L. LAURAT impuissants devant d'autres formes d'exploitation si bien mises en relief par Karl Renner tirant des conclusions inédites du Capital de Marxll• On sait que la plus-value se divise en profit (industriel, commercial, bancaire), intérêt et rente foncière. Dans la mesure où les ressortissants des nations capitalistes implantées dans des pays neufs y sont détenteurs du capital et du sol, ils s'approprient ces différentes fractions de la plus-value : le profit de l'entrepreneur en qualité d'industriels, d'armateurs (les pays neufs ne possèdent généralement pas de marine marchande), de commerçants ou de banquiers; l'intérêt en tant que prêteurs ; la rente foncière dans la mesure où ils possèdent le sol. Dans le seul cas où des autochtones deviennent capitalistes ou demeurent en possession du sol, ils retiennent dans le pays une partie de la plusvalue créée par les salariés indigènes 12 • Si l'on tient cette analyse pour correcte, on s'aperçoit sans peine que le slogan de l'indépendance et de la sécession n'apporte aucun remède à un transfert de valeur à sens unique. La souveraineté peut - Sternberg l'a dit avec raison - atténuer les excès de cette exploitation, de même que la législation sociale en Europe et en Amérique du Nord a pu, jusque versJ1933, atténuer l'exploitation capitaliste sans la suppri- . . . , . mer. Les pays qw croient pouvoir s y soustrat~ en s'enfermant dans une autarcie étanche perdent plus qu'ils ne gagnent en se privant des capitaux frais dont ils ont besoin : la preuve expérimentale en est fournie depuis dix ans par les pays d'audelà du rideau de fer. Sur ce point au moins, Marx continue d'avoir raison : ce n'est qu'à l'àpogée du développement capitaliste, et pas avant, que se dessine la fin de l'exploitation de l'homme par l'homme, que ce soit à l'intérieur des pays ci-devant capitalistes ou dans les rapports de ces derniers avec les pays neufs. C'est en sa qualité d'Autrichien de vieille souche, vivant et militant dans un État multinational, que Karl Renner élabora ces vues nouvelles en appliquant la théorie de la plusvalue à un monde nationalement différencié. Avant de les développer à l'échelle mondiale, en 1917, il les avait déjà ébauchées onze ans plus tôt à l'échelle austro-hongroise 13 en faisant la distinction entre les nations « complètes » et les nations « incomplètes ». Il entend par nation « complète » une nation qui « a développé en elle 11. ~1 Renner: Marxismus, Krieg und Internatio11ale, 1917, pp. 210-219. 12. Si l'analyse de Renner nous paraît toujours satisfiaiunte dans l'ensemble, notons que cette plus-value reflue aujourd'hui massivement vers les pays sous-développés IOUI forme de pr~ et meme de dons. 13. Grundlagm und Bntwicklung1ziele der œ1terreichi1chu111ari1cheMn onarchie, 19()6, pp. so-55. Biblioteca Gino Bianco 309 toutes les classes d'une société moderne dans une juste proportion» 14 • Un peuple sans bourgeoisie, dont la grande masse se compose de paysans, de salariés_et d'une mince couche d'artisans et de petits commerçants, est une nation «incomplète», co11damnée à l'exploitation jusqu'à l'apparition de toute la gamme des classes sociales modernes. Telle était - pour ne citer que ce seul exemple - la situation des Ruthènes dans l'ancienne Autriche : la rente foncière était prélevée par les propriétaires terriens polonais, le profit industriel revenait aux capitalistes des autres régions de la monarchie (avant tout allemands, tchèques et hongrois), le bénéfice commercial était encaissé par des Juifs tchèques ou allemands 15 , les bénéfices bancaires et l'intérêt se concentraient dans les grandes banques de Vienne. Point n'est besoin d'insister sur l'importance de ces vues dans la situation présente. Les nations « incomplètes » de trois continents sont entrées en révolte contre un état de choses jugé intolérable et qu'une partie de leur jeune intelligentsia croit pouvoir modifier du jour au lendemain en rompant des liens sans lesquels leur évolution vers l'état de nations « complètes» serait compromise pour longtemps. Ce n'est pourtant qu'en devenant des « nations complètes » que ces peuples pourront s'affranchir définitivement. On a vu ce que le désir de brûler les étapes a produit en Russie : le saut dans l'inconnu est devenu le saut dans la misère. La tragédie se répéterat-elle à l'échelle mondiale ? Pour légitimes qu'elles soient, ces aspirations ne seraient point dangereuses si elles n'étaient appuyées et orientées, contre les intérêts mêmes de ces pays, par l'impérialisme soviétique. Ces réflexions ramènent - puisque certains rêvent dans les pays sous-développés d'un socialisme « autochtone » 16 - aux problèmes de la socialisation et aux controverses sur l'économie «mixte» de l'époque de la nep. Nous en traiterons une autre fois. LUCIEN LAURAT. 14. Œsterreichs Erneueru11g, t. III, 1916, p. 108. 15. Élargissant la question, Otto Bauer a fourni une magistrale analyse de certaines causes de l'antisémitisme dans Die Œsterreichische Revolution 1 1923, pp. 206-207. 16. Que l'on se souvienne des avertissements prodigués par Marx il y a près de 110 ans aux « brüleurs d'étapes ,, des illus~ons des narodniks et de celles de Lénine et de Trotski. Marx et ses disciples avaient espéré que les peuples sauraient profiter des leçons de l'histoire. Sur ce point leur erreur n'a plus besoin d'être démontrée. Des masses populair s à moitié illettré s ne peuv nt s'instruire d'une histoire qu'elles ignorent. Mais la révolte des régions sous-dév loppé s st dirigée par des intellectuels qui la connaissent fort bi n et qui se laissent cependant aveugler volontairement par une passion nationaliste d'où l'ambition p rsonnelle n'e t pa absente. • •
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