N. VALENT/NOV peine à croire que ces paroles furent réellement prononcées. Lénine ne savait-il donc pas à qui il avait affaire ? N'était-il pas évident qu'au principe selon lequel, dans la lutte, tout est permis, la démocratie russe ne pouvait opposer la fusillade ? Comme le dit fort bien P. N. Milioukov, l'inaction du Gouvernement provisoire passa par trois phases : d'abord inconsciente et naïve, elle devint inaction par conviction pour se dissimuler à la fin derrière de belles phrases. La révolution de Février ne fit rien pour organiser une force armée capable de la défendre ; en fait, elle refusa de s'opposer au mal par la violence. La conscience de la démocratie russe ne lui permettait pas d'autres méthodes de lutte que la discussion idéologique, la « persuasion », laquelle, compte tenu des circonstances, ne pouvait aboutir qu'à l'inaction. Tous les autres moyens étaient rejetés comme autant de tentations du démon. Etait-il possible, par exemple, de museler la presse bolchévique ? Certes non ; c'eût été léser le plus sacré des droits de l'homme,- celui d'exprimer ses idées : « Tuer la parole, c'est ·tuer l'âme. » Pouvait-on mettre ses adversaires en prison, les fusiller, et pour cela rétablir la peine capitale ? A cette seule pensée, les révolutionnaires de Février avaient des sueurs froides. « Ne comprenez-vous donc pas, s'écriait Kérenski, qu'à l'heure maudite où a été présenté le projet de rétablissement de la peine de mort, c'est un peu de notre âme que l'on a tué ? » On a soute~u qu'en 1917 le rapport des forces était tel que Kérenski n'aurait jamais pu vaincre Lénine. On pourrait répondre que de toute façon les hommes de Février n'étaient pas en mesure de l'emporter : au « tout est permis » de la violence physique, ils n'avaient à opposer, en fin de compte, que de bonnes paroles. Leur psychologie profonde apparut avec une dramatique netteté en août 1917, à Moscou, lors de la réunion, dans un théâtre, du Gouvernement provisoire, à laquelle assistaient les représentants des différents groupes politiques et sociaux, à l'exception des bolchéviks. Kérenski, en sa qualité de président du Conseil, de ministre de la Guerre et de la Marine, de représentant du « pouvoir populaire » et de porte-parole de toutes les « forces vives », prononça un discours sur l'état du pays. Il menaçait la droite, conduite par le général Kornilov, et la gauche, qui suivait Lénine : « Je veux vous dire, à droite comme à gauche, à vous qui êtes irréconciliables, que vous vous trompez si vous croyez que nous sommes sans force parce que nous ne sommes BibliotecaGino Bianco . 79 pas avec vous. Que tous ceux qui ont déià essayé de prendre les armes contre le pouvoir du peuple [ allusion au soulèvement bolchévik de juillet] sachent que ces tentatives seront réprimées par le fer et dans le sang. Là s'arrête, en effet, notre patience ; ceux qui franchiront cette limite se heurteront au pouvoir et la répression rappellera à ces criminels ce qu'était jadis l'autocratie. Quel que soit l'auteur de l'ultimatum, je saurai le soumettre à la volonté du pouvoir suprême et à moi-même, chef suprême de ce pouvoir. » Dans son Histoire de la deuxième révolution russe, Milioukov écrit, non sans exagération : A la tribune parlait un jeune homme pâle, au visage torturé, avec des poses d'acteur très étudiées. Tout en lui : l'expression des yeux, fixés sur un adversaire imaginaire, le bras tendu, les intonations de la voix qui s,élevait peu à peu, par périodes entières, jusqu'aux vociférations, puis diminuait d,intensité pour se réduire à un chuchotement tragique, la lenteur solennelle des phrases et les pauses calculées, tout semblait vouloir semer l'effroi et produire une impression de force et de puissance, dans le vieux style des tribuns. En réalité, cet homme faisait pitié. A ce tournant de l'histoire, les hommes de Février pensaient conjurer les événements en se contentant de parler de fer et de sang tout en sachant fort bien que la démocratie russe, paralysée par sa conscience, était incapable de recourir aux solutions extrêmes. On le vit clairement à la fin de la réunion, lors de la deuxième intervention de Kérenski. Quittant le masque de l'homme « prêt à tout », oubliant ses menaces, celui-ci - et avec lui la démocratie tout entière - apparut tel qu'il était en réalité. Les yeux fiévreux, la voix étranglée, il se mit à parler des problèmes chers à Aliocha Karamazov : « On me demande de durcir mon cœur comme de la pierre. On veut me convaincre de fouler aux pieds les fleurs de mon âme... Je ... ». Il ne put continuer ; d'une loge retentit une voix de femme, mêlée de sanglots : « Non, Alexandre Fiodorovitch, vous ne ferez jamais cela ! Il ne faut pas ! Il ne faut pas ! » Scène qui aurait pu, sans la moindre retouche, trouver place dans un roman de Dostoïevski. Une fois de plus, le romancier apparaît ici comme un visionnaire. Ce discours, ce cri d'une inconnue ne sont qu'une variation sur le thème du dialogue entre Ivan et Aliocha. La voix partie d'une loge avait retenti au moment fatal. Ce qui s'exprime dans ce cri anonyme, ce qui pleure et supplie, c'est la conscience russe, la conscience de l'oncle Vlas du poème de Nékrassov, du peuple humble et craignant Dieu, c'est la conscience du starets Zosime, de Tolstoï et de générations entières de l'intelligentsia.
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