Le Contrat Social - anno X - n. 2 - mar.-apr. 1966

S. PÉTREMENT La seule société que justifie Rousseau n'est pas une société organisée au point de vue économique. C'est une fédération d'indépendants. Les travaux n'y font pas dépendre les individus les uns des autres. Le Contrat social implique des jugements pessimistes sur la technique, l'organisation, la civilisation. On a accoutumé de croire que la politique y est considérée abstraitement, indépendamment de l'économie; en réalité, le Contrat social implique une économie, mais très simple et des plus primitive. La société du Contrat social ressemble bien plus aux cités antiques ou aux tribus sauvages qu'aux Etats de l'âge moderne. Rousseau n'a jamais admis la légitimité de ces grands Etats. Il montre avec force que l'administration qui en coordonne toutes les parties doit bientôt s'en rendre maîtresse et que, d'autre part, les chefs de cette administration peuvent à peine agir sur elle, ce qui est dire que tout le monde est esclave et que pourtant personne ne gouverne. C'est le principe le plus constant et le plus affirmé de sa politique de ne croire qu'aux petits Etats. Il répète souvent aussi que la simplicité des mœurs est nécessaire à la liberté. Il faut bien le reconnaître : la belle et généreuse révolution de 1789, dans la mesure où elle a tenté d'appliquer les principes de ·Rousseau, c'est-à-dire surtout à partir de la Convention, a été une erreur. Notre auteur n'aurait ni conseillé ni approuvé une révolution qui n'eût été d'abord une révolution des mœurs, c'est-à-dire de l'économie, un retour à une économie plus simple, un effort. pour se passer. de la technique. Et si, pratiquement, il s'est montré modéré, presque conservateur, dans tous ses conseils politiques, c'est parce qu'il avait reconnu combien une pareille révolution était difficile, voire improbable. Robespierre avait compris, lui aussi, qu'il fallait d'abord changer les mœurs ; mais ce qu'il n'a pas vu, c'est qu'il ne pouvait aller bien loin dans cette voie. En fait, la révolution qui s'accomplissait alors - celle-là même que nos révolutionnaires voudraient parachever - était juste le contraire de celle qu'aurait pu conseiller Rousseau. Il aurait voulu rendre les hommes plus indépendants les uns des autres, au point de vue économique, alors que cette révolution les rendait plus dépendants. Toute révolution qui marche à contresens de la révolution économique est destinée à échouer. C'est pour cette raison qu'à notre époque toute révolution de gauche tourne à droite à son corps défendant. En quoi d'ailleurs la révolutian qu'on nous prêche à gauche est-elle réellement de gauche ? Biblioteca Gino Bianco 101 Une révolution qui dépouillerait les capitalistes et laisserait subsister le capital, qui changerait la personne des puissants et aggraverait encore la puissance, qui conserverait et perfectionnerait tout ce qui est réellement dur et oppressif ... Tant qu'il y a des capitalistes, la dispersion du capital, la multiplicl>é des puissances, laissent encore quelque liberté. Mais quand le domaine du maître s'élargit jusqu'aux limites de la nation, comment échapper ? Il n'est pas étonnant que la lutte des classes semble alors disparaître : les opposit~ons subsistent, mais désormais on ne peut plus lutter. Le développement de l'action terroriste, de nos jours, vient de ce qu'elle est la seule forme d'action qui reste possible à la révolte. Mais outre tout ce qu'on peut légitimement lui reprocher, il faut songer qu'il existe une défense possible pour les pouvoirs : c'est la terreur exercée d'en haut. Par suite, ce n'est que dans les régimes qui demeurent assez libres que le terrorisme de la révolte se développera, et, loin de pouvoir combattre les plus lourdes tyrannies, il risque d'établir le despotisme là où il ' ne regne pas encore. Si la Révolution française n'a pas été entièrement un échec, c'est dans la mesure où elle a limité l'arbitraire des pouvoirs par une pluralité d'institutions qui se contrôlent les unes les autres ; c'est-à-dire dans la mesure où elle s'est faite suivant les principes de Montesquieu plus encore que suivant ceux de Rousseau. Celui-ci n'a jamais pensé qu'on pût renverser la marche de l'histoire et il n'a pas conseillé de le tenter. Il nous a recommandé de ne pas appliquer imprudemment ses principes et de nous accommoder de notre état. ( « La liberté, disaitil, ne vaut pas le sang d'un seul homme. ( ...) Quiconque veut être libre l'est en effet. ») Montesquieu, moins sévère et moins amoureux de la pure égalité, n'a pas dédaigné de donner des lois pour les sociétés imparfaites, et c'est ce dont nous avons besoin. ON Nous A RÉPÉTÉ qu'il y a deux révolutions : la révolution politique et la révolution sociale ; que la première est faite et qu'il faut maintenant songer à la seconde. Ce n'est pas vrai. La première n'est jamais faite entièrement et définitivement. Il n'est pas vrai non plus qu'en faisant la seconde on achèvera la première. On risquera plutôt de la perdre, car ce qu'on nomme révolution sociale n'est en réalité que la révolution économique, qui rend le pouvoir plus lourd et moins contrôlable. On risquera

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