274 sur les événements futurs. Cette témérité témoigne que nous imaginons, quoique fautivement, la genèse de l'événement futur, nous aidant de nos opinions (car ce n'est mieux) sur la genèse des événements passés. Or, ce faisant, nous pensons le mouvement : et puisque nous le pensons comme malgré nous, pourquoi ne pas entreprendre de le penser avec toute la rigueur dont nous pourrons nous trouver capables ? Il y a bien de la différence entre familiarité et connaissance : à preuve le cheval, dont les attitudes en cours de galop ont été, pendant des millénaires, représentées de façon erronée jusqu'au moment où l'instrument photographique a permis une décomposition de l'allure générale. Le même instrument permet d'analyser l'accomplissement d'une tâche en une succession de gestes, les mouvements d'une foule en une foule de mouvements d'individus. L'analyse des systèmes en mouvement est entrée dans nos mœurs intellectuelles, qu'il s'agisse du système fâcheux que se trouvent former plusieurs voitures dont les déplacements particuliers se sont combinés en un accident, ou qu'il s'agisse du système de travail formé d'un ensemble d'hommes, lequel peut être rendu plus efficient par une meilleure imbrication de leurs actions particulières. La vie sociale d'un ensemble humain constitue un immense système complexe d'actions et interactions, dont certains aspects éme~gents sont perçus par nous comme «la vie politique ». Nous en parlons dans un langage qui a le même degré d'adéquation à la réalité que le langage des quatre éléments dans l'ancienne chimie : c'est-àdire que nous n'avons point entrepris le travail d'analyse nous menant aux phénomènes élémentaires qui se combinent avec une diversité indéfinie pour produire les phénomènes complexes de la réalité. La pensée, dont l'appétit est de saisir, cherche dès lors nécessairement le simple, comme facile à saisir. Son premier mouvement est, naturellement, de prendre le complexe pour simple, mais si elle y persiste, c'est obstacle au progrès de la connaissance, lequel exige une modeste renonciation à la saisie du complexe et une recherche des «simples», d'où plus tard elle reviendra à une meilleure intelligence des «composés ». J'appelle Politique pure l'effort pour saisir les phénomènes politiques au plus faible degré de complexité qui se puisse trouver. Cette complexité est encore très grande, vu que nos individus irréductibles sont hommes, eux-mêmes les structures les plus complexes du monde sublunaire. Les situations envisagées néanmoins sont d'une complexité très inférieure à celles que nous _rencontrons dans la réalité. L'entreprise se justifiera pleinement si l'on trouve que les phénomènes décrits sont des phénomènes de la vie communs à tous les corps politiques. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL On m'a demandé si je prétendais que cette entreprise fût scientifique ou philosophique. Je ne prétends rien du tout. Certainement elle n'est pas scientifique si, comme on l'admet souvent, il n'y a science que là où il y a mesure et expérimentation organisée. Elle n'est pas non plus philosophique si, comme je le crois, il n'y a de philosophie que métaphysique, traitant de la vocation de l'homme, ou morale, traitant de ses devoirs. Mais une vision plus précise et un langage plus clair sont quelque chose : à ce quelque chose se borne mon ambition. III IMAGINONS que nous attachions à une même ville trois observateurs postés de façons très différentes. Le premier est situé dans un ballon ? assez élevé pour qu'il ne puisse de là distinguer que les mon1iments majeurs et l'ossature générale de la cité. Le second est lui aussi en ballon, mais à une altitude plus faible, de sorte qu'il peut discerner les courants du trafic. Le troisième enfin est dans la rue. Les trois observateurs rendent compte à une centrale lointaine. Au cours de la ~ première journée, le premier observateur voit un paysage immobile, le second observe des courants de trafic à densités changeantes, le troisième est témoin d'incidents très divers. L'observation est maintenue pendant une longue suite de journées. Après quelques-unes, le premier observateur a transmis à la centrale un plan exact de la ville telle qu'elle lui apparaît et désormais il n'a rien à signaler. La tâche du second observateur est accomplie plus lentement : chaque jour il lui faut retracer des changements considérables survenant en cours de journée ; mais assez vite · il remarque que les changements survenant au cours d'une journée nouvelle présentent le même modèle que ceux d'une journée précédente ; sa constatation de rythmes récurrents est gênée par l'intervention de journées présentant des phénomènes anormaux ; mais enfin ces journées non conformes (fêtes, veilles et lendemains) prenn~nt place dans son schème : son travail est achevé. Seul le troisième observateur continue alors à transmettre des anecdotes toujours différentes. Un jour cependant le premier observateur est tiré de sa placidité : il voit flamber et crouler un monument de la ville : il transmet la nouvelle et reçoit de la centrale cet accusé de réception : « Merci, vous confirmez nos informations précédentes. » Quelles informations précédentes ? Le second observateur a en effet transmis, plus tôt, la nouvelle d'une poussée massive de foule vers ledit monument. Lui aussi, pourtant, ayant transmis, a reçu la réponse : « Merci, vous confirmez nos informations précédentes. » C'est que l'observateur de la rue a été témoin de la formation de cette poussée.
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