Le Contrat Social - anno III - n. 5 - settembre 1959

revue historÎtJ.Ueet critÎtJ.UeJes /aits et Jes idées SËPTËMBRE i9S9 - bimestrielle - YVESLÉVY. ............... . WALTER LAQUEUR ....... . BERTRAND DE JOUVENEL. ANTHONY MARTIN ........ . Vol. m, N° 5 La V8 République Le panarabisme et l'URSS De la Politique pure L'URSS devant l'Afrique • ANNIVERSAIRE , • ÉDOUARD BONNEFOUS . . . . · Maxime Leroy (1873-1957) . • L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE ERNST HALPERIN . . . . . . . . . . Métamorphose de la << nouvelle classe>> RICHARD PIPES . . . . . . . . . . . . · Les musulmans sous le communisme PAGES OUBLIÉES ALEXIS DE TOCQUEVILLE.. De la liberté dans les sciences politiques DÉBATS· ET RECHERCHES LUCIEN LAURAT........... Évolution de l'économie marxiste QUELQUES LIVRES · Compta renduspar B. Souv ARINE, FRANCIS BouvET, GÉRARD RosENTHAL, JEAN MALARA, SÉBASTIEN LosTE, MICHEL CoLLINET, PAUL BARTON CORRESPONDANCE Précisions bibliographiques • INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS • • Biblioteca Gino Bianco

, • , Biblioteca Gino Bianco

rnut l,istorÏIJ1't ~, crilÏIJlltJes f•its et Jes iJlts SEPTEMBRE 1959 - VOL. Ill, N• 5 SOMMAIRE Page Yves Lévy. . • . . . . . . LA ve RÉPUBLIQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 257 Walter Laqueur.... LE PANARABISMEET L'URSS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 268 Bertrand de Jouvenet DE LA POLITIQUE PURE.. : .. ~ '... .'·. . . . . . . . . . . . . 273 Anthony Martin . . L'URSS DEVANT L'AFRIQUE................... 279 Anniversaire , Edouard Bonnefous. MAXIME LEROY (1873-1957). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 286 L'Expérience communiste Ernst Halp_erin . . . . . MÉTAMORPHOSE DE LA << NOUVELLE CLASSE>>. 294 Richard Pipes...... LES MUSULMANS SOUS LE COMMUNISME . . . . . 299 Pages oubliées; · Alexis de Tocqueville DE LA LIBERTÉDANS LESSCIENCESPOLITIQUES. 303 Débats et recherches Lucien Laurat...... ÉVOLUTION DE L'ÉCONOMIE MARXISTE.. . . . . . 306 Quelques livres · B. ·souvarine .. ~.... DERRIÈRELA RUSSIE,LA CHINE, de W. STARLINGER...... 310 Francis Bouvet . . . . . LES INSTITUTIONSFRANÇAISESRACONTÉES AUX FRANÇAIS, d'EMMANUEL BLANC. . . . . . . . . . . . . . . . • . . . . . . . . • • . 312 Gérard Rosenthal . . L'INSTITUT/ON CONCENTRATIONNAIREEN RUSSIE, (19301957), de P. BARTON • • . • • . • • . . . . . . . . . . . • . . • . . . . . . 313 Jean Malara. . . . . . . . HISTOIREDU MOUVEMENT OUVRIERPOLONAIS, de J. KOWALSKI; THE COMMUN/ST PARTY OF POLAND, de M. K. DZIEWANOWSKI . . . . . . . . • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 314 Sébastien Loste. . . . . UN CHANGEMENT D'ESPÉRANCE . . . • . . • . • . . • • . . . • . . . 315 Michel Collinet..... L'AUTOMATION, de MAURICE RUSTANT............... 316 Paul Barton. . . . . . . . DROITDU TRAVAIL, d 'A. BRUN et H. GALLAND . . . . . . . • • 318 LA PRESSEDANSLES ÉTATSAUTORITAIRES . . . . . . • . . . . . • 319 Correspondance PR~CISIONS BIBLIOGRAPHIQUES • . . . . . • . • . . • . . . . • . . . . • . • • • . . . . . . . . . . . . . 320 Livres reçus • Biblioteca Gino Bianco •

' DIOGENE Revue Internationale des Sciences Humaines Rédacteur en chef : ROGERCAILLOIS N° 28 : Octobre-Décembre 1959 SOMMAIRE José Ortegay Gasset ..... . Difficulté du Langage. _ CharlesKerényi. ........ . Naissance et Renaissance de la Tragédie. Sur les Contacts entre l'Inde et l'Occident dans !'Antiquité. K.A. Nilakanta Sastri • • • • • , Milic Capek . . . . . . . . . . . . Vers un Elargissement de la Notion de Causalité. Chroniques AlfredMétraux . . . . . . . . . . Les anciennes Civilisations de l'Amazonie. RobertCaussin. . . . . . . . . . . Le Transfert des Fonctions de l'Homme à la Machine. RÉDACTIONET ADMINISTRATION: 9, place de Fontenoy, Paris 7e (Suffren 98-70) Revue trimestrielle paraissant en quatre langues : anglais, arabe, espagnol et français L'édition française est publiée par la Librairie Gallimard,· 5, rue Sébastien-Bottin, Paris 7• Lesabonnements.sont souscrits auprès de cette maison (CCP 169-33, Paris) Prix de vente au numéro : 260 F Tarif d'abonnement : France : 920 f ; ~tranger : 1200 F Biblioteca Gino B·ianco

1"ev11!etistori'lue et critiqi,e Jes /ails et Jes idées SEPTEMBRE 1959 Vol. III, N° 5 . ' LA Ve RÉPUBLIQ!IE par Yves Lévy ES FIGURES historiques se manifestent deux fois, écrivait Marx, citant Hegel, qui luimême, contemporain de la Révolution et de l'Empire, ne pouvait ignorer Plutarque. Marx ajoutait : « La première fois c'est une tragédie, la seconde fois c'est une farce. » C'est à peu près ce que semble penser de notre jeune ve République le plus fringant de nos constitutionnalistes lorsque, outre les souvenirs plébiscitaires, il distingue dans notre nouveau régime un orléanisme bien conditionné et s'afflige de nous y voir livrés de nouveau et si tard, comme si nous étions les demeurés de !'Histoire. Il est courant de faire appel à l'histoire faite pour rendre compte de l'histoire en train de se faire. On évoque Jeanne d'Arc. On dit : nous sommes en 1788. On désigne de nouvelles Bastilles. On pèse les chances d'un Deux-Décembre, d'un Boulanger. Si l'on revit si volontiers les vieux enthousiasmes et les vieilles querelles, c'est pour enflammer de jeunes ardeurs en leur rappelant - utiles images d'Épinal - les victoues passées des grands ancêtres. Images fallacieuses, car le plus souvent ils ne sont pas les vrais ancêtres de ceux à qui l'on parle, et ce n'est pas la même cause qui est en jeu. Au vrai, c'était une autre histoire entre d'autres personnages. Et pourtant, le moyen de résister à la tentation ? Est-ce un nouveau soleil qui chaque matin nous éclaire ? Nos pas d'aujourd'hui, ne les mettonsnous pas sur la trace de nos pas d'hier ? Et si parfois nous invoquons l'histoire à contreteml's, n'arrive-t-il pas qu'elle s'impose à nous irrésistiblement ? , Biblioteca Gino Bianco Oui sans doute. Encore convient-il de ne pas user sans précautions des modèles historiques. Il ne nous est guère possible de comprendre le présent - c'est-à-dire le combat où, acteurs ou spectateurs, nous sommes plongés - sans aucune référence au passé. Si elle n'était nourrie d'histoire, la réflexion serait désarmée pour analyser ce qui se passe de notre temps. Cependant, sont-ce des arguments pour notre réflexion que nous allons d'ordinaire chercher dans notre mémoire ? Non. Mais des aliments pour nos passions. Et celles-ci ont la partie facile. L'histoire n'est pas le domaine de la sérénité : elle est un arsenal où chacun va choisir des armes. Chacun se réclame d'une tradition, les révolutionnaires aussi bien et peut-être plus encore que les autres, chacun distingue une lignée des bons, dont il est le représentant actuel, et la lignée des méchants qui a produit son adversaire, lignée qui a pu avoir sa raison d'être et sa grandeur, concède le philosophe de l'histoire, mais qui, ajoute le polémiste, se termine en farce sous nos yeux. Analogies des crises françaises CE QUI favorise l'utilisation passionnelle de l'histoire, c'est l'évidence même des analogies historiques. Quand un général prend une place éminente dans la vie politique, quand il jouit d'un immense prestige, quand il fait procéder à un référendum et que ce référendum affermit son pouvoir, comment ne pas évoquer l'ombre des Bonapartes, le régime plébiscitaire ? Prenons garde cependant que la véritable analogie historique ne se situe pas dans la perverse habileté •

258 d'un homme. Si d'ailleurs trois fois une perversité habile aidée d'une fraction de l'armée avait pu chez nous s'emparer du pouvoir, il faudrait nécessairement en inférer que nos régimes républicains laissaient souvent la porte ouverte à une action de cette sorte. Quoi qu'il en soit, ce qui .. est alors à analyser, ou du moins ce qui est à , analyser d'abord, ce n'est point l'homme, son habileté, ses intentions sages ou perverses, mais les circonstances qui lui permettent d'agir : cette matière, comme dit Machiavel, qui lui offre l'occasion d'imposer la forme qu'il a conçue. Or qu'il s'agisse de la Première, de la Seconde ou de la Quatrième République, cette matière, c'est un état de grande confusion politique. De cette confusion, de ses sources, il ne peut être question de faire ici une analyse approfondie. Notons-en cependant le trait le plus caractéristique : dans les trois cas, l'avenir du pouvoir est incertain. Quelques-uns seraient tentés de dire que la gauche se sentait solidaire du régime et que la droite cl1erchait à le transformer, mais il s'agit là d'une illusion de la gauche, née sans doute des proscriptions du Prince-président. En fait, dans des proportions divèrses selon les époques, et la droite et la gauche comptent des partisans et des adversaires du régime. Mais chez les partisans règne l'insatisfaction, ils ont la conviction que le système doit être modifié. Et parmi les adversaires, aucun groupe ne se sent assez fort pour être assuré qu'un bouleversement se ferait à son profit. Dans ce trouble, où chacun attend et craint les nouveautés, un chef paraît, dont l'habileté est de rassurer le grand nombre et de ne désespérer personne. Ceux qui savent ce dont ils ne veulent pas voient écarter du pouvoir l'adversaire de qui ils redoutaient le succès. Ceux qui savent ce qu'ils veulent imaginent que les nouveautés laissent la porte ouverte à de nouveaux changements dont ils seront les bénéfi- • • c1a1res. Ainsi en fut-il au Dix-huit Brumaire, au DeuxDécembre, et l'an dernier. Mais il est clair que l'analogie est dans la situation historique, nullement dans les intentions du principal acteur. La situation historique elle-même - une grande confusion politique à qui un homme ayant quelque prestige est chargé d'apporter une solution_ - s'est présentée très fréquemment chez nous. De notre temps notamment, nous· avons vu la chose se produire en 1926 et en 1934. Mais· une analyse un peu minutieuse de nos structures politiques montrerait que nos républiques ont toujours vécu dans la confusion, et qu'à de certains moments chaque gouvernement nouveau était te,nté de penser que sa formation venait de sauver le régime. Le mal dépasse même la république : il est celui de tous nos régim-es parl~mentaires. Benjamin Constant écrivait déjà : Chaque année quelques jour.; avant l'ouverture de la session des Chambres, 1'011 dit et l'on imprime que cette session sera décisive, que des questions fondamentales vont être agitées, que le salut de la France est entre les mains de ses représentants.· En Angleterte, Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL l'on attend la convocation du Parlen1ent avec curiosité, avec intérêt, mais sans inquiétude ... Cent quarante ans plus tard, l'Angleterre continue à attendre dans le calme la réunion de ses Chambres, et nous ne cessons de vivre dans la fièvre, nous ne cessons de sentir que juste en ce moment les grands principes sont en cause et que, mobilisés en permanence pour la défense de nos libertés, il nous faut chaque jour revivre la prise de la Bastille et la nuit du 4 août. A bien voir les choses, donc, il apparaît que la référence aux Bonapartes, aux régimes plébiscitaires, est un simple produit de la p~ssion politique. Le rôle historique joué l'an dernier par le général de Gaulle pourrait aussi bien se mettre en parallèle avec celui de Poincaré ou de Doumergue. La structure historique des évé-. nements ne cesse en effet d'être la même. Mais la réponse diffère parce que les temps ont changé, et surtout parce que l'homme est différent. Il n'est pas nécessaire de marquer ce qui distingue .. le général de Gaulle de Doumergue et de Poincaré - la distance est si grande que personne ne s'est avisé, semble-t-il, de faire un semblable rapprochement, - mais il n'est pas inutile de souligner que si l'on a évoqué les Bonapartes, les auteurs mêmes de ce parallèle en ont pressenti la vanité, puisque tel a parlé <l'Empire parlemen- .taire, tel autre d' orléanisme. Or si les situations - "la confusion· politique - ont une analogie certaine, il n'est pas_ douteux que les hommes ne pourraient être comparés que par leur action. Le général de Gaulle a exercé l'an dernier une fonction historique analogue à ce qu'en d'autres temps ont fait Poincaré ou Doumergue, ou les Bonapartes, oncle et neveu. Mais sa conception de la situation et de la solution qu'elle appelle n'a pas de rapport avec celle d'aucun d'entre eux. S'agit-il donc d'un orléanisme ? La fonction présidentielle · · ÜRLÉANiSME, ce mot a été lancé par un adversaire politique - conime- une_ injure - plutôt que par . un théoricien du droit constitutionnel, comme le fruit d'une analyse réfléchie. Il signifie que-nos dirigeants sont en retard sur cette horloge de !'Histoire qui . donne apparemment l'heure exacte dans les salles de cours de nos facultés de droit. A la vérité, de même que l'allusion aux Bonapartes empruntait à la situation un semblant de justification, le terme d'orléanisme, s'il décrit mal ce qui s'est fait, ne laisse pas d'y trouver une ombre de fondement. On dira ailleurs ce qu'il faut penser de ce terme, lancé un peu au hasard, -et -sans que sa signification historique soit parfaitement claire aux yeux de celui qui l'emploie. - Notons seulement ici que- c'est le discours de Bayeux du 16 juin 1946 qui est à l'origine de cette définition sommaire, comme aussi la Constitution ·de 1958 dans la mesure où plusie'urs de s-es-articlès reflètent les suggestions de ce discours. Que disait donc ce jour-là le

YVES LÉVY général de Gaulle ? Il faisait une analyse de la situation politique, et indiquait la solution qu'à • • • • • son avis cette situation 1mposa1t. L'essentiel de l'analyse tenait dans ces quelques lignes : La rivalité des partis revêt chez nous un caractère fondamental, qui met toujours tout en question, et sous lequel s'estompent trop souvent les intérêts supérieurs du pays. Il y a là un fait patent qui tient au tempérament national, aux péripéties de l'histoire et aux ébranlements du présent, mais dont il est indispensable à l'avenir du pays et de la démocratie que nos institutions tiennent compte et se gardent, afin de préserver le crédit des lois, la cohésion des gouvernements, l'efficience des administrations, le prestige et l'autorité de l'État. Et voici les fondements de la solution proposée: Il est nécess1ire que nos institutions démocratiques nouvelles compensent, par elles-mêmes, les effets de notre perpétuelle effervescence politique (...) Certes, il est de l'essence même de la démocratie que les opinions s'expriment et qu'elles s'efforcent par le suffrage d'orienter suivant leur conception l'action publique et la législation. Mais aussi tous les principes et toutes les expériences exigent que les pouvoirs publics : législatif, exécutif, judiciaire, soient nettement séparés et fortement équilibrés, et qu'au-dessus des contingences politiques soit établi un arbitrage national qui fasse valoir la continuité au milieu des combinaisons. Un peu plus loin, le général de Gaulle définissait, conformément à ces vues, les fonctions d'un président de la République qui pût « servir d'arbitre au-dessus des contingences politiques ». Les dispositions qu'il prévoyait ont été, pour l'essentiel, reprises dans le titre II de la Constitution de 1958. IL. EST à peine besoin d'observer que, s'il y a orléanisme dans la pensée du général de Gaulle, il s'agit d'un orléanisme tout à fait inconscient. Il est parfaitement clair qu'il n'est pas du tout animé par des intentions théoriques et réactionnaires, qu'il analyse en technicien un problème politique et lui cherche une solution technique. Sur deux points seulement sa pensée prend un caractère théorique. Dans l'analyse de la situation - c'est-à-dire dans la position du problème - il parle du « tempérament national » ( et ailleurs de « notre propension gauloise aux divisions et aux querelles ») ce qui écarte l'opposition traditionnelle et traditionaliste (où excellait Pétain) entre l'immoralité contemporaine et le bon vieux temps. Il ne s'agit pas à ses yeux de revenir en arrière, mais de résoudre un problème qui n'a jamais été bien résolu. Cette première vue théorique écarte donc tout le système habituel sur lequel se fonde la pensée de droite. La seconde vue théorique est dans l'énoncé de la solution : « tous les principes », dit le général de Gaulle, comme toutes les expériences, exigent la séparation des pouvoirs. On reparlera plus loin de ces « principes ». Disons seulement que cette position théorique tend à écarter toutes les obJections théoBiblioteca Gino Bianco 259 riques de la gauche : c'est elle-même qui a, contre le pouvoir absolu, exigé la sép1ration des pouvoirs. On voit donc le général de Gaulle s'efforcer de neutraliser les passions de droite et de gauche pour faire prévaloir un point de vue technique. Que cette solution technique ait quelque· ressemblance avec l'orléanisme, cela peut être. Mais les dissemblances sont telles qu'il faut se résoudre à tenir pour arbitraire toute assimilation téméraire. Il vaut mieux essayer d'abord de comprendre la pensée de l'auteur, et c'est ensuite qu'on verra s'il convient de glisser son système dans un tiroir déjà occupé et étiqueté de la grande armoire aux théories politiques. Or cette pensée, on vient de le voir, est d'une extrême simplicité. Nous sommes vou~s, en matière politique, aux divisions et à la confusion. Cette confusion menace sans cesse de nous livrer à un régime dictatorial (ceci est dit, avec référence à Hitler et à Franco, dans un passage qui se trouve entre ceux qu'on a cités). Le seul moyen d'éviter ce péril, c'est de prévoir une direction ferme à l'intérieur même du régime. Si nous cherchons à comprendre ce raisonnement à la lumière de nos analyses précédentes, nous pourrons noter que la France a connu à peu près autant de sauveurs que l'Angleterre de Premiers ministres ou l'Amérique de Préside11ts. Mais nos sauveurs ne règnent que quelques mois, puis nous retournons à une confusion qui exige bientôt un nouveau sauveur. On a fait état plus haut de Poincaré, Doumergue et quelques autres. Mais à bien voir les choses, il n'est pas rare qu'un président du Conseil issu du Parlement fût lui-même un sauveur plutôt que le chef naturel d'une majorité parlementaire : tels Clemenceau pendant la première guerre mondiale, ou récemment Mendès France, hommes providentiels auxquels la Chambre n'avait recours qu'à son corps défendant, dont les vues politiques, dans presque tous les domaines, lui déplaisaient, et qu'elle se hâtait d'éliminer lorsqu'ils avaient résolu le problème que le jeu normal du système ne permettait pas de résoudre. Bref, si l'on aperçoit le fonctionnement réel de notre système politique, on est conduit à penser que l'intention fondamentale du général de Gaulle a été de faire gouverner le pays par des dirigeants issus du système constitutionnel et non par des hommes choisis au hasard dans le tourbillon des crises, et qui pouvaient être des Clemenceau, mais qui ont été aussi des Pétain. N'oublions pas que notre première République s'est terminée par un Bonaparte, la seconde par un autre Bonaparte, la troisïme par Pétain. Et s'il y a un miracle, c'est que la quatrième ne se soit pas terminée par un colonel ou un général d l'armée active, mais par un homme qui pour la première fois en cent soixante-dix ans a posé le problème du gouvernement démocratiqu sous son asp et essentiel, qui se trouve par malheur êtr le plus ignoré. Nos ~émocrates restent convaincus qu'il est plus démocratique d'être sauvé tou les trois ou quatre ans par un sage de Tourn~ uille •

260 ou un maréchal, paravents d'un Laval, que d'être gouvernés par des hommes désignés par le suffrage universel. L'impuissance gouvernementale MAIS, dira-t-on, la nouvelle Constitution ne prévoit pas que nos gouvernants seront désignés par le suffrage universel : elle prévoit précisément le contraire. Le premier ministre est nommé par le président de la République, lui-même élu au suffrage indirect, et il a un pouvoir .de décision beaucoup plus grand que n'avait le président du Conseil, sans avoir besoin, comme celui-ci, d'être sans cesse approuvé par la majorité de la Chambre : une fois acquis le vote initial prévu par l'article 49, alinéa 1er (« Le premier ministre... engage devant l'Assemblée nationale la responsabilité du gouvernement sur son programme»), il lui suffit, pour se maintenir, de n'avoir pas la majorité contre lui. En apparence, ce système est beaucoup moins démocratique que celui des précédentes républiques. Mais ce n'est qu'une apparence. Il faut ici moins s'attacher à la lettre des constitutions qu'à leur fonctionnement réel. Ce que furent les gouvernements de la IIIe et de la IVe Républiques, on le sait assez : aucun chef issu des élections législatives n'a jamais eu une légitimité personnelle assez forte pour résister aux intrigues parlementaires. Les plus prestigieux ont parfois succombé le plus vite : Blum n'a duré qu'un an, Gambetta trois mois. Pendant leur passage au pouvoir, d'ailleurs, il leur était presque impossible d'agir. Chefs de coalitions, ils étaient paralysés par leurs ailes. Ils amorçaient à peine la réalisation de leur programme électoral. Parfois, comme M. Guy Mollet, ils y renonçaient dès le premier jour. Un groupe de pression, un complot de couloirs, une émeute les chassaient. Seuls ont pu agir efficacement certains de ces chefs improvisés de qui nous avons parlé et dont la désignation n'avait rien de spécifiquement démocratique. Et aucun n'a pu gouverner plus de quelques mois. Ajoutons que, sous la IIIe République, bien des gouvernements ont été victimes du Sénat, élu au suffrage indirect, et que sous la IVe le Conseil de la République avait reconquis la possibilité de mettre indéfiniment en échec la Chambre élue au suffrage universel direct. Bref, l'ancien système laissait au suffrage à deux degrés une puissance qui, considérable jusqu'en 1940, n'était pas négligeable ces dernières années, et surtout l'absence permanente d'une majorité cohérente dans la Chambre issue du suffrage universel direct n'a jamais permis à une équipe dirigeante de gouverner selon un plan concert~, préalablement approuvé par le pays. Un examen superficiel peut donner l'impression que le nouveau système instaure la stabilité de l'exécutif au prix d'un relâchement des liens qui existaient entre le gouvernement et la nation. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Un peu d'attention fait voir les choses sous un jour très différent. D'abord parce que - il ne faut pas se lasser de le redire - le lien entre le gouvernement et la nation était tout à fait fallacieux, ensuite parce que le nouveau système a été conçu, semble-t-il, pour créer une solidarité plus prof onde entre la nation et son gouvernement. L'exemple anglais ON SAIT que hormis le titre II, inspiré assez directement du discours de Bayeux, la Constitution de 1958 a, pour l'essentiel, été l'œuvre de M. Michel Debré. Pas plus que le général de Gaulle, M. Michel Debré ne s'est jamais référé à l'orléanisme ni· à la Charte de 1814. Sa pensée constitutionnelle a une tout autre source, et une source si manifeste qu'il est étrange qu'elle n'ait pas, semble-t-il, été utilisée pour l'interprétation de son œuvre constitutionnelle. Dès janvier 1945, dans Refaire la France, il se référait au système anglais, et cette année même, au ? moment de l'installation de la nouvelle Chambre, il a manifesté la constance de son attachement à ce système en s'efforçant de créer un fossé, ou du moins un couloir, entre deux fractions de l'Assemblée, dont l'une eût été la majorité, l'autre l'opposition. Voilà qui peut légitimement nous inciter à examiner dans quelle mesure M. Debré est parvenu à se conformer à son modèle, qui est - ~ il n'est pas inutile de le rappeler - un système dont le caractère démocratique est beaucoup plus évident que celui d'aucun des sytèmes jamais suivis en France jusqu'à présent. Mais d'abord il convient de noter une particularité curieuse : c'est que M. Debré a, sur le plan théorique, des idées rigoureusement opposées à celles du général de Gaulle. Opposées, non pas contradictoires, car les unes et les autres, on le verra, ont fait assez bon ménage dans notre actuelle Constitution. Le général de Gaulle pense · que nous avons une propension congénitale aux divisions et aux querelles, et qu'il faut adapter les institutions à ce tempérament national. C'est pourquoi la stabilité gouvernementale ne peut s'obtenir que par un renforcement de l'exécutif et une rigoureuse séparation des pouvoirs. M. Debré, au rebours, est convaincu que ce sont nos institutions qui nous ont faits ce que nous sommes, et que des institutions mieux conçues triomp.heront de cette anarchie qui a, jusqu'à présent, dominé notre vie politique. D'autre part, en ferme partisan de la Constitution anglaise, il ne peut manquer de souhaiter ce gouvernement de cabinet solidement appuyé sur la majorité de la Chambre qui supprime le problème de la séparation des pouvoirs : à partir du moment où le pays envoie à la Chambre une majorité cohérente - comme c'est presque toujours le cas en Angleterre - le chef de la majorité devient automatiquement chef du gouvernement. Ainsi l'élection des représentants assure la formation du gouvernement, et il y a harmonie nécessaire entre les deux pouvoirs.

YVES LÉVl" Il semble difficile de soupçonner d'intentions antidémocratiques un homme qui cherche à remplacer la confusion française par l'ordre britannique. Reste à savoir s'il est parvenu à instaurer chez nous cet ordre ou si quelque défaut dans l'architecture du système n'a pas dissimulé cette architecture aux yeux les plus avertis - ou qui devraient l'être - et ouvert la voie à des critiques incompréhensives. Et d'abord disons ce qu'est, dans ses lignes essentielles, l'ordre anglais. Les pouvoirs publics comprennent le souverain, le gouvernement, la Chambre des lords et la Chambre des Communes. La Chambre des Communes est élue au suffrage universel. Le souverain s'inspire du vote du pays pour choisir le Premier ministre, qui gouverne avec l'accord de la majorité des Communes, et décide lui-même du moment où il demandera au pays d'approuver au cours de nouvelles élections la façon dont ses affaires ont été gérées. Cette consultation a lieu dans un délai qui ne peut excéder cinq ans. Quant à la Chambre des lords, qui fut longtemps un pouvoir modérateur très actif, elle n'est plus, depuis un demi-siècle, qu'une survivance de médiocre importance. Ce système a connu une période de grande confusion pendant les vingt ans où trois partis se disputaient le pouvoir. C'était le temps où le parti travailliste croissait tandis que déclinait le parti libéral. Mais la brutalité dut scrutin anglais a fini par triompher de cette confusion. Bien des Anglais restent,._ inutilement, fidèles aux libéraux. D'autres, nombreux, s'abstiennent. D'autres, s'ils se résignent à voter pour les travai11istes ou les conservateurs, c'est sans joie et plus par souci d'écarter ce dont ils ne veulent pas que de favoriser le parti qu'ils choisissent. Quoi qu'il en soit, une majorité sort des urnes. Ce qui a deux conséquences. L'une est que le souverain ne peut pas exercer sa théorique faculté de choisir le Premier ministre : il lui faut désigner le chef de la majorité. L'autre est qu'assùré du concours de la majorité de la Chambre, le Premier ministre oriente l'œuvre législative aussi bien qu'il dirige l'administration. Le pouvoir appartient intégralement au Premier ministre. C'est en accord avec lui et le plus souvent sous son impulsion que s'accomplit le travail législatif du Parlement. Si l'on simplifiait à l'extrême, on pourrait dire qu'en Angleterre la nation vote pour se donner un chef dont le pouvoir, limité à cinq ans, peut être renouvelé avant l'échéance. Mais cette simplification même permet de marquer l'importance fonctionnelle du souverain et du Parlement. A aucun homme on ne peut sans péril confier un pouvoir absolu: aussi la Chambre des Communes exerce-t-elle en permanence une indispensable fonction de contrôle et de critique. D'autre part, la présence du souverainest essentielle et dans les périodesde troubleet de confusion - celles où le vœu du pays n'est pas clair, comme on vient de dire qu'il est arrivé - et Biblioteca Gino Bianco 261 lorsque le Premier ministre ne peut plus assumer les devoirs de sa charge. Ce dernier cas s'est présenté récemment, et si le choix de la reine a été discuté, il n'en a pas moins été tenu pour légitime par l'unanimité de la nation. A vrai dire, certains partisans de M. Butler ont alors considéré qu'il serait plus démocratique que le Premier ministre eût un dauphin officiel. Quand on établirait un système de ce genre, le souverain n'en resterait pas moins nécessaire pour garantir la légitimité dans les temps, qui peuvent toujours revenir, où le vœu de la nation est obscur. Et si l'on voulait éviter qu'un personnage héréditaire pût jamais avoir aucune influence sur la vie politique du pays, le seul moyen d'y parvenir serait sans doute d'institutionnaliser le système des deux partis, ce qui ne pourrait se faire sans grandes réflexions et précautions. On peut noter ici que c'est le bipartisme qui rend viable le système présidentiel américain, et que seul un esprit léger a pu s'aveugler au point de le préconiser chez nous. Lamartine, déjà, avait eu cette naïveté. Tel est, dans ses lignes essentielles, le système dont s'est inspiré, pensons-nous, M. Debré. Ce système ne conduit pas à une sagesse politique sans faille. On a vu le ministère anglais répondre à l'erreur de Laval signant les accords de Rome par une erreur parallèle : le traité naval avec Hitler. Naguère, le ministère anglais s'est associé au ministère français dans l'opération de Suez, qu'il ne fallait pas faire ou bien mieux étudier tant sur le plan diplomatique que sur le plan militaire. En 1940, il semble bien que l'Angleterre n'ait pas été sauvée par une défense mieux conçue, mais par des circonstances géographiques plus favorables et qui offraient de meilleures chances aux improvisations de l'héroïsme. Le système anglais n'implique même pas un respect sourcilleux des principes démocratiques sous tous leurs aspects, puisqu'on a vu récemment le Parlement anglais s'émouvoir, comme avait lieu de le faire pour son propre compte l'opinion française, d'actes contraires aux droits de l'homme. Mais ce système épargne à l'Angleterre nos incessants changements de régime - où se sont à plusieurs reprises englouties nos libertés - et lui donne cette dignité suprême de l'homme, qui nous a presque toujours été refusée : un régime politique où une pensée est mise en œuvre avec l'accord des citoyens. La fonction gouvernementale COMMENTM. Debré a transporté chez nous les institutions anglaises et dans quelle mesure il y a réussi, c'est ce qu'il convient de préciser maintenant. Non qu'on puisse se livrer ici à une ai1alyse approfondie de la Constitution : ce serait une œuvre de longue haleine. On n'en retiendra que la structure essentielle. De même qu'en Angleterre, nos pouvoir publics comprennent quatre organismes : 1 chef de l'État, le gouvernement et deux assemblées. Examinons d'abord le Sénat, qui jouait •

• 262 sous la. IIIe République un rôle beaucoup plus actif que la Chambre des lords et à qui, sous la IVe République, le rétablissement de la navette permettait de retrouver une fonction modératrice importante. Le Sénat a vu ses pouvoirs considérablement réduits et tout est même prévu (article 45) pour qu'il ne puisse faire obstacle plus de quelques jours à une entente entre la majorité de la Chambre et le gouvernement. Ce statut nouveau du Sénat est un point capital et on peut le considérer comme la pierre de touche des intentions qui ont présidé à la rédaction de la Constitution. Issu du suffrage indirect, le Sénat a toujours été tenu pour une assemblée plus modérée que la Chambre des députés. Que des gens qui ne passent pas pour être de gauche aient résolu de l'abaisser montre très clairement qu'ils ont songé non à faire œuvre de conservation sociale, mais à résoudre le problème de l'action gouvernementale. Nous avons vu ce qu'est, en Angleterre, le jeu des trois autres pouvoirs. Lorsque la nation donne la majorité à un seul parti, ce qui est le cas habituel, le gouvernement dirige le Parlement . et l'administration, et le so11verain semble inutile. Lorsqu'il n'y a pas de majorité, l'importance du souverain s'accroît : c'est lui qui donne la légitimité au Premier ministre en l'absence d'une claire légitimité venue de la nation. Au ·centre du jeu est le gouvernement et la question est de savoir si l'investiture lui viendra d'en haut ou d'en bas*. Il est cependant certain que l'action gouvernementale est malaisée lorsqu'il n'y a pas de majorité aux Communes, et l'on a vu il y a quelque trente ou trente-cinq ans les querelles des partis paralyser le ministère. Le centre du jeu tend à se déplacer d'un lieu où peut se ma nif ester une pen.sée vers une arène où ne règnent que des passions confuses. Notre Constitution tend visiblement à placer, à l'instar de l'Angleterre, le gouvernement au centre du jeu. C'est de lui que relèvent désormais toutes les affaires proprement politiques. Aussi le domaine de la loi - qui, au temps de la domination du Parlement, tendait à tout envahir - a-t-il été limité aux règles et principes les plus généraux. Le travail législatif lui-même . est orienté par le ministère. La fonction gouvernementale, fonction fondamentale entre toutes, est enfin sainement conçue. D'un côté du gouvernement se trouve l' Assemblée nationale - qui, comme en Angleterre, conserve essentiellement un pouvoir de contrôle, - de l'autre le chef de l'Etat, qui est explicitement le recours suprême en période de crise, comme l'est implicitement le souverain en Angleterre. * Il va de soi que, ni ici ni plus loin, ces mots de haut et de bas, de supérieur et d'inférieur n'impliquent aucun jugement de valeur. Il s'agit simplement d'une image architecturale, et si le peuple est en bas et le souverain en haut, c'est qu'on n'a pas l'habitude de voir les pyramides sur la pointe. BibliotecaGinoBianco f LE CONTRAT SOCIAL Mais il y a cependant d'assez sérieuses différences: les fonctions des trois organismes qui constituent les pouvoirs publics - chef de l'État, chef du gouvernement, Parlement - sont pour la première fois conçues en France comme en Angleterre, mais leurs rapports ne sont pas les mêmes. Cela vient de ce que la matière elle-même est différente. En Angleterre, il y a habituellement un parti majoritaire, et il soutient fidèlement le ministère, dont le chef est son propre chef. La situation de crise, exceptionnelle, est créée par l'absence d'un parti majoritaire, et le recours au souverain consiste en ceci que c'est lui qui, par son choix, donne-alors la légitimité au chef du gouvernement. Ce qui est en Angleterre l'état de crise est, en France, l'état normal. De sorte qu'il a toujours fallu confier au chef de l'État la désignation du chef du gouvernement. Cette désignation devait être ratifiée anciennement par les deux Chambres, aujourd'hui par la seule Chambre issue du suffrage universel direct. Le chef du gouvernement fran- ~ çais n'a donc jamais eu ni ne possède à présent cette légitimité nationale qui appartient normalement au Premier ministre anglais. Sa légitimité, hybride, lui vient à la fois du chef de l'Etat, qui le crée, et de l'Assemblée de contrôle, qui consent. Si ce qui est crise en Angleterre est état normal en France, l'état de crise en France va beaucoup au7delà : selon la gravité de la situation, les cadres constitutionnels se craquellent ou s'effondrent. Mais l'objectif est toujours le même : il s'agit d'en finir provisoirement avec les divisions qui font obstacle à la fonction gouvernementale et de -confier le pouvoir à une personnalité jouissant d'un respect unanime (bien que parfois injustifié) ou d'une faveur passagère. Bref, si ce qui est l'état de crise en Angleterre est l'état normal chez nous, notre état de crise tend à recréer artificiellement les conditions gouvernementales qui en Angleterre sont normales. · De 1926 à 1958, nous avons, à bien voir les choses, connu sept crises de ce genre, qui ont amené au pouvoir Poincaré, Doumergue, Pétain, ·1e général de Gaulle, Blum, Mendès France, et de nouveau le général de Gaulle. Et. quand on contesterait qu'un ou deux de ces cas relèvent exactement du type que nous définissons, il en resterait suffisamment pour qu'on puisse poser que notre système -amenait périodiquement au pouvoir des chefs dont les opinions n'étaient pas celles de la majorité parlementaire, et qui néanmoins gouvernaient avec plus d'autorité que c~ux dont la nomination était plus conforme à l'esprit de la Constitution. Tout cela entraîne deux conséquences. Puisque l'état de crise anglais est notre état normal, notre chef d'État exerce normalement la faculté de choix doht le souverain anglais ne peut faire usage qu'en temps de crise. Et puisque nos crises sont souvent assez graves pour mettre en péril tout l'édifice constitutionnel, le chef de l'État se voit confier pour ces occasions des pouvoirs analogues à ce~x du dictateur sous la république

YVES LÉVY romaine. Personne en effet ne semble plus qualifié que lui pour restaurer le règne de la loi : s'il nous faut tous les quatre ou cinq ans faire appel à un sauveur, le chef de l'État en fonction a, à coup sûr, plus de titres à en jouer le rôle que, comme nous avons eu l'occasion de le voir, quelque vieux retraité de la politique ou de l'armée. Ce qu'il y avait de plus remarquable dans notre ancien système, c'est, nous l'avons noté, que les chefs de gouvernement soutenus par une majorité classique avaient souvent moins de pouvoir que les chefs qui, soutenus par la majorité artificielle plus ou moins bien fondue dans le creuset des crises, n'avaient, au fond, qu'une minorité avec eux. On devait donc naturellement penser à éviter les crises en fondant d'une façon normale l'existence du ministère sur l'absence d'une majorité hostile plutôt que sur la présence d'une majorité favorable. C'est d'ailleurs une idée qui mûrissait depuis plusieurs années. L'essentiel de la rénovation constitutionnelle tient donc dans les points suivants : , a. On a créé une fonction de chef de l'Etat, chargé de garantir la permanence du régime, en résolvant ·1es crises de régime qui depuis plus de trente ans se succèdent en France au rythme d'une tous les quatre ou cinq ans. C'est là saris doute le point le plus mal compris de la nouvelle Constitution, car il s'agit d'une fonction dont la nature même ne semble pas avoir été sérieusement analysée par les spécialistes du droit constitutionnel. Il ne peut cependant être question d'en faire ici l'histoire et la théorie. · b. On a créé une fonction gouvernementale calquée sur ce qui existe en Angleterre. Gouverner ne signifie plus exécuter les décisions du Parlement, mais assumer toute la responsabilité du pouvoir sous le contrôle du Parlement. D'autre part, on a donné de meilleures chances de durée au gouvernement en ne l'obligeant à s'en aller que si l'opposition a un visage net et une suffisante cohésion. La fonction parlementaire ET pour créer cette fonction parlementaire qui doit compléter les deux autres et qui, en France, jusqu'à présent, a été plus mal exercée encore que les deux autres, pour créer la fonction parlementaire, qu'a-t-on fait ? Rien, ou du moins rien d'efficace. C'est là le point faible de notre nouvelle Constitution. Et c'est cela aussi qui explique qu'un esprit hâtif ait parlé d'orléanisme. Dans la pyramide dont nous parlions, on a assez bien conçu et remis à neuf les deux étages supérieurs. La base a été quelque peu négligée. Il est vraisemblable que l'édifice tout entier en souffrira considérablement. Cette négligence ne semble pas traduire une hostilité à l'égard de la nation et de sa représentation. Certaines dispositions constitutionnelles, on l'a dit, ont réduit l'importance du Sénat au Biblioteca Gino Bianco • 263 profit de l'Assemblée nationale, dont le caractère démocratique est plus accusé. Et ce qui montre le plus clairement les intentions prof ondes de M. Debré à l'égard de l'Assemblée, c'est ce combat désespéré et si inutile qu'il livra - et perdit - lorsqu'il voulut contraindre l'Assemblée à se diviser en une majorité et une opposition. Il a donc bien aperçu l'essence de la fonction parlementaire, qui est d'assurer au gouvernement et la durée et la légitimité démocratique, et ne peut être correctement exercée que s'il y a une majorité stable, aux contours nettement définis. C'est d'ailleurs pourquoi l'on peut affirmer que nous n'avons, en France, presque jamais eu de gouvernement véritablement démocratique. C'est le vote de la nation qui, en Angleterre, décide du gouvernement. Chez nous, jusqu'à présent, les gouvernements se sont faits et défaits dans les couloirs de nos assemblées, ils se sont fondés sur le dosage des ambitions et le respect des susceptibilités. En cherchant à résoudre le problème au niveau de l'Assemblée, en s'efforçant d'imposer à celle-ci une division qui ne lui est pas naturelle et qui lui est aussitôt apparue comme un corset ou un carcan, M. Debré s'est trompé d'étage. C'est plus bas qu'il faut agir : au niveau de la nation. Tout se passe comme si le général de Gaulle avait eu un sentiment juste de la fonc- , , . tion du chef de l'Etat, M. Debre un sentiment jt1ste de la fonction gouvernementale, et comme s'il n'y avait eu personne pour concevoir clairement la fonction parlementaire. M. Debré attend de l'Assemblée qu'elle lui apporte ce qu'une Assemblée devrait normalement apporter au chef du gouvernement, mais il ne lui a pas imposé les formes qui lui permettraient de remplir sa fonction. PLACÉ entre le corps électoral et le ministère, le député est livré à deux passions fondamentales. Qu'il soit mû par l'amour de son pays, de ses idées, de son parti ou de sa propre carrière, c'est ce qu'il n'y a pas lieu de considérer ici. Ce qui importe, c'est qu'en vertu de sa situation le député ne peut manquer de se préoccuper de sa réélection, et qu'à ce souci s'ajoute souvent l'ambition ministérielle. Le député est par définition un représentant, et la pierre de touche de sa loyauté ou de sa réussite, c'est le renouvellement de sa mission représentative. Comme d'autre part la plupart des ministres sont choisis parmi les députés, il va de soi que nombre de députés se sentent faits d'une étoffe ministérielle et aspirent à servir, au gouvernement, la France, leurs idées, leur parti. On peut donc considérer que, pour les raisons les plus honorables ou pour les motifs les plus banals, ce sont là les deux ressorts qui font agir les députés. Que l'ambition ministérielle, dans le passé, ait été une des sources de l'instabilité ministérielle, la chose était si connue qu'on ne peut être surpris de voir la nouvelle Constitution s'efforcer d •

• 264 l'endiguer. On peut cependant se demander si cette passion redoutée ne paraîtra pas rétrospectivement infiniment moins dangereuse, et surtout moins fondamentale, que l'inquiétude électorale. Celle-ci est d'ailleurs un des ressorts profonds de l'ambition ministérielle : devenir ministre, c'est accroître les moyens qu'on a de se faire réélire, et la réélection, de toute évidence, est la condition première de l'existence politique. Or l'inquiétude électorale est, on va le montrer, la source majeure de nos difficultés politiques. L'inquiétude électorale DANSun système où aucun parti n'est jamais majoritaire à lui seul, l'action politique présuppose une coalition, c'est-à-dire des concessions. Les concessions présentent toujours de sérieux inconvénients et assaisonnent la vie politique d'insatisfaction, d'amertume et de rancœurs. S'il y a, en effet, quelque chose d'exaltant à combattre l'adversaire à visage découvert, on ne fait point de concession à des alliés sans un secret espoir - qu'ils n'ignorent guère - d'être un jour assez fort pour reprendre tout ce qu'on a accordé. Cependant, les concessions ne sont pas trop dommageables dans les pays où, ·bien qu'aucun ne soit majoritaire, les partis, très peu nombreux, ont des clientèles bien distinctes. Tel pays, par exemple, comprend des socialistes et parmi les non-socialistes, des laïques et des cléricaux, que sépare aussi, dans une grande mesure, une frontière linguistique. Ailleurs, on remarque en outre une distinction entre protestants et catholiques, les protestants comprenant d'ailleurs telle secte qui fait bande à part. Ces pays sont souvent longs à constituer un gouvernement. Mais lorsque toutes les conditions de l'alliance ont été discutées et qu'on est tombé d'accord, les divers partis respectent d'ordinaire leurs engagements. C'est que l'inquiétude électorale est chez eux extrêmement faible. Les transformations économiques, le mouvement des générations peuvent changer le rapport des forces. Par exemple, la forte natalité des catholiques avantage, en Hollande, le parti qui les représente. Mais de toute façon les catholiques votent pour leur parti, les protestants pour les leurs. De sorte que, si les électeurs sont mécontents des concessions consenties par leurs représentants, ils le leur feront connaître et, à l'échéance, le contrat ne sera pas renouvelé. Les électeurs réforment le mandat, et ne changent pas les mandataires. Quant aux mandataires, intransigeants en période électorale, ils savent que l'action gouvernementale se fonde sur un compromis soigneusement élaboré. Il en va tout autrement chez nous. Ici, une coalition n'est pas un contrat entre des sociétés politiques distinctes, mais une entente entre des dirigeants politiques dont les partis se disputent les mêmes électeurs. Rivaux soupçonneux, ils tentent sans cesse de reprendre les concessions qu'ils viennent de faire. Et à juste titre : on n'accorde rien sans se nuire à soi-même, puisque Biblioteca Gino Bianco I ' LE CONTRAT SOCIAL chaque concession affaiblit le prestige électoral de qui la fait, grandit celui de qui l'obtient. Aussi · nos représentants, prêts à tous les compromis sur le plan électoral, ne manquent-ils jamais, au gouvernement, de défendre leur programme électoral primitif avec une susceptibilité chatouilleuse. De là vient que la vie moyenne de nos ministères était si limitée. Nos ministres et plus encore la majorité qui les soutenait étaient rongés par le scrupule. Le ministère ne pouvait agir sans décevoir quelqu'un de ses premiers partisans. Or les gouvernements, nulle part, ne sont jamais abattus par l'opposition : puisque l'opposition est par définition minoritaire, il n'est pas concevable qu'elle puisse jamais contraindre le ministère à se retirer. En Angleterre, c'est le corps électoral qui juge le ministère, l'approuve ou le condamne. Chez nous, tous les ministères sont victimes d'une décomposition qui se produit soit dans la majorité parlementaire, soit au sein même du gouvernement. Et une bonne partie de leur brève existence est consacrée à éviter cette dissociation, de sorte que l'art de gouverner devient souvent l'art d'agir de façon assez confuse pour que chacun espère voir adopter les solutions qu'il préconise. Seul le sauveur périodique peut - souvent - agir de façon nette et décidée, et obtenir sinon l'approbation ~!nérale, du moins le silence. Les commencements.,..de la,ve République ne font pas augurer que ses ministères seront différents de ceux qui les ont précédés. On voit de nouveau les partis de la coalition opposer leurs points de vue avec une âpreté nuisible à la cohésion du gouvernement. On voit même, selon une tradition trop connue, le principal parti de la coalition se diviser, chaque aile ayant sans doute moins d'affinité avec l'autre qu'avec les partis placés immédiatement à droite ou à gauche. Ce qui vient évidemment de ce que chaque ·député est sensible à sa situation électorale locale, de sorte que sous la même étiquette transparaissent bientôt les infinies nuances de l'opinion française. A qui s'indignerait de ces divisions, il faudrait répondre d'abord que c'est loyauté, de la part d'un député, que de faire valoir dans ses particularités l'opinion de la circonscription qui l'a . élu, et çnsuite que, plutôt que de s'indigner d'une attitude inévitable, il convient de rendre inévitable une attitude différente. Il y a même là une nécessité assez pressante, car si l'inquiétude électorale continue, sous le nouveau régime, de déchirer la majorité, en revanche la situation de l'opposition risque d'apparaître bientôt très différente de ce qu'elle a été sous la IVe République. , * .,,. .,,. IL N'ESTPAS très aisé de faire la théorie de nos régimes démocratiques. On peut noter cependant la tendance de la III 0 République à se diviser entre une gauche et une droite. « Pas d'ennemis à gauche» était le mot d'ordre élec-

YVES LÉVY toral des radicaux. Mais l'inquiétude électorale ruinait les coalitions de gauche, car les socialistes craignaient de trahir le socialisme (et <l:eperdre leurs électeurs au profit des 1 commumstes ), et les radicaux de lui faire d'irréparables concessions (et de per?I:e.l~urs électeurs au p~ofit des mo~é.rés)_. L'imposs1bilite de ces coalitions condws1t a trois reprises les radicaux à entrer dans des coalitions centristes ou modérées, tandis que l' électorat de gauche, déçu, penchait de plus en plus vers l'extrémisme communiste. La dernière législature de la IIIe République montra que le système n'était plus viable. Plus vaste qu'elle n'avait jamais été, la coalition électorale de la gauche triompha, mais les rivalités des partis l' empêchèrent de gouverner de façon durable. Léon Blum, comme on sait, ne pardonna pas aux communistes d'avoir délibérément - et par des procédés souvent inavouables - cherché à le faire échouer. Lorsqu'il les qualifia de « parti nationaliste étranger », il faisait à coup sûr allusion à leur attitude de 1939, mais sans doute pensait-il aussi au jeu qu'ils avaient jo,.ué con!!e lui en 1936. Il faut cependant reconnaitre qu ils ne faisaient que reproduire sous des formes aggravées et avec leurs habitudes un peu spéciales ce qui s'était, antérieurement, passé entre les autres partis lors de précédentes coalitions. Le jeu qu'ils jouaient, c'était un jeu que le système rendait possible, pis même : un jeu que le système rendait presque inévitable. Quoi qu'il en soit, l'expérience du Front populaire dégoûta la gauche des coalitions, et c'est pourquoi, sans doute, la représentation proportionnelle fut, après la Libération, accueillie comme un bain de vérité et de pureté. On a dit plus haut pourquoi ce système, qui donne de bons résultats dans certains pays étrangers, ne pouvait réussir chez nous. Si chaque parti avait eu une clientèle délimitée, un pacte était possible entre plusieurs d'entre eux. Mais les élections ne cessaient de montrer que leur audience était variable, et ils tenaient à se classer à droite ou à gauche, et à un poin! précis de la droite o~ de la gauche, pour savoir exactement avec qw ils étaient en concurrence. Et comme de juste étaient concurrents ceux-là précisément qui devaient s'entendre pour former une majorité. Le jeu des modes de scrutin ON ENTREVOIT sans doute ici le mystère des modes de scrutin. La représentation proportionnelle conduit les partis à se présenter isolément devant les électeurs, chacun avec son programme. Après le vote, il convient qu'un contrat soit discuté entre les partis qui doivent gouverner ensemble. Toutes les combinaisons sont possibles pourvu qu'il y ait une majorité, et les distinctions de droite et de gauche n'ont pas grand sens : pour que l'alliance soit souhaitable, il suffit que dans les circonstances du moment les ~rogrammes puissent s'accorder sans concessions • excessives. Biblioteca Gino Bianco 265 Le scrutin uninominal à un seul tour, que pratiquent les Anglais, est tout différent. Chaque parti s'adresse à la nation. entiè~e, et chaque citoyen se sent plus ou moms mis en demeur~ de choisir entre la droite et la gauche. Le parti qui l'emporte est libre de gouverner selon le programme proposé aux électeurs. Entre ces deux systèmes nous n'avons, à vrai dire, jamais opté. Notre représentation propo~- tionnelle correspondait sans doute à la multiplicité de nos partis, mais ces partis étaient, par suite de leur inquiétude électorale, incapables de signer quelque contrat que ce fût. Les gouvernements se formaient au hasard, et se dissociaient bientôt. La nécessité de regrouper ces forces incohérentes avait conduit à corriger ce mode de scrutin par des apparentements, sans aucun profit sur le plan gouvernemental, car ils tendaient beaucoup plus à conquérir des sièges qu'à rapprocher des partis qui pussent gouverner ensemble. D'ailleurs, après l'effondrement du tripartisme, les gouver~em~nts se fondaient beaucoup plus sur la polar1sat1on traditionnelle en France de la droite et de la gauche que sur les alliances de partis_. f'-ussi, lorsq~e M. Mendès France relança l'1dee du scrutm uninominal à deux tours, trouva-t-elle beaucoup de partisans. Il y a lieu cependant d'être surpris que ce mode de scrutin soit redevenu le nôtre dans un moment où l'avis de M. Debré pesait dans nos affaires d'un poids décisif. Il est en effet un de ceux qui connaissent le mieux le fort et le faible des modes de scrutin, et dès 1947 il en faisait, dans La Mort de l'État républicain, un exposé dont certains traits vont au fond des choses. Il y mettait en relief ce qui est précisément l'essentiel en matière de structure politique. Et d'abord il soulignait que le mode de scrutin n'est pas une chose secondaire, qu'il est le ressort même de la démocratie. 11 notait ensuite qu'il fallait choisir le mode de scrutin de façon à constituer une majorité parlementaire, se prononçait en faveur du scrutin anglais et rejetait la représentation proportionnelle, tous les autres modes de scrutin n'étant, disait-il, que des variantes abâtardies de ces deux-là. Enfin il constatait qu'il était impossible d'instaurer immédiatement en France le scrutin anglais, qu'il convenait de prévoir des étapes. L'actuel retour au scrutin d'arrondissement à deux tours serait-il donc à ses yeux une étape nécessaire sur la voie qui mène à l'organisation de la fonction parlementaire par le scrutin anglais ? Cela n'est guère vraisemblable. D'abord parce que M. Debré s'est, il y a douze ans, prononcé avec une particulière netteté contre ce mode de scrutin : « Dès maintenant, et à jamais, écrivaitil, il convient d'être très ferme sur un point : pas de second tour. C'est le ver dans le fruit et bientôt la pourriture, c'est-à-dire la proportionnelle. » Il condamnait donc aussi bien le mode de scrutin habituel de la III 0 République (qui n'a que trois fois - en 1885, 1919 et 1924 - cédé •

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