Le Contrat Social - anno III - n. 5 - settembre 1959

302 La profondeur de la haine que les musulmans . portaient au régime soviétique apparut en pleine lumière pendant la deuxième guerre mondiale, lorsque les troupes musulmanes et les régions peuplées de musulmans ne purent dissimuler leur sentiment hostile au communisme. La guerre terminée, Staline ordonna la déportation vers l'Est de plusieurs nationalités musulmanes, y compris 250.000 Tatars de Crimée et des peuples du Caucase, les Tchétchènes et les Ingouches entre autres, accusés en bloc et sans preuves de collaboration avec l'Allemagne. La mort de Staline n'apporta pas de changements importants dans la vie des communautés musulmanes de l'Union soviétique, bien qu'elle ait entraîné un léger adoucissement de leur sort. Plusieurs nationalités déportées (à l'exception des Tatars de Crimée, dont les terres riches avaient été « données » à des colons russes et ukrainiens), furent autorisées à rentrer dans leur patrie. Un minimum de vie religieuse est de nouveau autorisé, et ceux qui pratiquent l'islam sont moins activement persécutés. Mais aucune des mesures politiques instaurées par Staline après 1928 n'a été rappo_rtée. Comparée à leurs coreligionnaires de l'Union soviétique, les musulmans d'Algérie, par exemple, jouissent d'une liberté et d'une autonomie remarquables. Depuis les persécutions des années 1928-39, les communautés se sont isolées du monde extérieur. Nous savons peu de chose de leur vie intérieure et, si l'on en juge par les aveux récemment parus dans les journaux soviétiques spécialisés, les Russes eux-mêmes n'en savent pas beaucoup plus. C'est ainsi que des ethnographes soviétiques ont, ces temps derniers, reconnu franchement qu'ils ne peuvent pas pénétrer vraiment dans la communauté musulmane de leur pays. Plusieurs choses, cependant, apparaissent. En premier lieu, il semble bien que, malgré une énorme pression démographique et culturelle subie depuis trente ans, la communauté musulmane de l'Union soviétique ne se soit pas désagrégée. Les millions de Russes qui se sont déversés dans les régions musu1manes - d'abord à l'époque de terreur des années trente, ensuite lors de la campagne de Khrouchtchev pour l'exploitation des « terres vierges» du Kazakhstan - n'ont pas chassé les musulmans, mais se sont installés à leurs côtés. Ni dans les villages, ni dans les villes, il n'y eut à proprement parler de mélange des populations. Comme dans d'autres pays coloniaux, l'afflux d'étrangers aboutit à la création de deux sociétés distinctes e~ « étanches », société européenne et société indigène. , .Biblioteca Gino Bianco L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE La pression culturelle qui visait à faire disparaître la société musulmane en tant que communauté culturelle a également manqué son but. Il ne fait pas de doute que la religion a perdu son emprise sur la nouvelle génération, et que l'islam, considéré comme mode de vie, appartient autant au passé que le christianisme orthodoxe. Mais la sécularisation, ainsi que le prouve l' expérience d'autres sociétés, a simplement provoqué l'intensification du sentiment national. Sous la pression des forces internes que la politique soviétique a stimulées sans le vouloir, la population musulmane a perdu son ancien caractère religieux et tribal, mais acquis quelque chose qui ressemble davantage à un caractère national. Bien que les djadides aient été anéantis, leur mission culturelle a, en un certain sens, été remplie, et leurs successeurs, moins cultivés peutêtre, .mais ayant également conscience de leurs obligations envers leur société, poursuivent l' œuvre. La nouvelle intelligentsia musulmane soviétique sait le russe, mais elle s'en sert moins pour remplacer le dialecte indigène que pour le compléter, comme moyen d'assimiler les manières et la technologie occidentales - disons, comme l'intelligentsia indienne utilisait et utilise encore l'anglais. · Les musulmans soviétiques sont en train de suivre une évolution qui ressemble beaucoup à celle des nations occidentales entre le XVIe et le x1xe siècle, et à celle que suivent en ce moment les peuples coloniaux dépendant de l'Occident. La société se sécularise et se démocratise (au sens social), ce qui fait que les liens religieux s'affaiblissent et sont remplacés par des liens nationaux. La pression des Russes ne fait qu'accélérer un processus qui est dans la nature de l'évolution sociale moderne. Les dirigeants communistes se rendent sans doute compte de cela confusément et ils tiennent la bride très serrée à leurs ·musulmans. Mais on ne le sait pas bien à l'étranger. L'amitié qu'ils affectent maintenant pour l'islam et le nationalisme arabe ne semble pas sensiblement compromise par le sombre bilan du traitement qu'ils ont infligé à leurs populations mus111m~es. Il ·est heureux pour eux que la plupart des politiciens arabes se soucient moins du bien-être de la population musulmane ·que de l'usage qu'ils peuvent faire de l'ennemi juré de l'islam pour faire du chantage auprès de l'Occident et accroître leur propre prestige. ( Traduit de l'anglais) RICHARD PIPES. ,

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