... B. HALPBRIN Il va de soi que ces hommes n'auraient pu occuper si longtemps la scène si la génération suivante, celle de 1910, n'avait été frappée de stérilité. Personnalité abolie, énergie broyée par la machine stalinienne, ses membres sont devenus de bons bureaucrates, des exécutants zélés, de fidèles serviteurs. Passés maîtres au jeu de l'intrigue politique, condition de survie pour l' apparatchik, la prudence est leur vertu maîtresse. Ils s'en tiennent aux systèmes éprouvés. Lorsqu'un ambitieux comme Chepilov abandonne son patron pour tenter de voler de ses propres ailes, sa chute ne se fait pas attendre. Les représentants de ces deux générations sont les seuls survivants, dans le Parti, de la nouvelle classe d'origine plébéienne. La génération suivante, celle de 1920, appartient déjà à la nouvelle classe moyenne. La situation est toute différente dans les autres États communistes. Nulle part ailleurs la nouvelle classe, si faible soit-elle, n'a atteint l'âge de la retraite. En Chine en particulier, elle est encore jeune, fanatique et sûre de sa puissance. Aucun autre pays «socialiste» n'a encore eu le temps de produire une nouvelle classe moyenne sur le modèle soviétique. Certaines des nations communistes les plus avancées sur le plan économique disposent de nombreux ouvriers qualifiés et de bureaucrates, ainsi que d'une intelligentsia technique et culturelle. Cependant ces divers éléments demeurent, dans une large mesure, fidèles à leurs traditions d'avant guerre : les ouvriers à la social-démocratie, les intellectuels à leur morale bourgeoise. L'attitude de la nouvelle classe envers ces groupes politiquement étrangers varie d'un pays à l'autre. En Pologne, au moins depuis 1956, la nouvelle classe cherche systématiquement des solutions de compromis ; en Tchécoslovaquie, elle combat ses antagonistes en combinant, au gré des circonstances, la terreur, la censure et .-l'isolement. A ce jour, ce n'est qu'en Union soviétique qu'une nouvelle classe moyenne authentique a pris forme. Née sous la dictature communiste, sans traditions qui la rattache au passé prérévolutionnaire, elle prend figure de défi à l'égard de la société qui l'a enfantée. Physionomie politique DE TOUTEÉVIDENCEle, s possibilités d'un sondage de l'opinion soviétique sont limitées. Cependant les analyses toujours plus nombreuses publiées en Occident sur la vie et les institutions de l'URSS permettent d'esquisser la physionomie politique de la nouvelle élite. Contrairement au Dr Jivago, la grande majorité de la nouvelle classe moyenne semble approuver le principe de la révolution d'Octobre et considérer ses réalisations comme un progrès historique. Elle ne remet pas davantage en question Biblioteca Gino Bianco 297 l'apport essentiel de l'ère stalinienne, l'industrialisation. De plus, quarante années de propagande obsédante ont produit leur effet : la nouvelle classe moyenne a acquis une vision déformée du monde non communiste, en même temps qu'elle s'exagérait l'ampleur des conquêtes soviétiques. Aucun indice qu'elle soit foncièrement anticommuniste, ni même qu'elle se préoccupe beaucoup d'idéologie. L'idéologie communiste a été troquée contre un nationalisme virulent qui n'a fait que croître depuis 1945. La génération de 1920 a payé un lourd tribut et la guerre demeure l'épre~ve décisive qui l'a faite ce qu'elle est. Le derruer conflit ne l'a pas isolée des masses, ni transformée en une communauté de conspirateurs, comme ce fut le cas pour les communistes yougoslaves par exemple, ainsi que pour la. génér~tion sov~étique de 1900. C'est le contrru.re qut est vrai : pendant la « grande guerre patriotique» la génération de 1920 a combattu côte à côte avec les sans-parti, partageant avec eux toutes les épr~uves. Pour la jeune génération, ce fut la meilleure école de civisme. Les premiers mois du conflit eurent pour effet de la dégriser brutalement. La propagande lui avait offert un tableau mensonger de la supériorité soviétique d'une part, de la fragilité du monde « capitaliste », y compris l'Allemagne fasciste, d'autre part. Panzers et Luftwaffe dissipèrent d'un coup ces illusions. La victoire finale insuffla une foi toute neuve dans les destins de la patrie. Ce sentiment a été renforcé par le rythme rapide du développement économique et les récents succès scientifiques. Est-ce à dire que la nouvelle classe moyenne approuve tout sans réserve ? Elle a réclamé nombre de réformes concrètes, arrachées au régime l'une après l'autre. Son premier souci concerne l'amélioration du niveau de vie, auquel le gouvernement et le Parti ont accordé dans leurs déclarations une importance toujours plus grande depuis la disparition de Staline. En dépit du cliché officiel sur la primauté de l'industrie lourde, la part des biens de consommation dans la production est en augmentation constante. L'un des objectifs de Khrouchtchev et de sa politique de décentralisation économique est sans conteste l'accroissement du volume des biens de consommation en général et des produits alimentaires en particulier. L'intelligentsia directoriale et technique est intéressée à un autre titre à la décentralisation industrielle. Dans une économie planifiée centralisée à l'extrême, le directeur de production, l'ingénieur sont à la merci de la décision d'une autorité lointaine, ignorante des conditions locales et pour laquelle le politique risque d'avoir le pas sur l'économique. Alors qu'ils étaient investis d'une très faible autorité, les directeurs de production étaient tenus pour seuls responsables •
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