B. DE JOUVENEL La chute du monument, c'est un changement dans la Constitution, enregistré par le premier observateur, constitutionnaliste. La poussée de foule, c'est le mouvement politique, signalé par l'étudiant des grands courants. Mais la genèse de la poussée n'est saisie que par l'observateur situé à l'échelon le plus bas, indicateur plus sensible, qui réagit plus tôt, mais dont les indications sont aussi moins sûres, comme nous allons le • voir. Attachons-nous à ce troisième observateur, celui de la rue. Qu'a-t-il au juste vu et entendu ? A l'origine un h~mme qui pérorait en ,ges~c~~t et, autour de· lw, un attroupement. C est 1c1 1 evénement pris à sa naissance, nous voyons l'action initiale qui va gagner en masse et en vitesse, déferler en raz de marée et culbuter le monument. Oui, cette petite scène est le début du grand événement. Mais attention : toute scène de ce type n'aboutit pas à un événement de cette dimension. Notre observateur en a déjà vues et signalées beaucoup de semblables qui sont restées sans suite aucune. Que cette dernière constatation ait blasé l'observateur au point qu'il manque de signaler cette scène, c'est une hypothèse qui n'est pas sans maint exemple historique, mais que nous n'avons pas à envisager, notre supposition étant que chaque observateur remplit exactement sa mission. Notre homme a donc signalé la scène : mais au centre de réception et d'interprétation, on se souvient que des scènes d'apparence identique ont déjà été signalées fréquemment. C'est maintenant la nième occasion et les (n-1) occasions précédentes ont été sans suite. On admettra la possibilité que ce soit le commencement d'un grand événement, mais on y attachera une probabilité très faible. C'est seulement lorsque les informations se succéderont en se précipitant, cette précipitation même étant révélatrice, que l'on attachera une probabilité rapidement croissante à l'événement en devenir, lequel cependant ne sera certain qu'une fois effectivement réalisé : seule la « postdiction » est certaine, jamais la prédiction. Méditant là-dessus on peut dire que l'avis de la scène initiale présente par rapport à l'avis de l'incendie une grande supériorité chronologique, mais d'autre part une énorme infériorité de certitude. Il y a là un problème bien connu dans la presse; un reporter ne se console pas que son directeur ait retardé la publication de la dépêche décrivant le « premier pas » d'une révolution : mais aussi ce « premier pas» n'est devenu tel que par la suite et pouvait bien ne se trouver qu'une scène de rue insignifiante. Faut-il tirer de là que les faibles commencements ne doivent pas nous intéresser, vu que nous ignorons s'ils se développeront ou non ? Mais il n'est pas moins vrai que chaque gland ne se développe pas en chêne : il paraît pourtant important de savoir que tout chêne s'est développé à partir d'un gland, et de retracerle processus. Biblioteca Gino Bianco 275 La société comme la nature abonde en germes qui ne fructifient point. Mais. auta?t il, se~ait ridicule de regarder chaque pente scene d acaon comme vouée à se développer en événement historique, autant il est fécond de se repré~enter q_u'en une période de calme plat, « anbistonque » s1l'on veut, il y a une foule d'actions qui s'exercent, et de mouvements qu'elles produisent, mais qui restent imperceptibles à l'observateur qui embrasse l'ensemble. S'il descend au détail, il retrouvera à l'échelle microscopique l'agitation que l'ensemble actuellement ne manifeste pas. Cette enquête microscopique peut le renseigner sur le dessin élémentaire des phénomènes. Saisir l'activité politique sous ses aspects les plus. simples, si simples qu'ils sont partout et touJours les mêmes, tel est l'objet de la Politique pure. IV L'ACTIVITÉ politique la plus simple, c'est l'effort d'un homme pour obtenir telle action de tel autre homme. Pour la commodité du langage, celui qui demande l'action sera dénommé «l'appelant», celui à qui elle est demandée «l'appelé». A titre d'abréviation, l'appelant sera souvent désigné par la lettre A, l'appelé par la lettre B, l'action en cause par la lettre H. Comme . ' on ne peut pas savorr, au moment ou A propo~e à B l'action H, si B l'exécutera ou non, la situation créée du fait de cette proposition peut être dénotée de la façon suivante ABH ? ; que l'on ne s'y trompe pas, il s'agit là simplement d'éviter des répétitions de mots, nullement d'ébaucher une «algèbre politique». Je n'ai pu trouver de rapport politique plus simple que celui qui vient d'être énoncé. L'expérience quotidienne témoigne que ce rapport se présente pour chacun de nous avec une grande fréquence et variété. Chacun de nous est tantôt l'appelant qui cherche à obtenir telle action de tel autre, tantôt l'appelé dont tel appelant cherche à obtenir telle action. Ce rapport appelantappelé se présente avec une très grande variété de modifications : plus ou moins grande importance de l'action demandée, plus ou moins grand prestige de l'appelant, plus ou moins puissants renforts de l'appel, plus ou moins nombreux destinataires d'un même appel : l'énumération n'est pas limitative, mais seulement suggestive. Il est clair aussi que ce rapport appelant-appelé intervient comme « radical » partiel dans des processus complexes. Nous verrons le parti qui pourra en être tiré. Pour l'instant adressons-nous à ce raprort lui-même dans son état le moins spécifié. C est, encore une fois, le J?lus simple que j'aie pu trouver : mais comme il s'agit d'hommes, il y a une grande complexité sous-jacente. Tâchons de la m~ttre au jour. Pour alléger l'expression, je me supposerail'appelant. •
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