Le Contrat Social - anno X - n. 2 - mar.-apr. 1966

E. DELIMARS Après un long silence, Dzerjinski prit un ton onctueux et amicalement persuasif - Vous voilà décidé à être un fonctionnaire soviétique honnête, content de travailler dans votre spécialité. C'est fort louable. Mais il se trouve que vous possédez des capacités et certaines possibilités qui peuvent être très utiles à l'Etat dans un tout autre domaine, bien plus important. Ne serait-il pas plus indiqué de vous donner l'occasion de travailler pour la protection de la sécurité de notre Etat et pour sa défense contre les attentats de ses ennemis les plus acharnés ? Réfléchissez à cela. Trois heures durant, le chef du Guépéou, pourtant surchargé de besogne, procéda luimême à un astucieux lavage de cerveau. Il ne négligea •rien pour détruire les vestiges des sentiments monarchistes de Iakouchev, pour lui démontrer la bassesse et la nullité du tsar et de sa cour. Il lui soumit une masse de lettres où les victimes et témoins des atrocités commises par les armées blanches décrivaient les souffrances infligées par les officiers, par la fine fleur de la garde impériale, à ceux qui tombaient entre leurs mains. Le peuple qui avait enduré cela ne consentirait jamais à abandonner un régime gagné par tant de sacrifices : - Après la défaite de Denikine, nous avions aboli la peine de mort. Les Blancs ont .,.répondu par des complots et des assassinats. Ce sont eux qui nous ont forcés à rétablir la peine capitale. La Tchéka n'est pas seule à lutter contre les ennemis. C'est toute la population, c'est tout notre peuple qui combat contre eux. Là est notre force... Je ne mésestime ni votre audace ni votre fermeté. Vous avez fait preuve du courage du désespoir. Mais personne ne peut être un héros s'il va contre son peuple. C'est Victor Hugo qui a dit cela, si j'ai bonne mémoire. Le courage et l'héroïsme véritables, c'est d'aller avec le peuple, avec ceux qui défendent ]'Etat des ouvriers et des· paysans. Parmi ceux que vous aviez recrutés dans votre organisation criminelle, il y a des gens qui ne sont pas définitivement perdus pour la patrie. Il y a ceux qui hésitent, qui doutent, qui se demandent pourquoi ils ont lié leur sort aux ennemis de la révolution. Est-ce que vous ne vous sentez pas coupable envers ceux que vous conduisez à leur perte ? Pouvez-vous les abandonner à leur sort sans que votre conscience vous tourmente ? Vous devez nous aider à préciser qui parmi ces gens est irrémédiablement perdu et qui peut encore être récupéré pour devenir un citoyen honnête. Votre devoir est là. Il n'est pas trop tard pour agir sur ceux qui peuvent être sauvés, pour leur ouvrir les yeux afin que nous ne soyons pas contraints de les châtier. Sachez bien que nous ne désirons point uniquement punir, mais que nous cherchons surtout à rééduquer tous ceux chez qui subsiste encore une parcelle de conscience. Si vous arrivez à persuader un seul d'entre eux de devenir un citoyen loyal et honnête, nous vous en serons très reconnaissants. Après avoir ainsi présenté le Guépéou comme une véritable institution philanthropique sui generis, Dzerjinski en vint à une proposition directe : Biblioteca Gino Bianco 75 - Mais si vous nous aidez à neutraliser un seul ennemi irréductible, votre mérite sera très grand. Vous vous êtes engagé à renoncer à toute activité politique. Mais moi, je vous demande de reprendre cette activité, mais de notre côté. Je pense que vous avez compris qu'il vous est impossible de rester neutre entre ]es deux camps. Vous devez vous dresser pour la défense de la patrie, pour la préserver activement contre ses ennemis les plus acharnés, contre ceux de l'intervention, contre les terroristes, espions et contre-révolutionnaires. Vous devez lutter à mort contre vos anciens compagnons. Cela signifie qu'il vous faudra continuer de jouer le rôle de l'ancien Iakouchev - monarchiste, contre-révolutionnaire et conspirateur - et, en même temps, étudier avec nous les moyens de découvrir les contacts des monarchistes avec l'étranger, de paralyser les tentatives faites par la M.O.Tz.R. pour nuire au peuple, de surveiller les activités de ces féroces ennemis de la patrie ( ...). Je sais qu'il vous est difficile de me répondre ici, sur-le-champ. Nous attendrons votre réponse. C'est là l'autre possibilité que j'avais mentionnée au début de notre conversation. C'est là l'unique issue de la situation dans laquelle vous vous êtes mis (pp. 59-64). E N SORTANT de l'immeuble du Guépéou, Iakouchev, très flatté d'avoir été gratifié d'un entretien de trois heures par un personnage tel que Dzerjinski, se dit : « La patrie a besoin de moi. Je dois la servir honnêtement et de tout mon cœur » (p. 65). Nikouline détaille avec complaisance les arguments utilisés par Dzerjinski. Il passe pudiquement sous silence le -fait que, dans la décision prise par Iakouchey, la crainte pour sa peau, menacée de deux côtés à la fois, a-certainement joué un rôle non négligeable. Quelques jours plus tard, Staunitz se présente à l'improviste à l'appartement de Iakouchev, violartt ainsi les règles élémentaires de la clandestinité. Il annonce à ce dernier que l'installation de l'entrepôt loué est terminée, qu'elle a coûté pas mal d'argent et qu'il est donc indispensable de se procurer des fonds. Les membres de son groupe se morfondent dans l'inaction. Ils proposent de monter un hold-up contre une succursale de la Banque d'Etat : - Le conseil politique vous ayant chargé de la direction de notre « septaine », nous vous prions de bien vouloir venir demain à huit heures du soir à la place du Marais. Le mot d'ordre sera : « Je viens de la part de Selianinov », et le mot de ralliement : « Fontanka, 16 » 11 • C'est tout. Il me reste à vous présenter mes devoirs. Aussitôt après le départ de Staunitz, Iakouchev écrit à Dzerjinski la lettre suivante qu'il va déposer au Guépéou : 9. Adresse de la police politique tsariste ~ S~lntPétersbourg.

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