer la lutte jusqu'à « une paix sans annexions ni indemnités », ou bien celle qui, par la bouche de Lénine, réclamait la fin des hostilités pour pouvoir déclencher la guerre civile ? Celle qui visait à l'établissement d'un régime démocratique assurant les droits de la personne humaine, avec le maximum de libertés et de vastes réformes, ou bien celle qui, faisant l'économie de l'ordre bourgeois, prétendait se précipiter « à toute vapeur » vers le socialisme ? D'autres différences encore existaient. Lénine, dans son combat contre « l'ennemi de clas-
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==