Le Contrat Social - anno X - n. 2 - mar.-apr. 1966

96 des matériaux bourgeois, la bourgeoisie est politiquement désarmée et incapable non seulement de diriger · la nation, mais même de défendre ses propres intérêts de classe : ce qui revient à dire qu'elle a besoin d'un maître 30 • Or c'est là le drame, car « le processus capitaliste, tant par son mécanisme économique que par ses conséquences psycho-sociologiques, a éliminé ce maître protecteur ou, comme aux Etats-Unis, ne lui a jamais donné, non plus qu'à aucune institution remplissant le même rôle, une chance de s'affirmer ». Ainsi, en brisant le cadre précapitaliste de la société, le capitalisme a donc rompu, non seulement les barrières qui gênaient ses progrès, mais encore les arcs-boutants qui l'empêchaient de s'effondrer. Ce processus de destruction, impressionnant par son caractère de fatalité inexorable, n'a pas seulement consisté à émonder le bois mort institutionnel, mais aussi à éliminer ces partenaires de la classe capitaliste dont la symbiose avec cette dernière était un élément essentiel de l'équilibre du capitalisme 31 • Bien plus : le capitalisme bourgeois secrète et encourage malgré lui des groupes sociaux nouveaux qui, eux, lui sont par essence hostiles : il s'agit avant tout du groupe des intellectuels dont la formation est inévitable sous un régime rationaliste comme celui de la domination bourgeoise, mais dont les membres, à la fois par vocation spirituelle et par position sociale, sont essentiellement critiques et insatisfaits et tournent inévitablement cette critique et cette insatisfaction contre la bourgeoisie. Plus le capitalisme se développe, plus il détruit les anciennes couches protectrices et nourrit les nouvelles couches hostiles. Il peut accumuler les succès économiques : ceux-ci n'en prennent pas moins place dans une atmosphère sociale hostile, qu'ils contribuent même à aggraver. Tout le mouvement de Capitalisme, socialisme et démo30. Capitalisme, socialisme et démocratie. p. 237. 31. Ibid., p. 238. Biblioteca Gino Bianco 7 DÉBATS ET RECHERCHES cratie consiste à montrer que le capitalisme est 1 le système économique techniquement le plus efficace, mais qu'il n'en est pas moins condamné.« pour des raisons non pas internes mais sociales, psychologiques ou humaines », parce que la classe bourgeoise ne sait ni exercer efficacement le gouvernement politique, ni entraîner l'adhésion affective des masses, ni faire reconnaître sa légitimité par les intellectuels ou désarmer l'hostilité de leurs critiques. En un sens, il constitue une réfutation directe du saint-simonisme : les « industriels » ont beau avoir les capacités, économiques et même intellectuelles en général les plus élevées, ils ne peuvent diriger leur propre société car ils n'ont pas les capacités politiques que possédaient les nobles, militaires et oisifs: Ainsi, chez les quatre auteurs que nous venons d'examiner, l'antithèse et la comparaison première portent sur l'ancien régime et lè nouveau, la société féodale et la société industrielle, la noblesse et la bourgeoisie. Elles tiennent pour acquis que c'est celle-ci qui tend à dominer dans la nouvelle société comme cellelà dans l'ancienne, et l'on affirme, puis l'on met en doute, que la bourgeoisie possède les qualités requises pour remplir à son tour les fonctions de direction politique. · Le grand mérite de nos auteurs est de montrer que cette antithèse est à la fois fondamentale et insuffisante. C'est à partir d'elle, mais au-delà d'elle-même, que se pose le véritable problème : existe-t-il une troisième classe (ouvrière, technocratique, bureaucratique, politique) appelée à constituer l'élite de l'âge industriel ? ou bien le propre de celui-ci ne serait-il pas de multiplier à la fois le nombre des élites et celui de leur degré d'unité ou d'opposition en fonction des régimes politiques et sociaux? PIERRE HAs SNER. '· ..

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