Le Contrat Social - anno III - n. 5 - settembre 1959

R. PIPES lequel se trouvaient les peuples d'Asie et d'Afrique. Toutefois, l'expérience de la guerre civile et de la nep l'amena rapidement à réviser ses idées. Dès 1919, S. Galiev se plaignit publiquement que le parti communiste russe souffrît d'un excès d'orientation vers l'Ouest et il demanda que l'on apportât une plus grande attention au potentiel révolutionnaire des peuples d'Orient. Par la suite, il alla plus loin et mit au point une «déviation» théorique de la ligne du Parti qui représentait un curieux mélange de bakouninisme, de léninisme et de nationalisme. L'essentiel de la théorie qu'il répandit de bouche à oreille parmi les communistes musulmans, peu après 1920, était que l'ennemi véritable des peuples coloniaux n'était pas la bourgeoisie des puissances impériales, mais la sociétéindustrielle tout entière. Il suggérait de remplacer l'antithèse «capitaliste-exploité» par l'antithèse «industriel-arriéré» et il concluait, en partant de là, que les peuples coloniaux ne pourraient s'émanciper qu'en organisant leur propre Internationale communiste, opposée à la IIIe Internationale qui, comme les précédentes, était dominée par des représentants des sociétés industrielles. De plus, il réclamait la création d'une République musulmane unique de l'Asie centrale, ayant un parti communiste à elle. Sultan Galiev fut emprisonné en 1923, puis relâché, arrêté de nouveau en 1929-30 et mis à mort peu après dans un camp de concentration. Naturellement, aucune de ses suggestions ne fut adoptée. En fait, ses écrits eux-mêmes ont été si bien étouffés que nous les connaissons principalement par les attaques dont ils ont fait l'objet dans la presse soviétique, à l'époque de son deuxième emprisonnement. De 1921 à 1928, la vie des communautés musulmanes de l'Union soviétique se déroula selon le plan établi avant la Révolution. On accorda aux communautés un degré considérable d'autonomie interne, y compris une indépendance presque complète dans le domaine culturel. -La création de plusieurs républiques musulmanes « autonomes» - motivée par le désir des bolchéviks de réprimer les tendances panturkies et panislamiques qui apparaissaient dans le mouvement généralisé en faveur d'une république de l'Asie centrale - n'affecta ·guère la vie des citoyens. Mtris ensuite, au cours des dix années qui suivirent 1928, les musulmans soviétiques furent atteints par une série de coups dont ils ne se sont pas encore complètement • renus. Résistance au régime soviétique LE PREMIER de ces coups fut la collectivisation. Chez les musulmans installés sur la terre, la collectivisation entraîna des souffrances et des pertes comparables à celles que subissaient les Russes et les Ukrainiens. Mais une grande partie de la population mus11lmane avait continué à mener Biblioteca Gino Bianco 301 une vie nomade ou semi-nomade. Pour eux, la collectivisation signifiait non seulement la confiscation de leurs biens, mais aussi la dislocation des groupements tribaux traditionnels et l'installation obligatoire sur la terre. Ils rési~tèrent énergiquement et subirent les pertes les plus unportantes qu'ait jamais subies isolément tm groupe ethnique en Union soviétique. Selon les_ r~censements soviétiques, les Kazakhs, prmcipale nation nomade turkie, qui étaient 4 millions en 1926, n'étaient plus que de 3,1 millions en 1939 - ce qui représente une diminution de plus d'?n milion et demi, si l'on tient compte de l'accroissement naturel de la population entre 1926 et 1939. Dans l'ensemble, le taux d'accroissement des musulmans soviétiques fut moins élevé, dans la période allant d'un rec_ensement à l'au~re, que celui des Russes ou celui de la population totale de l'URSS. Le second coup fut l'offensive, lancée en même temps que la collectivisation, contre la culture musulmane. A la fin des années vingt et dans les premières années trente, des milliers de mosquées furent fermées, des mullahs et autres leaders islamiques furent arrêtés, et to~te la vie r~lig~euse fut interrompue. Afin d' empecher le reveil de la vie religieuse, les autorités soviétiques interdirent l'utilisation des caractères arabes, pour . . ' . quelque usage que ce soit, et unposerent ar_nficiellement à la population un alphabet latin, remplacé ensuite par un alphabet cyrillique modifié. Les musulmans soviétiques sont, de nos jours, les seuls musulmans au monde qui ne soient pas autorisés à se servir de leur écriture arabe et qui soient contraints d'écrire leur langue avec l'alphabet de la puissance conquérante. Cette politique se proposait de couper la r.opulation musulmane de ses sources et de l isoler aussi de tout contact culturel avec les communautés musulmanes de l'étranger. Vers le milieu des années trente, la presque totalité de l'intelligentsia musulmane fut arrêtée et déportée sous différentes accusations, parmi lesquelles celle de « nationalisme bourgeois » fut l'une des plus fréquemment utilisées. Ce faisant, Staline espérait se débarrasser de l'élite djadide, ou contaminée par les djadides, qui, depuis 1917, avait collaboré avec le régime plus qu'elle ne l'avait servi. Les arrestations massives d'intellectuels venant après les arrestations de chefs religieux privèrent l'ensemble de la population musulmane de toute possibilité de se faire entendre. La croissance vigoureuse des cinquante années précédentes se trouva soudain arrêtée, le silence et la suspicion remplacèrent la confiance de l'époque précédente. En fait, toute la grande tradition de la période djadide fut anéantie. Avec elle disparut le pont qui reliait la société européenne et la société indigène depuis l' apparition du mouvement de réforme. Les communaut 's musulmanes se replièrent de nouveau sur ellesmêmes, remplies de méfiance pour tout ce qui leur était extérieur, passives et pleines de rancune. •

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