Le Contrat Social - anno X - n. 2 - mar.-apr. 1966

98 de se réunir avec d'autres sans passer par le pouvoir. Mais seulement au moyen d'une organisation qui sera elle-même comme un autre Etat et risque de se montrer aussi oppressive que celle dont il veut se délivrer. La présence du peuple est toujours une menace, une limite, pour ceux qui détiennent le pouvoir, et bien que nulle foule ne puisse résister aux armes modernes, l'autorité du nombre est encore assez respectée et les gouvernements ont trop d'intérêt à cacher la contrainte pour se féliciter d'avoir à réprimer une révolte. Le peuple étant dispersé dans les Etats agrandis, le pouvoir, quoique né de la société, en reste tellement isolé qu'il n'a pas grand-chose à en craindre. La société, en tant que puissance, est pour ainsi dire transportée hors d}elle-même en tant que travail et obéissance. La force de travail est aliénée, si l'on veut se servir de ce mot, et la décentralisation des hommes permet une plus grande centralisation de l'autorité. Hans Werner Richter écrit : « Jamais, sous la poigne de la Gestapo, ces milliers d'hommes seuls qui peuplaient villes et villages, ne purent se retrouver, se soulever contre la guerre. » Un empire est encore mieux protégé contre la volonté populaire qu'un Etat national; parce qu'il est fait de peuples divers, différents de passions et d'intérêts, et qui ne sauraient guère communiquer entre eux si ce n'est à ·travers l'empire lui-même. Il est facile à celui-ci de paraître généreux en laissant à chacun sa langue et sa civilisation. Il y trouve son compte : ce sont autant d'obstacles à une entente directe entre les intéressés. CEPENDANT,si le rassemblement réel des individus est aussi dangereux pour un régime autoritaire que leur union par des liens économiques lui est favorable, on peut conclure qu'il y a deux formes de sociétés : l'une qui protège la liberté, l'autre qui la restreint plutôt et peut la réduire au minimum. L'une est la société politique} la cité, dans laquelle le peuple est lui-même présent, où sa puissance s'exerce directement par la pression de l'opinion publique ; l'autre est la société économique, laquelle unit, par les nécessités du travail, des hommes souvent fort éloignés les uns des autres. .. L'une est une réunion de semblables et se fonde sur l'égalité ; l'autre, un organisme formé de parties diverses, et qui s'ordonne selon des dépendances particulières, une hiérarchie, bref, selon l'inégalité .. Biblioteca Gino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES Non seulement ces deux sortes de sociétés sont très différentes, mais elles s'excluent peutêtre mutuellement, en ce sens que tout ce que l'une gagne en importance semble perdu par l'autre. Dans la cité antique, il y eut un temps où, le commerce étant peu développé, les citadins encore reliés à la campagne, chaque famille vivait, pour la plus large part, du produit de ses champs. On ne se réunissait que pour se protéger de la violence, pour maintenir l'ordre et la paix. C'était une société presque uniquement politique, où l'économie sociale ne com.ptait guère. Cette époque de vie politique fut aussi l'époque de la liberté. A mesure qu'on avance dans l'histoire des sociétés antiques, on voit l'économie se développer ; mais en même temps la vie politique s'étiole et la liberté décline. De nos jours, à mesure que les liens économiques se multiplient, les parlements perdent de leur importance ; les partis, quand ils ~ sont dirigés d'un centre géographique unique, gouvernent tous à peu près de la même façon ; les débats politiques sont de plus en plus vains. Souvent, le Parlement disparaît, remplacé par des organismes économiques. Il fallait distinguer ces deux types de sociétés pour juger du principe de Rousseau selon lequel la puissance de la société fait seule la liberté de ses membres. Ce principe se justifiait par cet autre qu'il n'y a point de vraie liberté sans égalité. En effet, là où il y a des forts_et des faibles, des riches et des pauvres, la liberté n'est que le pouvoir des forts d'écraser les faibles, des riches d'exploiter les pauvres. Mais Rousseau avait aussi distingué le lien politigue du lien économique, et s'il avait fait du premier la garantie de l'égalité et de la liberté, il avait désigné le second comme la cause de l'inégalité et de l'esclavage. On a cru voir une opposition entre le Contrat social et ses autres œuvres : là, il loue la société ; ailleurs, il la condamne. On n'a pas assez remarqué que dans ce dernier cas, il parle toujours de cette société économique qui se constitue grâce au progrès et à la civilisation, grâce aux arts, comme il dit. C'est là ce qu'il attaque, et non la société politique, non la cité, dont il fait au contraire, et avec raison, la protectrice des individus. N'ayant pas su établir de telles distinctions et n'ayant suivi Rousseau qu'en partie, les socialistes du XIXe et du XXe siècle ont bâti des systèmes inintelligibles. En adoptant sur la liberté les maximes de -Rousseau tout en repoussant comme absurde sa critique de la civilisation, ils ont uni deux principes inconciliables. Car pour libérer les individus, ils ont voulu rendre toutepuissante une société sans égalité. De là est

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