Le Contrat Social - anno X - n. 2 - mar.-apr. 1966

124 à Rome chez l'ami Pietro. Il se remémore les années écoulées. Nous le voyons accepter un poste à Air-Europe dans une capitale de l'Est .. Il ne s'y sent pas entièrement étranger car il possède quelques rudiments de la langue : sa grand-mère Baho était originaire de ce pays dont elle a souvent entretenu les rêveries de l'enfant. Ainsi, selon une idée platonicienne que l'on percevra d'un bout à l'autre du livre, Etienne « reconnaît » ce qu'il aurait déjà connu au cours d'une existence antérieure. Le héros se lie d'amitié avec un étudiant, Simon ; il entre comme secrétaire-traducteur dans les services commerciaux de l'ambassade de France ; il devient l'amant de Nathalie, journaliste à l'Etoile rouge, aussi douce et franche dans le tête-à-tête que dogmatique et bornée dans la vie professionnelle. Bien qu'il demeure indifférent à la politique, Etienne découvre très vite · le mensonge et l'injustice sociale d'un régime totalitaire. Ce qui, évidemment, ne saurait empêcher un Rostov, le terrible dictateur de la ·presse, de se révéler à l'occasion capable d'humanité et d'une certaine jovialité. Le communisme, système « cruel » s'il en fut, serait-il réellement « adouci par la bonté innée des Slaves, par leur générosité, leur humour ou leur caprice » ? On ne manquera pas de s'interroger ... Voici maintenant un passage à nos yeux des plus importants pour l'intelligence de l'aventure qui nous est ,, rapportee : - Je t'ai déjà expliqué une fois, me dit Simon, qui repensait au début de notre entretien, qu'en chaque Etat, à chaque époque, une petite minorité essaie d'améliorer par l'intérieur le régime au pouvoir, quel qu'il soit. - Tu sembles penser comme moi que tous les régimes doivent être améliorés? En somme, que tous sont mauvais ? - C'est l'évidence, puisque tous sont l'œuvre · des hommes. Si l'on veut lutter contre les canailles, il faut utiliser .leurs méthodes et ne pas craindre de se salir à leurs ·contacts. - Je ne comprends pas qu'avec ces idées tu te dises communiste. · - Tu ne comprends pas, en effet. Tu ne comprends pas que le communisme, d'abord, est une réalité, un fait, établi en Europe orientale pour plusieurs siècles sans doute ; ensuite qu'il a marqué, malgré ses erreurs, un progrès décisif. Il reste maintenant à le purifier peu à peu, à en éliminer les profiteurs et les goujats. Ce sera la tâche de plusieurs , ,, . . generauons. Je réfléchis un long moment. - Ne penses-tu pas, demandai-je, que dans les mêmes conditions certains hommes comme toi essaient de lutter « par l'intérieur », comme tu disais, contre la bassesse des régimes d'argent ? - Certainement! répondit-il aussitôt. Eux et moi ne nous connaîtrons jamais, et nous nous combattrons peut-être, mais nous participons à la même tâche. BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Son attitude et sa voix ne permettaient aucun doute sur sa sincérité, quelque étranges que ses conceptions parussent. Je méditai en silence sur l'héroïsme peutêtre déraisonnable de celles-ci, puis, l'opposant à mon indifférence, à mon goût de la paix et de la facilité, je ressentis une certaine honte. - Tu crois, dis-je, qu'il existe en chaque pays, comme au XVIIIe siècle, un « parti des lumières ». - Non, dit-il avec un bref sourire, un parti de l'ombre. Un parti de l'ombre, puisque nous subsistons surtout par nos défaites, et que nos rares victoires doivent rester cachées (pp. 218-19). · Etienne est revenu pour une longue période en France où sa mère va mourir, pendant que les événements se précipitent là-bas (on pense à 1956), mais .il s'aperçoit à son retour que le fond des choses n'a guère changé. Il se trouve artificieusement impliqué d~ns une machination ourdie contre Simon par un aristocrate catholique rallié plus ou moins sincèrement au régime, le comte Chakiewicz. Refusant ~ d'accuser Simon, il est incarcéré, libéré grâce à Rostov, puis expulsé sur-le-champ. ; Parallèlement à ce récit qui nous fait remonter dans le passé du narrateur, se déroule (chapitres sépar·és et caractère italique) sa vie quotidienne à Paris : après. les maux du communisme, ceux du capitalisme. Sans amitiés, sauf celle de l'étrange Madame de Gtunitz, sans appuis, sans goût pour les jeunes femmes saines, celles qu'il nomine les « henriettes », il souffre du « mal slave », joue avec les cartes du tarot, se berce du souvenir du pays perdu. Finalement, il se rend à nouveau à Rome et là il décide de repartir, cette fois en se donnant la mort, « vers l'invisible Orient.». Ces mots, par quoi se termine le livre, suffiraient à rappeler son contenu sous-jacent, contenu de nature philosophique, voire gnostique, qui s'ordonne autour du thème de l'exil. Certes, on ne peut ignorer qu'une critique de type marxiste aurait beau jeu de formuler un constat d'échec sur une telle manifestation d' « anarchisme petit-bourgeois et décadent ». Quant à nous,. l'impression que nous conserverons de cette œuvre attachante est celle d'un complet dépouillement en même temps que d'une complexité profonde. Du caractère du « narrateur », un trait nous paraît devoir être souligné : la sympathie témoignée pour tous les personnages slaves (à la seule exception, sans doute, des policiers). Ce qui oblige le lecteur à procéder à une soigneuse discrimination entre jugements de fait,, d'origine politique, et jugements de valeur. • . Le mal slave, ou le mal d'amour; ou encore : les amours contrariées ... HENRIDussAT.

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