E. KAMENKA du ministère public. En 1929, non par voie de législation mais sous la contrainte, la collectivisation fut étendue au barreau qui, d'une organisation de praticiens privés, fut transformé en un collectif. Le fait que la plupart des avocats avaient fait leur droit avant la révolution les rendait particulièrement vulnérables aux épurations politiques : rien qu'à Moscou, selon un émigré soviétique présent à l'époque, deux cents membres du barreau furent arrêtés en 1931, quatre cents autres en 1935 et cent soixante-cinq au cours d'une seule nuit en 1938 16 • La majorité d'entre eux furent condamnés administrativement, sans jugement, et ils disparurent à tout jamais. •*• ENTRE-TEMPS,cependant, certaines contradictions se faisaient jour entre l'aspiration à un pouvoir sans entrave en matière de direction politique et le désir d'un minimum de stabilité, de .régularité dans les affaires courantes. Selon les souvenirs du professeur Boris A. Konstantinovski, les tribunaux soviétiques avaient du pain sur la planche : différends commerciaux entre des entreprises ou entre des entreprises et leurs employés, vols et détournements, abus de pouvoir et négligences de la part de fonctionnaires. Souvent les juges tranchaient comme auraient pu le faire des magistrats occidentaux, et parfois l'accusé pouvait, avec un peu de chance, avoir gain de cause sur un petit fonctionnaire du Parti 17 • Certes, les juges étaient contraints d'être sévères, particulièrement pour les délits constituant des exemples socialement dangereux. Cependant, au moins dans les affaires mineures, la légalité formelle tendait à prendre du poids. Puis, en 1936, cette dernière devint l'objet d'un slogan politique majeur. Staline annonça que la période de reconstruction sociale était terminée : l'Union soviétique entrait dans l'ère du socialisme avec une nouvelle constitution (la fameuse Constitution stalinienne) et un nouveau concept, celui de la légalité socialiste. Le droit n'allait pas dépérir ; bien au contraire, comme on le fit savoir aux juristes à leur assemblée générale tenue à Moscou en 1938, « sous le socialisme ( ...) le droit est haussé au plus haut degré de développement ». Pachoukanis et Stoutchka étaient dorénavant des contre16. A. Slmlonov : Le Barreau en U.R.S.S., manuscrit Inédit de l'Institut pour l'étude de l'U.R.S.S., Munich 1954, cité par Malone, loc. cil., p. 269. 17. Soviet Law in Action, Harold J. Berman ed., Harvard Univ. Pre11, 1953, pa11im, spécialement pp. 4-5. Biblioteca Gino Bianco 107 révolutionnaires, des traîtres et des naufrageurs. Vychinski les accusait de s'être embourbés dans le marécage du matérialisme économique, d'avoir liquidé le droit en tant que catégorie sociale spécifique, de l'avoir absorbé dans l'économique en le privant de son rôle actif et créateur. De manière toute rhétorique, Vychinski posait la question : les lois qui régissent le mariage et la famille doivent-elles elles aussi être réglées en fonction de la « planification socialiste » ? Il poursuivait en citant l'article 112 de la Constitution stalinienne, selon lequel « les juges sont indépendants et ne sont soumis qu'à la loi », comme preuve que le droit avait son rôle spécifique sous le socialisme et n'était pas seulement à la remorque de la politique et de la planification économique 18 • Pour la philosophie du droit, la théorie du « véritable droit socialiste » - « peut-être bourgeois dans sa forme, mais socialiste dans son contenu » - qui se développa après 1936 est parfaitement dénuée d'intérêt. Le principal ouvrage théorique de Vychinski 19 , publié en 1938, marque un net déclin ·par rapport aux travaux de Reisner, Stoutchka et Pachoukanis. Là, de même que dans ses proses ultérieures, Vychinski s'en tient inébranlablement à la théorie de classe du droit, qu'il formule en des termes brutaux, inquisitoriaux. Le droit, affirme-t-il, représente les intérêts de la classe dominante et les règles ordinaires de la vie communautaire qui sont avantageuses pour la classe dirigeante. Le droit socialiste, cependant, diffère du droit bourgeois en ce que, dans la société socialiste, la classe dirigeante elle-même représente « les véritables intérêts » du peuple, de tous les citoyens soviétiques. La charge contre le « droit capitaliste » durant cette période (et même plus tard) dégénéra en une grossière falsification, illustrée par la façon dont Vychinski donna l'affaire Dreyfus, le procès Beilis (faussement accusé de meurtre rituel avant la révolution) et l'affaire Sacco-Vanzetti comme exemples « typiques » de la justice bourgeoise 20 • La « légalité socialiste » ne signifiait donc pas pour Vychinski et Staline - pas plus que pour les dirigeants d'aujourd'hui - la création 18. • Les tâches fondamentales de la science du droit soviétique socialiste •, in l'Etat soviPlique, 1938, n° 4. 19. A. Vychinski : Le Droit de l'Etat soviétique. 20. De même, V. Karpinski, dans The Social State and Structure of the USSR, Moscou 1950, p. 132, écrivait : • Les Juges locaux dans les pays capitalistes sont entièrement sous l'influence des dlflérents partis bourgeois. La corruption est si répandue parmi les fonctionnaires de l'ordre judiciaire qu'il n'est pas rure de voir l'un d'eux passer du bnnc des magistrats nu banc des accusé11pour nvoir trop ouvertement trafiqué en Justice. •
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