• 264 l'endiguer. On peut cependant se demander si cette passion redoutée ne paraîtra pas rétrospectivement infiniment moins dangereuse, et surtout moins fondamentale, que l'inquiétude électorale. Celle-ci est d'ailleurs un des ressorts profonds de l'ambition ministérielle : devenir ministre, c'est accroître les moyens qu'on a de se faire réélire, et la réélection, de toute évidence, est la condition première de l'existence politique. Or l'inquiétude électorale est, on va le montrer, la source majeure de nos difficultés politiques. L'inquiétude électorale DANSun système où aucun parti n'est jamais majoritaire à lui seul, l'action politique présuppose une coalition, c'est-à-dire des concessions. Les concessions présentent toujours de sérieux inconvénients et assaisonnent la vie politique d'insatisfaction, d'amertume et de rancœurs. S'il y a, en effet, quelque chose d'exaltant à combattre l'adversaire à visage découvert, on ne fait point de concession à des alliés sans un secret espoir - qu'ils n'ignorent guère - d'être un jour assez fort pour reprendre tout ce qu'on a accordé. Cependant, les concessions ne sont pas trop dommageables dans les pays où, ·bien qu'aucun ne soit majoritaire, les partis, très peu nombreux, ont des clientèles bien distinctes. Tel pays, par exemple, comprend des socialistes et parmi les non-socialistes, des laïques et des cléricaux, que sépare aussi, dans une grande mesure, une frontière linguistique. Ailleurs, on remarque en outre une distinction entre protestants et catholiques, les protestants comprenant d'ailleurs telle secte qui fait bande à part. Ces pays sont souvent longs à constituer un gouvernement. Mais lorsque toutes les conditions de l'alliance ont été discutées et qu'on est tombé d'accord, les divers partis respectent d'ordinaire leurs engagements. C'est que l'inquiétude électorale est chez eux extrêmement faible. Les transformations économiques, le mouvement des générations peuvent changer le rapport des forces. Par exemple, la forte natalité des catholiques avantage, en Hollande, le parti qui les représente. Mais de toute façon les catholiques votent pour leur parti, les protestants pour les leurs. De sorte que, si les électeurs sont mécontents des concessions consenties par leurs représentants, ils le leur feront connaître et, à l'échéance, le contrat ne sera pas renouvelé. Les électeurs réforment le mandat, et ne changent pas les mandataires. Quant aux mandataires, intransigeants en période électorale, ils savent que l'action gouvernementale se fonde sur un compromis soigneusement élaboré. Il en va tout autrement chez nous. Ici, une coalition n'est pas un contrat entre des sociétés politiques distinctes, mais une entente entre des dirigeants politiques dont les partis se disputent les mêmes électeurs. Rivaux soupçonneux, ils tentent sans cesse de reprendre les concessions qu'ils viennent de faire. Et à juste titre : on n'accorde rien sans se nuire à soi-même, puisque Biblioteca Gino Bianco I ' LE CONTRAT SOCIAL chaque concession affaiblit le prestige électoral de qui la fait, grandit celui de qui l'obtient. Aussi · nos représentants, prêts à tous les compromis sur le plan électoral, ne manquent-ils jamais, au gouvernement, de défendre leur programme électoral primitif avec une susceptibilité chatouilleuse. De là vient que la vie moyenne de nos ministères était si limitée. Nos ministres et plus encore la majorité qui les soutenait étaient rongés par le scrupule. Le ministère ne pouvait agir sans décevoir quelqu'un de ses premiers partisans. Or les gouvernements, nulle part, ne sont jamais abattus par l'opposition : puisque l'opposition est par définition minoritaire, il n'est pas concevable qu'elle puisse jamais contraindre le ministère à se retirer. En Angleterre, c'est le corps électoral qui juge le ministère, l'approuve ou le condamne. Chez nous, tous les ministères sont victimes d'une décomposition qui se produit soit dans la majorité parlementaire, soit au sein même du gouvernement. Et une bonne partie de leur brève existence est consacrée à éviter cette dissociation, de sorte que l'art de gouverner devient souvent l'art d'agir de façon assez confuse pour que chacun espère voir adopter les solutions qu'il préconise. Seul le sauveur périodique peut - souvent - agir de façon nette et décidée, et obtenir sinon l'approbation ~!nérale, du moins le silence. Les commencements.,..de la,ve République ne font pas augurer que ses ministères seront différents de ceux qui les ont précédés. On voit de nouveau les partis de la coalition opposer leurs points de vue avec une âpreté nuisible à la cohésion du gouvernement. On voit même, selon une tradition trop connue, le principal parti de la coalition se diviser, chaque aile ayant sans doute moins d'affinité avec l'autre qu'avec les partis placés immédiatement à droite ou à gauche. Ce qui vient évidemment de ce que chaque ·député est sensible à sa situation électorale locale, de sorte que sous la même étiquette transparaissent bientôt les infinies nuances de l'opinion française. A qui s'indignerait de ces divisions, il faudrait répondre d'abord que c'est loyauté, de la part d'un député, que de faire valoir dans ses particularités l'opinion de la circonscription qui l'a . élu, et çnsuite que, plutôt que de s'indigner d'une attitude inévitable, il convient de rendre inévitable une attitude différente. Il y a même là une nécessité assez pressante, car si l'inquiétude électorale continue, sous le nouveau régime, de déchirer la majorité, en revanche la situation de l'opposition risque d'apparaître bientôt très différente de ce qu'elle a été sous la IVe République. , * .,,. .,,. IL N'ESTPAS très aisé de faire la théorie de nos régimes démocratiques. On peut noter cependant la tendance de la III 0 République à se diviser entre une gauche et une droite. « Pas d'ennemis à gauche» était le mot d'ordre élec-
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