revue l,istorique et critique Jes faits et Jes iJées - bimestrielle - NOV.-DÉC. 1967 B. SOUVARINE .......... . B. S. . .................... . ŒON EMERY ...........• NORBERT LESER ........ . VARIÉTÉS MAXIME KOVALEVSKI.... QUELQUES LIVRES Vol. XI, N° 6 Aprèsle jubilé Stalineet les siens L'Europeet le communisme Bilande l'aostro-marxisme SouvenirssurKarlMarx Comptes rendus par A. G. HoRON, BEN B. SBLIGMAN, JOHN DONNELL LUCIEN LAURAT, MICHEL MAILLARD et MICHEL BERNSTEIN 13DITIONS D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco
Au sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL MARS-AVRIL 1967 B. Souvarine Cinquante ans après David Anine 1917 : de Février j Octobre Jacques de Kadt Chez Trotski : controverse et déception Sidney Hook Le deuxième avènement de Marx N. Valentinov Le « marxisme » soviétique Karl A. Wittfogel Lin Piao et les « gardes rouges » G. Krotkov Confession d'un juif soviétique Documents Lénine contre Mao JUILLET-AOUT 1967 B. Souvarine Défaite soviéto-arabe Léon Emery Le socialisme de Charles Péguy Michel Collinet Une doctrine centenaire Yves Lévy Totalitarisme et religion De la bibliographie K. Papaioannou Marx et la politique internationale (Il) Pierre Pascal Œuvres diverses de Léon Chestov Documents . Sous la terreur communiste La « justice » en Tchécoslovaquie MAI-JUIN 1967 B. Souvarine La fille de Staline Le meurtre de Nadièjda Alli/ouieva Jacques de Kadt Chez Simone Weil: rupture avec Trotski Lucien Laurat Le « Capital», 1867-1967 K. Papaioannou Marx et la politique internationale Keith Bush Le nouveau plan quinquennal en U.R.S.S. Boris Schwarz Vicissitudes de la musique soviétique Documents Le « J'accuse » de Soljénitsyne SEPT.-OCT. 1967 B. Souvarine Le coup d'Octobre Thomas Molnar Réalités américaines Wladimir Weidlé L'art sous le régime soviétique Pierre Bonuzzi Aux origines du P. C. italien K. Papaioannou Marx et la politique internationale (Ill) Basile Kerblay Du moujik au kolkhozien, 1917-1967 A. Lounatcharski Charles Baudelaire Quelques livres Ces numêros sont en vente à l'administration de la revue 199, boulevard Saint-Germain, Paris 78 Le num6ro : 4 F Biblioteca Gino Bianco
kCOMB1JJ()(fjf rn11~ l,istorique d critÎfHe Jes /Ails d Jrs iJüs NOV.-DÉC. 1967 VOL. XI, N° 6 SOMMAIRE B. Souvarine ...... . APRÈS LE JUBILÉ .................... . B. S. . ............ . STALINE ET LES SIENS ............... . Léon Emery ....... . L'EUROPE ET LE COMMUNISME -Norbert Leser. . . . . . . . BILAN DE L'AUSTRO-MARXISME Variétés Page 331 336 343 347 Maxime Kovalevski . . . SOUVENIRS SUR KARL MARX. . . . . . . . . . . 356 Quelques livres A. G. Haron. . . . . . . . . 1967 - ET ENSUITE? de YONATHAN RATOSH..... 367 Ben B. Seligman. . . . . A REAPPRAISAL OF MARX/AN ECONOMICS, de MURRAY WOLFSON; MARX'S ECONOMIC PREDICTIONS, de FRED M. GOTTHEIL . . . . . . . . . . . . . 372 John Donnell . . . . . . . VIET CONG: THE ORGANIZATION AND TECHNIQUES OF THE NATIONAL FRONT OF SOUTH VIETNAM, de DOUGLAS PIKE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 375 Lucien Laurat . . . . . . . LA D/SSOLUZIONE DELL'AUSTRIA-UNGHERIA, de LEO VALIANI . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 379 Michel Maillard . . . . . LES Rl:VOLUTIONS RUSSES ET LES MANUELS SCOLAIRES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 381 Michel Bernstein . . . . VINGT LETTRES A UN AMI, de SVETLANA ALLILUYEVA (traduction française) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 383 Livres reçus - Tables du volume XI (1967) Biblioteca Gino Bianco
DIOGENE Revue Internationale des Sciences· Humaines Rédacteur en chef : ROGER CAILLOIS N° 61 : Janvier- Mars 1968 SOMMAIRE. Ruggiero Romano ..... . Martin Palmaers . ...... . Salo W. Baron ........ . Laura M,akarius Tadeusz Kowzan Francesco Pellizzi . . . . . . B. Ho/as . ............ . Paysage et société. La technique de la civilisation rationnelle. Héritage médiéval et réalités modernes dans les relations entre juifs et protestants. Ethnographie du forgeron. Le signe au théâtre. Chroniques Ethnomusicologie et radio-télévision. Le sacré dans la vie sociale : l'exemple sénoufo. RÉDACTION ET ADMINISTRATION : 6, rue Franklin, Paris 168 (TRO 82-21) Revue trimestrielle paraissant en quatre langues : anglais, arabe, · espagnol et français. L'édition française est publiée par la Librairie Gallimard, 5, rue Sébastien-Bottin, Paris 78 les abonnements sont souscrits auprès de cette mais6n (CCP 169-33, Paris) Prix de vente au numéro : 5,50 F Tarif d'abonnement France : 20 F; 1:tranger : 25,50 F Bibfioteca Gino Bianco
revue l,istori'lue et crililJue Je1 fait1 et Je1 iJée1 Nov.-Déc. · 1967 APRÈS LE JUBILÉ par B. Souvarine I L FALLAIT s, ATTENDRE à une jubilation outrancière des parvenus du stalinisme à l'occasion du jubilé de l'insurrection d'Octobre : déjà ils jubilaient intensément à chaque anniversaire et sous n'importe quel prétexte, tant ils se satisfont des avantages que leur procure un pouvoir dont, avec Staline, ils ont assassiné les véritables créateurs. Passés maîtres dans l'art de la mise en scène et dans les artifices de la propagande, ils devaient à A • coup sur se surpasser en une circonstance aussi mémorable. Du moins est-on fondé à le penser, même en se gardant par hygiène mentale de s'approcher du spectacle comme d'en lire les récits emphatiques, car il en :filtrait assez dans les mass media (pas d'équivalent français) de l'Occident médusé par l'imposture et le charlatanisme. · Ce qui a dépassé toutes les appréhensions possibles, c'est la bassesse de ces « guides de l'opinion publique » occidentale, singulièrement en France, qui se sont mis au diapason et au service de l'ennemi pour tromper les foules ignorantes et crédules en proposant à leur admiration le pire despotisme oriental enrobé de phraséologie pseudo-marxiste. Réaliser la réfutation méthodique des tromperies répandues pendant la « saison » jubilaire d'Octobre exigerait un immense travail d'équipe et d'amples publications que personne n'a le temps de lire, outre que les moyens matériels et autres font totalement défaut pour les mettre en œuvre : seuls les communistes et leurs alliés disposent de ressources illimitées dans leur entreprise de subornation universelle. On s'en tiendra donc ici à traiter sommairement quelques points essentiels. Il est d'abord frappant de constater qu'à propos de l'opération militaire accomplie dans la nuit du 6 au 7 novembre (de notre calendrier), la presse, la radio et la télévision dites Biblioteca Gino Bianco « bourgeoises », ont, non pas commémoré, mais célébré toutes sortes de choses excepté le coup de force bien daté, préférant s'étendre sur les « réalisations » mirifiques attribuées au despotisme soviétique tout au long des cinquante années suivantes. La vérité prosaïque ne se prêtait guère aux effusions lyriques et aux majorations romanesques dont les apologistes, mercenaires ou bénévoles, avaient besoin pour s'aligner sur le modèle communiste. Il faut donc rappeler une fois de plus qu'en ouvrant la séance extraordinaire du soviet de Pétrograd le 7 novembre, le président ayant proclamé le changement de régime put remarquer sans contestation possible : « Les habitants dormaient tranquillement sans savoir que pendant ce temps le pouvoir était remplacé par un autre. >'> Le même écrira plus tard : « Les points les plus importants de la ville furent occupés par nous pendant cette nuit décisive presque sans combat, sans résistance, sans victime » (cf. Le coup d'Octobre, plus explicite, avec paroles de Lénine à l'appui, dans le dernier numéro de notre revue). Ce président se nommait Trotski, que presque toute la presse « bourgeoise » à la dévotion des occupants actuels du Kremlin s'est abstenue de mentionner, quitte à dénicher de faux acteurs et de faux témoins du mélodrame. La réalité n'a donc eu rien de commun avec les fictions offertes au bon public toujours enclin à prendre les vessies pour des lanternes. Les tentatives de corser l'affaire en dramatisant la prise du Palais d'Hiver et l'épisode insignifiant du croiseur Aurore n'attestent que l'absence de scrupules chez les courtisans bourgeois du despotisme oriental. Par exemple le seul titre du Figaro ( 1 •r novembre) : « Le croiseur Aurol'e mouillera à l'endroit exact d'où il tira sur le Palais d'Hiver » est un mensonge qui dissuade de lire l'article. L'Aurore n'a oas
332 · tiré sur le Palais d'Hiver, il « n'eut qu'un rôle décoratif et ne tira qu'un coup à blanc en guise de signal » ( comme nous l'avons écrit dans Le coup d'Octobre et comme en témoignerait, si besoin était, la dernière Encyclopédie soviétique). Quant à la prise du Palais d'Hiver, thème à fastidieuse littérature ampoulée, elle ne fut qu'une péripétie complémentaire tendant à l'arrestation de quelques ministres privés de leurs derniers défenseurs : la capitale était déjà occupée depuis la veille au soir par la garnison insurgée, par des marins et des gardes rouges. C'est dire que la télévision française s'est discréditée une fois de plus en imposant à son audience abusée un film scandaleux d'Eisenstein, mensonger d'un bout à l'autre, sur « Octobre », et un autre film non moins dégoûtant d'un Français agréé à Moscou, film tissé de faits d'armes glorieux, de charges de cavalerie, d'actions héroïques, de chevauchées fantastiques, le tout dans des nuages de fumée, dans ·des tourbillons de poussière (sans parler d'autres exhibitions télévisées sur Raspoutine, sur les réussites de Staline et autres histoires de même farine). Au début de l'année jubilaire, un journa1 parisien à grand tirage célébrait (19 février) la révolution de Février sous un titre énorme : « Il y a 50 ans, le grand soir changeait la face du monde. Le dernier des Romanov abdiquait et le camarade Vladimir Ilitch Oulianov prenait le pouvoir sous le nom de Lénine ». Tel est le niveau actuel de la presse française. Si la rêvolution de Février a pu donner lieu à cette façon d'écrire l'histoire, on ne devait rien espérer de mieux, ni craindre de pire, à la date de l'insurrection d'Octobre. En France, la télévision d'Etat a « passé toute espérance », dans son incapacité de faire la part de l'insurrection et celle de la révolution ultérieure, puis d'en traiter avec un minimum de probité et de compétence. Devant le pullulement d'inventions saugrenues, de contrevérités flagrantes, voire d'impostures caractérisées que ces messieurs ont osé produire pour complaire aux héritiers de Staline, on en fera ici justice en gros, dans l'impossibilité pratique de le faire en détail. LES ANNIVERSAIRES ne prouvent rien ; << les statistiques prouvent presque tout », a écrit pertinemment M. James Billington, professeur à Princeton. En effet il est loisible, sur le papier et sur les écrans, de transformer une faillite avérée comme celle BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL d'Octobre en triomphe apparent, à force de chiffres· dépourvus de sens et d'illustrations mal à propos. Mais il s'agit de savoir quelles furent les promesses de Lénine en 1917 et comment elles ont · été tenues. Or en tout point, sans exception, les bolchéviks prirent le contre-pied de leur programme, la démonstration irréfutable en a maintes fois été faite. Le régime pseudo-soviétique a perdu, pour vivre, toute raison de vivre. Ce qui a vécu, ce qui dure encore, c'est l'antithèse de ce socialisn.'l:edont Lénine annonçait le proche avènement devant le soviet de Pétrograd à la séance historique du 7 novembre. Il existe maintenant un Empire soviétique policier, militariste, oligarchique et despotique dont la puissance terrorise les nations voisines et inquiète sour dement les autres pays, mais ce n'est pas ce que voulaient les insurgés d'Octobre. La révolution de Février avait octroyé aux peuples de l'ancien Empire toutes les libertés politiques, tous les droits civiques. La révolution consécutive aux journées d'Octobre a supprimé toutes les libertés, tous les droits, et jusqu'à la licence de les revendiquer. En Octobre, les soldats, les ouvriers et les paysan:, voulaient la paix : ils ont eu la guerre et l'invasion, puis les guerres civiles, puis la « grande guerre patriotique » (sic) que Staline a mise en branle, de connivence avec Hitler. Les paysans et les soldats (ceux-ci, paysans en capote, pour la plupart) voulaient la terre : le parti communiste a étatisé la terre et réduit les paysans au servage. Les ouvriers voulaient ce que lais·sait espérer la vieille devise du socialisme, « bienêtre et liberté » : ils ont eu la misère, l'oppression, une exploitation de l'homme par l'homme pire que partout ailleurs au monde. Un demi-siècle après Octobre, leurs salaires atteignent à peine, enfin, le niveau approximatif d'avant la guerre de 1914. Lénine avait .promis .l'égalité économique dans le socialisme ; ·Staline a prétendu en 1936 que le socialisme était un fait accompli ; mais les salaires soviétiques v~rient du simple au décuple, certains revenus étant même vingt-cinq fois plus élevés que ceux du plus grand nombre. On nous rebat les oreilles avec l'industrialisation pseudo-socialiste, acceptation implicite du mensonge de Staline, selon lequel la Russie, avant lui, n'était qu'une « place vide ». A la vérité, la Russie prérévolutionnaire s'avérait en pleine croissance économique et en passe de devenir la première puissance industrielle en Europe, ce que Lénine reconnaissait déjà dans son Développement du capitalisme
B. SOUVARINE en Russie (dès 1899) et que confirmaient les économistes compétents, tant bourgeois que communistes, mis par nous maintes fois à contribution 1 • Le régime soviétique a sensiblement retardé la croissance naturelle de l'industrie et n'a plus ou moins mal réalisé ses plans quinquennaux qu'avec l'aide des pays qu'il dénonce comme « impérialistes », principalement l'aide américaine. Encore à présent, cinquante ans après Octobre, il ne peut améliorer son industrie automobile retardataire qu'avec le concours des usines Fiat et Renault, cependant que Fiat se tourne vers les EtatsUnis pour se procurer le gros outillage nécessaire. Pendant près d'un demi-siècle, les communistes ont mené grand tapage en tonitruant leur ambition de « rattraper et dépasser l'Amérique ». Depuis quelque temps, ils ont fini pëir se taire piteusement sur ce chapitre, quitte à orchestrer grand tintamarre sur leur astronautique. N I L'INSURRECTION n'ÜCTOBRE ni la révolution contre nature qui a suivi ne se proposaient la « .conquête de l'espace », ne traçaient la perspective de planter un drapeau sur la lune. Certes elles ont promis la lune aux prolétaires, mais il s'agissait de choses très terre à terre, non pas de Séléné, sœur d'Hélios. La Russie d'autrefois a eu, de pair avec d'autres pays, ses inventeurs avisés, ses ponniers de l'exploration sidérale qui ne devaient rien au bolchévisme. La Russie d'aujourd'hui, exploitant comme les Etats-Unis le progrès de la science allemande des fusées, concentrant ses élites techniciennes et des moyens matériels énormes dans un secteur privilégié au détriment du niveau de vie populaire, peut s'assurer une grande avance en matière de roquettes et de satellites artificiels (que les perroquets de la presse servile appellent spoutniks), cela n'a rien à voir avec le 1. Cf. B. Souvarine : Staline, p. 496, Paris 1935. (N. Vo]ski) : Staline et la légende de la place vide, « B.E.I.P.I. », n° 88, Paris, mai 1953. (B. Souvarine) : L'U.R.S.S. sans visa, p. 17, « B.E.I.P.I. », n° 109, Paris, mai 1954. Citations de Lénine, Trotski, Boubnov (Grande Encyclopédie soviétique, t. XI, Moscou 1930), Pokrovski, etc. Edmond Théry : La T rans/ormation économique de la Russie, Paris 1914. L. Martov : Le Développement de la grande industrie et le mouvement ouvrier en Russie, PétrogradMoscou 1923. S.N. Prokopovicz Histoire économique de /'U.R.S.S., Paris 19,2, AlexandreMichelson : L'Essor économique de la Russie avant la 1uerre dP. 1914, Paris 196,. Biblioteca Gino Bianco 333 marxisme et le léninisme. Les Américains font aussi bien sans priver leur population de5 denrées de consommation courante, alors que les bénéficiaires du socialisme à la soviétique assaillent les touristes pour leur acheter n'importe quoi, vêtements usagés, menus objets de conso.mmation courante. La Russie n'avait pas attendu Staline, Iagoda, Iéjov et Béria, ni même Khrouchtchev ou Brejnev, pour engendrer de grands savants et des artistes admirables. Sur ce chapitre, nous n'avons qu'à résumer ce qu'exposait notre article Autour du satellite en 1957, quand la tourbe journalistique occidentale chantait le los du stalinisme sous le prétexte du premier succès russe dans la stratosphère (ne pas confondre « n1Sse » et « soviétique » ), et alors que le général Franco offrait l'autocratie communiste en exemple au monde (qui se passe volontiers de ses conseils). Lomonossov, au XVIIIe siècle, fut vraiment un Russe de génie, et le 1narquis de Lur-Saluces a eu raison d'intituler « le prodigieux moujik » un livre qui lui est consacré. Tous les chimistes sérieux connaissent les tables de Mendéléiev et aucun mathématicien qui se respecte n'ignore Lobatchevski. L'institut Pasteur, à Paris, eut pour sous-directeur Metchnikov, choisi par Pasteur lui-même. Mais peu de Parisiens savent que l'éclairage électrique des rues, inauguré dans leur avenue de l'Opéra, était dû à l'ingénieur Iablotchkov, inventeur de la bougie pour lampes à arc ; ce fut à l'époque un événement notable que nul ne tint pour « tsariste », mais dont l'équivalent aujourd'hui serait qualifié de « soviétique » par la bourgeoisie décadente mise « en condition ». Rien ne doit étonner de la part des gens qui prenaient déjà Ivan Pavlov, savant russe authentique, soviétophobe déclaré, pour un « soviétique » et même pour un disciple de Staline. Tourguéniev exagérait donc quand il écrivait, dans Fumée : « Le samovar, les chaussures d'écorce, le knout - nos plus importants produits - n'ont même pas été inventés par nous ... » Mais c'était dans les années 60 du XIXe siècle, et ce n'est pas une raison pour exagérer démesurément de nos jours en sen, inverse, ni surtout pour étiqueter « soviétique » la musique de Moussorgski, la prose de Tolstoï, enfin les instruments russes actuels de la balistique et de l'astronautique. Quand Serge Diaghilev et Léon Bakst ont révolutionné la chorégraphie et la décoration théâtrale, à Paris, personne n'a eu l'idée de glorifier le tsarisme en lui attribuant les fameux ballets russes. Actuellement le « Tout-Paris »
334 tombe en pâmoison devant les jetés battus d'une ballerine moscovite et, du coup, rend un hommage explicite au « marxisme-léninisme ». A fortiori l'exaltation des badauds est-il à son comble devant les parades sur la place Rouge de Moscou, que le cinéma et la télévision nou& prodiguent, les défilés au pas de l'oie, les étalages d'armes modernes et autres manifestations militaristes absentes de tout programme socialiste. Staline était allé jusqu'à inventer des inventeurs pour accaparer leurs mérites imaginaires. Ses successeurs ont renoncé aux excès de ce charlatanisme, mais sans démordre d'un chauvinisme factice qui donne la nausée. Lénine était trop modeste, disant à Gorki : « Chez nous il y a peu de gens intelligents. Nous sommes un peuple de talent, en général, mais d'esprit paresseux. Un Russe intelligent est presque toujours juif ou un individu mêlé de sang iuif 2 • » Mais d'autres de ses propos ne manquent pas de clairvoyance : « Oh, si nous pouvions assurer à tous les techniciens des conditions de travail idéales ! Vingt-cinq ans après, la Russie serait à l'avant-garde du monde. » Content d'avoir obtenu le concours d'un savant, il commenta : « Ainsi, l'un après l'autre, nous ferons passer de notre côté tous les Archimèdes russes et européens ; alors le monde, qu'il le veuille ou non, se retournera ! » Il ne concevait nullement le rapt de Kapitsa, escomptant plutôt des ralliements volontaires comme celui de Pontecorvo, sinon des services rendus en secret par des Klaus Fuchs, Alan May et autres. Surtout ne prévoyait-il pas que des explosions atomiques ou thermonucléaires vaudraient un jour au pouvoir soviétique l'admiration débridée de la bourgeoisie occidentale, voire celle d'un caudillo espagnol. AUCUN DÉCRET de la Providence n'oblige à faire chorus au concert de louanges qui a retenti dans « l'Occident pourri » en hommage aux profiteurs d'Octobre. Car ce sont les privations indicibles et les souffrances infligées aux peuples soumis par les communistes qui ont permis des dépenses fantastiques à des fins militaires ou prestigieuses. Une civilisation véritable n'y trouve pas son 2. Cf. Maxime Gorki : Vladimir Lénine, p. 20, Léningrad 1924. Traduction française : Lénine et le paysan russe, p. 84, Paris 1924. Le premier passe.ge cité a été censuré par Staline et par ses successeurs dans les nombreuses rééditions ultérieures. Les deux suivants sont de la même source. B. Souvarine : Gorki censuré, « Preuves », p. 60, Paris, n° 161, juillet 1964. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL compte. La pseudo - compétition des deux pseudo ·- géants de la politique internationale actuelle n'est qu'un leurre. Les Etats-Unis, tard venus sur la scène du monde après la Russie, n'ont pas eu le temps de produire un Copernic, un Galilée, un Kepler, un Newton ou un Laplace, ils ont construit la première bombe atomique, mais elle résultait des travaux de Becquerel, -de Pierre Curie, de Rutherford, d'Einstein, de Lise Meitner, de Niels Bohr, de Fermi et consorts. Bombe plus cosmopolite qu'américaine, par conséquent, soit dit sans amoindrir les réalisateurs. Les bombes, les satellites et les fusées « russes » ne sont pas moins cos1nopolites, leurs construc• teurs ayant bénéficié non seulement de vastes réseaux d'espionnage, mais d'une coopération scientifique générale et bénévole, en particulier américaine puisque les Américains racontent tout ce qu'ils font et publient tout ce qu'ils savent. 11 ne saurait être question de démontrer en détail l'inanité des enquêtes et bilans que la complaisance « bourgeoise » ajoute à l'autosatisfaction dispendieuse des parvenus jubilaires. Il y faudrait des moyens proportionnés, qui font défaut. A lui seul, le New York Times a publié une série d'articles laudatifs, respectueux ou équivoques composant un in-octavo de 484 pages. A l'en croire, et à en croire ses émules, la Russie serait restée en l'état où elle était en 1917 si les bolchéviks n'avaient pris le pouvoir en Octobre. A considérer les progrès accélérés de la Russie impériale entre la révolution de 1905 et la guerre de 1914, tout prouve au contraire que la Russie républicaine eût progressé à l'instar des autres sociétés industrielles, probablement mieux encore en raison de ses ressources naturelles et humaines exceptionnelles. Qu'il. suffise de rappeler que l'expérience communiste a causé un déficit déinographique de plus de cent millions d'âmes, par rapport aux courbes statistiques les mieux établies par les spécialistes et les moins contestables 3 • Les apologies du système soviéto-tchékiste qui font valoir la ·gratuité ou le bas prix de certains services sociaux rivalisent d'effronterie avec les argu~ents avancés naguère en faveur 3. Cf. L'U.R.S.S. sans visa, p. 16 « B.E.I.P.I. », n° 109, Patis, mai 1954. B. Souvarine : Abomination de la désolation, « Figaro », 23 novembre 1956. P. Barton : Le déficit démographique en U.R.S.S., « Contrat social », vol. III, n° 6, Paris, novembre 1959. B. Souvarine : Le stalinisme, p. 8, « Contrat so• cial », vol. IX, n° 3, Paris, mai 1965.
B. SOUVARINE du fascisme et du nazisme en tant qu'ordrë nouveau ayant notamment supprimé le chômage. Il n'y a rien de réellement gratuit ni de bon marché dans un pays où l'Etat, maître de tout, fait payer indirectement à la population tous les services sociaux au moyen d'un système totalitaire des impôts de toutes sortes et des prix de toutes choses. Ce qui paraît ne rien coûter est en réalité payé par d'autres voies. La démonstration en fut faite quand le canular soviétique du pain gratuit fit impression en France sur des économistes aussi distingués qu'aveugles ou que dépourvus de scrupules. Tant que toute peine méritera salaire, tout résultat du travail humain ou mécanique sera rémunéré d'une manière ou d'une autre 4 • Ce dont l'oligarchie communiste pourrait plutôt se targuer, c'est d'avoir justifié les appréhensions de grands penseurs russes qui redoutaient l'alliance de la barbarie asiatique avec la science européenne. Naguère nous avons eu à citer Tolstoï qui, dans le gouver• nement de Pétersbourg, dénonçait « ce Tchingis-Khan avec télégraphe dont l'éventualité épouvantait Herzen ». Remontons à la source, une lettre d'Alexandre Hetzel?- à l'empereur Alexandre II, du 20 septembre 1857 : « Engagée dans la culture occidentale, la Russie se devait de suivre la même voie. Si tout le progrès chez nous _s'accomplissait seulement. dans le gouvernement, nous donnerions au monde un exemple sans précédent d'autocratie armée de tout ce que la liberté a produit, d'esclavage et de violence appuyés par toutes les découvertes de la science. Ce serait quelque chose comme Tchingis-Khan disposant du télégraphe, de bateaux à vapeur, de chemins de fer, avec Carnot et Monge à l'état-major, avec des fusils Minié et des fusées Congreve sous le commandement de Batyi 5 • » 1'1ême les fusées étaient prévues par l'écrivain visionnaire, qui ne les imaginait pourtant pas de la taille et de la portée actuelles. 4. Cf. L'U.R.S.S. sans pisa (De Staline-pain-cher au pain gratuit), p. 7, « B.E.I.P.I. », n° 109, Paris, mai 1954. B. Souvarine : Le « pain gratuit en U.R.S.S. », « Est et Ouest », n° 189, Paris, février 1958. 5. Iskander (Alexandre Herzen) : Lettre à !'Empereur Alexandre II (au sujet du livre du baron Korf), « Kolokol », n° 4, Londres, 1er octobre 1857, p. 27. Réimpression : Moscou 1962. Fusil Minié : arme de l'infanterie française, remplacée par le chassepot. Congreve : inventeur anglais. Batyi ou BatouKhan : petit-fils de Tchingis-Khan (Gengis-Khan), créateur de la Horde d'or. L. N. Tolstoï : Tchingis-Khan avec télégraphe (Sur le gouvernement russe). Cf. Inhumain, trop inhumain, « Contrat social », vol. VII, n° 2, Paris, mars 1963. Biblioteca Gino Bianco 335 Boukharine a compris trop tard, en 1928, avec qui les « élites » du Parti auraient désormais à compter, quand il disait de Staline : « Que faire, en présence d'un adversaire dt: cette espèce, un Tchingis-Khan, bas produit du Comité central ? » Lui et ses pareils avaient activement contribué à soumettre leur pays à ce Tchingis-Khan collectif, le Comité central du Parti, trié sur le volet et dressé par Staline, longtemps incarné en la personne du Secrétaire général et survivant à son idole après de sanglantes épurations qui, pour une génération au moins, ont assuré la continuité d'une autocratie terroriste capable de combiner la crauté mon-- gole à la technique occidentale 6 • Quinze ans après la mort de Staline, les traits principaux du régime d'oppression et d'exploitation qu'il a façonnê, endurci, perfectionné, sont demeurés stables, avec des différences de degré, non pas de nature. Et cin• quante ans après Octobre, une équipe de boïars politiques recrutés par cooptation dans l'oligarchie des parvenus, ayant renié ses origines et telle qu'en elle-même le temps la renouvelle sans transformation profonde, s'impose toujours aux peuples de l'Empire soviétique et en impose plus que jamais aux nations étrangères par tous les moyens que réprouve la morale transcendante aux classes, que les principes du socialisme et du communisme condamnent. Certes la responsabilité initiale en remonte à Lénine dont Staline a su capter « l'appareil » du pouvoir, mais à la mort de Lénine la révolution marquait le pas, hésitante à la bifurcation des chemins : au sortir de la guerre civile, une évolution saine et humaine du nouveau régime était encore possible. La collectivisation et l'industrialisation réalisées sur des millions de cadavres, par la terreur et la torture, sont dues à Staline et à son école ' avec leurs conséquences durables. Les épigone~ ne sauraient réviser l'héritage de mensonge et de violence qu'ils tendent à perpétuer chez eux et à travers le monde. La démission intellectuelle et morale des grands pays plus ou moins civilisés devant une telle puissance du mal, leur indifférence et parfois leur complaisan~e allant jusqu'à la complicité ne préparent vraisemblablement que des lendemains désenchanteurs aux sociétés trop entichées d'ordinateurs et de lasers. B. Souv ARINE. 6. Cf. Boukharine en 1928, « Contrat social » vol. VIII, n° 1, Paris, janvier 1964. ' Lydia Dan : Boukharine, Dan et Staline « Contrat social », vol. VIII, n° 4. Paris, juillet 1964. Texte russe Novy Journal, n° 75, New York, mars 1964.
STALINE ·ET LES SIENS S TALINEa-t-il tué sa femme, Nadièjda Allilouieva, dans la nuit du 8 au 9 novembre 1932, ou l'avait-il SEULEMENTacculée au suicide ? Dans l'un ou l'autre cas, Staline, une fois de plus, était le meurtrier, mais la vérité précise serait néanmoins bonne à connaître. On en a jasé beaucoup et secrètement en U.R.S.S., discuté ouvertement à l'étranger, depuis trente-cinq ans, _et le dernier mot n'est pas dit. Notre article Le meurtre de Nadièjda Allilouieva (numéro de mai-juin 1967 de la présente revue) tentait de reconstituer une version plus ou moins cohérente de l'affaire en utilisant diverses bribes de témoignages qu'une réfugiée russe, Elisabeth Lermolo, rapporte dans Face of a Victim (New York 1955). L'auteur s'y borne à faire écho à des récits et propos recueillis dans les prisons soviétiques d'où elle a rescapé par une chance peu ordinaire. Cela ne tient pas encore lieu de rapport authentifié en bonne et due forme, mais on ne saurait passer outre, faute de preuves indéniables. Le pouvoir soviétique garde la vérité sous le boisseau et ne permet aucune enquête objective. Pour l'heure, les versions connues abondent en détails contradictoires. Selon Raphaël Abramovitch, dans The Soviet Revolution (New York 1962 ), « la plupart des personnes compétentes croient que Staline l'a tuée dans un accès de rage ». Son livre se réfère à un témoin digne de foi, connu de l'auteur, et d'après lequel le chef de l'hôpital du Kremlin, appelé par téléphone tôt le matin du 9 novembre 1932, « aurait vu le corps inanimé d'Allilouieva sur le plancher. A côté, s'appuyant à son bureau, se tenait Staline, pâle et défait, quasi insensible. Sur le bureau, un revolver. Allilouieva n'avait jamais eu de revolver » (cf. aussi Novoié Rouskoié Slovo de New York, 21 décembre 1949, article de Marc Vichniac). Alexander Orlov, officier supérieur tchékiste qui a « choisi la liberté » aux Etats-Unis, consacre le chapitre 28 de son livre : The Secret BibliotecaGino Bianco Flistory of Stalin' s Crimes à la défunte et à son frère Pavel Allilouiev. Il y donne sa version du drame d'après les confidences d'un des gardes 4u corps qui aurait vu Nadièjda étendue sur le sol et le revolver « sur le plancher », mais sans mentionner la présence de Staline. Il co?clut en ces termes : « .. . D'après ce que je sais de la façon dont Staline traitait sa femme, j'incline à penser qu'elle s'est tuée elle-même. » Tout en sachant que Svetlana Allilouieva, âgée de six ans et demi à la mort de sa mère , ne peut que transmettre une version de deuxième ou troisième main, tardivement entendue dans un milieu confiné, saturé de fictions et de mensonges, on attendait cette version avec un vif intérêt et l'on a le devoir d'en tenir compte. Svetlana a beaucoup à apprendre en Occident et beaucoup à nous apprendre. Sa sin~érité paraît hors de doute, encore que sa clairvoyance soit souvent sujette à caution et que l'esprit critique lui fasse défaut en des matières importantes (parfois, le respect ou l'amour filial l'égare). Son livre : Vingt lettres à un ami *, décevant pour le grand public t~ompé par un battage scandaleux, mais précieux pour un petit nombre d'initiés aux arcanes du communisme soviétique, méritera un _ exa_m~nattentif et un ...commentaire indulgent, mais Just:. On ne fera etat ici que des passages ayant trait à la mort de Nadièjda Allilouieva · et au destin de la parenté de Staline directe ou par alliance. ~ _-··_ LE BREFRÉCITde la tragédie nocturne' du 8-9 ~ove~bre 1932 a trouvé place en moins de vingt lignes dans la neuvième lettre « à un ami ». Svetlana le tient de sa vieille bonne qui « !ors9u'~lle sentit qu'~ ne lui restait plu~ guere a vivre, (...) voulait se purifier l'âme se confesser ». Quel âge avait la narratrice' ce * Edition russe : Harper and Row, New York and Eva_nston, 1967. Traduc.tton -française : Ed. du Se!..lil Parts 1967. •
B. SOUVARINE jour-là ? Environ soixante-dix ans, puisqu'elle est morte âgée de soixante et onze ans en 1956 et que, d'après le contexte, la conversation eut lieu en 19 55. Donc, la vieille bonne *, un quart de siècle après la tragédie du Kremlin, raconta ce qui suit : Le matin du 9 novembre, l'économe Carolina Til (une Allemande de· Riga) entra dans la chambre de Nadièjda pour réveiller celle-ci, à son habitude quotidienne, et apercevant sa maîtresse gisant ensanglantée, courut chercher la bonne; toutes deux _vi~ent Nadièjda étendue près du lit : « ... Dans· la ·main droite, elle tenait un petit pistolet Walter que Pavloucha lui avait un jour apporté de Berlin. Le bruit de la détonation avait été trop faible pour qu'on l'entende dans la maison. Le corps était déjà froid. » Après avoir mis le corps sur le lit et lavé le sang, les deux femmes appelèrent le chef de la garde, ainsi qu'Abel Enoukidzé et Paulina Molotova par téléphone. Selon .cette nouvelle version, le pistolet n'était pas sur le bureau, ni à terre, mais dans la main de la morte. La détonation n'a été entendue de personne. Staline ne se trouvait pas dans la chambre en question. Le corps fut découvert par les deux « employées de maison », rion par les tchékistes. Si la version de la vieille bonne est exacte, les trois autres mentionnées plus haut ne le sont pas, bien qu'une chronologie minutieusement établie permettrait peut-être de les accorder sur certains points : présence de Staline, du chef des gardes, du médecin-chef, d'Enoukidzé, selon l'heure et les nünutes ; position du revolver ou du pistolet qu'on a pu déplacer, etc. (Beaucoup de gens emploient des termes impropres pour désigner une arme.) Pavloucha, qui a donné le pistolet, était le frère de Nadièjda, l'oncle Pavel de Svetlana, celui dont Alexander Orlov parle avec tant de sympathie dans son livre sur les crimes de Staline. Est-il naturel qu'un frère offre un pistolet en cadeau à sa jeune sœur ? La guerre civile russo-russe avait pris fin depuis une dizaine d'années. Nadièjda ne sortait pas seule dans les rues de Moscou le soir, ni dans les bois des environs. Elle vivait au Kremlin ou dans sa datcha sous bonne garde. Des tchékistes éprou- * Pour la commodité du lecteur, nous utilisons la traduction française, très défectueuse et bâclée, mais sans nous interdire des retouches quand elles s'imposent. Ainsi la niania n'est pas une « nounou », donc pas une nourrice (kormilitsa), mais une bonne d'enfant, qui devient une « bonne » tout court si elle reste auprès de l'enfant devenue adulte. De même l'économe de la famille (economka) n'est pas une « intendante » (oupravitelnitsa). BibliotecaGino Bianco 337 vés veillaient sur ses allées et venues. Bref, l'histoire du pistolet rend perplexes des esprits occidentaux, mais en pays soviétique, tout est possible. La vieille bonne fut-elle vraiment témoin oculaire dès la découverte du cadavre ou se met-elle en scène un peu en avance tout en répétant ce qu'elle a entendu dire ? Un cada-• vre déjà refroidi peut-il encore tenir un pistolet dans sa main ? N'aurait-on pas forgé, à l'usage des hôtes du Kremlin, une version apparemment plausible pour orienter les curiosités indiscrètes en corrigeant la version officielle d'une crise d'appendicite, trop évidemment mensongère comme tout ce que prétend le Parti? Ces questions et d'autres resteront longtemps sans réponse, mais ne méritent peut-être pas qu'on s'y arrête puisque, de toute façon, même si Nadièjda avait appuyé sur la détente, le meurtrier s'appellerait toujours Staline. Pourquoi ce suicide ? Svetlana rapporte ce que la femme de Molotov et d'autres lui ont raconté de l'incident survenu au banquet du 8 novembre. Ici, nous serrons de près le texte russe : « En tout et pour tout, mon père lui dit : Eh, toi, bois ! Et elle, en tout et pour tout, s'écria soudain : Je ne suis pas une Eh .', se leva et, devant tous, quitta la table. » Rentrée chez elle, elle mit fin à ses jours.' Paulina Molotova assure que l'incident apparut alors sans importance. Et à première vue, en effet, il n'y aurait là pas de quoi se suicider. Certes, nul n'ignore ce que signifie la goutte d'eau qui fait déborder le vase ou, comme dit un proverbe arabe, le dernier brin de paille qui fait plier les genoux du chameau. En la circonstance, le Eh ! de Staline fut-il la goutte d'eau, le brin de paille ? Paulina Molotova, après l'incident du banquet, dit-elle, ne voulut pas laisser N~.dièjda seule ; elle l'accompagna au-dehors, toutes deux « firent plusieurs fois le tour du palais, au Kremlin, se promenant, jusqu'à ce que maman se calmât ». !\1olotova dit encore à Svetlana, textuellement : « Elle se tranquillisa, me parla de ses affaires à l'Académie, des perspectives de son travail qui lui plaisaient et l'occupaient beaucoup. Ton père était grossier, vivre avec lui n'était pas facile, tout le monde le savait ; mais ils vivaient ensemble depuis des années. ils avaient des enfants, un foyer, une famille, Nadia était si aimée de tous... Qui aurait pu prévoir ? ( ...) Lorsqu'elle se fut complètement calmée, nous nous séparâmes pour aller dormir. J'étais absolument convaincue que tout étaj t arrangé ... » Ce témoignage de Molotova ne s'accorde guère avec l'explication du suicide causé par
338 . un état d'exaltation extrême : Nadièjda, mère de deux enfants, fille et sœur dans une famille unie qui l'aimait et qu'elle aimait, aurait joué devant Molotova la comédie de l'apaisement pour, restée seule, se supprimer de sang-froid? A cause du Eh! de son butor de mari? Il n'y a là rien d'impossible, mais rien non plus qui emporte la conviction. D'autres passages du livre de Svetlana méritent, à ce propos, de retenir l'attention du lecteur . • •• DANS LA TRADUCTIONFRANÇAISE,la neuvième lettre à un ami commence par ces mots : « Maman était impitoyable. » Mais on lit dans le texte russe : « Maman était sévère avec ·nous, les enfants, inflexible, inaccessible », et non pas « impitoyable » en général (bespochtchadna). Les traducteurs réussissent donc à en rajouter tout en abrégeant. Svetlana ne cesse d'idéaliser sa mère avec ferveur, mais elle cite la seule lettre maternelle qu'elle ait reçue, pour remarquer ensuite : « Pas un mot de tendresse. » Elle explique : « Ce n'était pas sécheresse d'âme, mais exigence intérieure envers nous et envers elle-même. ►> La lettre en question mentionne dans la famille la présence d'une certaine Natalia Kons· tantinovna, et Svetlana ajoute en note : « Notre gouvernante-institutrice », sans indiquer le nom de famille (elle a pu l'oublier). Or Elisabeth Lermolo avait connu à l'isolateur de Souzdal une codétenue, Natalia Trouchina, dont elle ne donne pas le nom patronymique (elle a pu l'ignorer). S'il s'agissait de la même Natalia, et tout semble le corroborer, le recoupement serait d'importance exceptionnelle et conférerait au témoignage rapporté dans Face of a Victim, puis dans notre article qui le résume, un poids supplémentaire, voire décisif. Car Elisabeth Lermolo ne saurait inventer le personnage ni ses paroles, en un tel lieu, à telle date, en de telles circonstances. Le récit de Natalia Trouchina diffère sensiblement de ceux de la vieille bonne et de Paulina Molotova, avec certaines précisions plus vraisemblables, lesquelles rendent bien mieux compte de l'issue tragique. La motivation du drame est plus convaincante que le simple Eh! Non pas Molotova, mais Vorochilov, chez qui avait eu lieu le dîner fatal, accompagna Nadièjda jusque chez elle, chose normale de la part de l'hôte, proche ami du coup~e. Nadièjda arriva violemment émue, fébrile, toujours d'après Natalia, et non pas calmée, ce qui éclaire soit l'altercation qui s'ensuivit avec Biblioteca Gino Bia·nco LE CONTRAT SOCIAL Staline, soit l'acte du suicide, beaucoup mieux que le Eh! La suite aussi correspond mieux à tout ce que l'on sait du milieu et des gens en cause que les souvenirs de la vieille bonne. D'ailleurs Staline, résolu à supprimer tous ceux qui en savaient trop long sur son compte, n'aurait certainement pas laissé en liberté une servante très• au courant de sa vie privée. Alors que Natalia, elle, disparut à jamais, aussitôt arrès le dénouement de la tragédie conjugale. SvETLANAs'exprime sur son père en des termes qui suscitent un malaise, car l'amour filial y alterne avec l'aveu tantôt franc, tantôt oblique, de l'ignominie paternelle. Staline était « froid et injuste », écrit-elle, envers son fils ' aîné Iacha, d'un premier mariage (avec Ekaterina Svanidzé). Au contraire Nadièjda affectionnait ce garçon malheureux qui, « poussé au désespoir par l'attitude de son père », tenta de se suicider. Staline « n'y trouva que prétexte à sarcasmes : Ah, il s'est raté ! aimait-il à se moquer. Maman fut bouleversée. Ce coup de revolver la blessa au cœur et retentit longtemps en elle... » Tout Staline est là, avec sa bassesse, son « impitoyable cruauté » que Svetlana a reconnue quelques pages plus haut, pour l'excuser ensuite. Iacha ayant épousé une femme juive, cela « suscita encore le mécontentement de mon père », bien que Staline « ne manifestât pas encore sa haine des juifs aussi ouvertement qu'après la guerre ». Dès le début des hostilités avec l'Allemagne. Iacha partit pour le front, en première ligne, et tomba aux mains des Allemands qui s'efforcèrent d'exploiter une telle prise. Ils lui infligèrent mille tourments pour le soumettre, mais Ia-:ha se comporta stoïquement, ne céda à aucun chantage. Les Allemands proposèrent à Staline . d'échanger son fils. Staline refusa, disant : ·« A la guerre comme à la guerre. » Il fit alors jeter en prison la femme de Iacha, sans rime ni raison. En 194 5, il annonça à Svetlana : « Les Allemands ont fusillé Iacha. » Commentaire sobre et émouvant de Svetlana : « Ia.cha avait enduré presque quatre ans de captivité, dans des conditions certainement plus terribles pour lui que pour n'importe qui d'autre... Il fut un héros calme et taciturne dont l'exploit resta inaperçu' et désintéressé autant que sa vie entière. » Aussi lâches et abjects l'un que l'autre, Hitler en la circonstance avait rivalisé de cruauté avec Staline. Celui-ci n'était pas plus délicat envers sa femme que paternel envers son fils : « La sœur
B. SOUVARINE de maman, Anna Serguéievna, m'a raconté récemment que maman, dans ses dernières années, eut de plus en plus fréquemment l'intention de quitter mon père. Anna Serguéievna ne cessait de dire que maman était une grande martyre, qu'envers elle mon père était trop brutal, grossier, sans ménagements. » (Rappelons que Lénine, dans son « testament », traite également Staline de brutal, grossier, le mot russe groub ayant les deux nuances.) Dès 1926, une querelle avait séparé les époux, et Nadièjda partit pour Léningrad « avec l'intention de ne jamais retourner à Moscou ». La brouille « était due à la grossièreté de mon père ». Il y eut cependant une réconciliation. Mais six ans plus tard, d'après Anna, « dans ses dernières semaines, ma mère, qui achevait ses études à l'Académie industrielle, avait le projet de partir pour s'installer chez sa sœur, à Kharkov... ». Elle devait partir, en effet, mais pour un autre monde. Svetlana poursuit : « Ma bonne m'a dit que maman, quelque temps avant sa mort, était anormalement triste et irritable (...). Elle ne cessait de répéter : Tout m'importune, tout m'excède, rien ne me réjouit ; et quand son amie lui.demandait : Et les enfants, les enfants ? elle répondait : Tout, les enfants aussi. Et la bonne comprenait que, dans ces conditions, elle en avait réellement assez de l'existence. » Il faut admettre que cet état d'âme prédispose au suicide. Mais Svetlana écrit un peu plus loin : « ... Maman était une excellente mère de famille, et son mari, son foyer, ses enfants, ses devoirs envers eux avaient pour elle une importance majeure. Aussi, me semble-t-il, il ne lui était guère possible de quitter mon père, bien que l'idée lui en soit venue plus d'une fois... » Ce passage paraît contredire celui qui précède, mais les contradictions ne manquent pas dans la nature humaine. Et dans ce cas particulier, on peut en inférer autant pour 1 'hypothèse du suicide que pour celle du meurtre. « On me raconta plus tard, quand je devins adulte, que mon père fut bouleversé par ce qui s'était passé », poursuit Svetlana. « Il fut bouleversé parce qu'il ne comprenait pas : pourquoi ? Pourquoi lui avoir porté un te1 coup dans le dos ? Il était trop intelligent pour ne pas comprendre que le suicidé toujours pense punir quelqu'un (...). Il le comprenait sans pouvoir comprendre : pourquoi? » Et selon l'entourage familial, Staline se disait désormais privé de raison de vivre : « On craignait de le laisser seul, dans l'état où il était. Parfois il avait des moments de rage, de fureur. Cela Biblioteca Gino Bianco 339 tenait à une lettre que maman lui avait laissée. » Svetlana ne doute pas de l'existence de cette lettre, qu'elle n'a pas vue, mais que d'autres ont lue. Elle croit que sa mère l'a écrite pendant la nuit du suicide. Si l'on en connaissait la teneur, peut-être aurait-on la clef de l'énigme. Svetlana suppose que ce document a été détruit (il est permis d'en douter). Quoi qu'il en soit, Svetlana sait que la lettre « était terrible, pleine d'accusations et de reproches, pas simplement personnelle, mais politique. Et en la lisant, mon père pouvait penser que maman n'était à ses côtés qu'en apparence, :iu'en réalité elle se rangeait à l'opposition de ce temps-là. » (Ce qui confirmerait les dires d'Elisabeth Lermolo, sous une autre forme.) Staline « en fut bouleversé et mis en fureur ; quand il vint à la cérémonie funèbre des adieux, s'approchant pour une minute du cercueil, il le repoussa soudain des deux mains et, se détournant, s'en alla. Il n'assista pas aux obsèques. » Staline, lit-on encore, « en perdit l'équilibre pour longtemps. Pas une fois, il ne se rendit sur la tombe à Novodièvitchi. Il ne le pouvait. Il considérait que maman s'était conduite com1.ae son ennemie personnelle. » Ces pages et d'autres qui suivent sont impressionnantes à l'appui de la conviction de Svetlana quant au suicide de sa mère. Il n'en subsiste pas moins matière à conjectures sur le mal qui rongeait Staline, l'obsession du paranoïaque entouré d'ennemis imaginaires, la hantise du crim~ qu'il avait commis d'une manière ou d'une autre, entre tant de ses crimes, mais cette fois pour ainsi dire contre lui-même. * * * DANS LA NARRATION de Svetlana, quelque chose d'incon1préhensible est l'évocation d'innombrables morts violentes, d'injustices et de malheurs comme si Staline n'en était pas nommément responsable. Notre « non-rentrante », ainsi que les Russes désignent leurs fugitifs, écrit par exemple : « En ce temps-là, fréquents étaient les suicides. On en finiisait avec le trotskisme, la collectivisation commençait, la lutte des groupes et de l'opposition déchirait le Parti. Peu auparavant, Maïakovski s'était tiré une balle dans la tête, on ne l'avait pas encore oublié, on n'arrivait pas à s'y faire ... Je pense que tout cela ne pouvait pas ne pas se refléter dans l'âme de maman, être sensible et impulsif. » Mais pourquoi tous ces suicides et que signifie « en finir avec le trotskisme » sinon des arrestations en masse, des déporta-
340 . tions, des tortures et des tueries qui anéantirent à peu près tous les cadres du parti de Lénine? Qui donc ordonnait ces hécatombes? Svetlana s'évertue à rappeler, non sans évidence, que son père n'était pas tout seul. Personne n'a jamais prétendu que Staline fût tout seul. Mais il s'entourait patiemment, méthodiquement, d'hommes de son espèce, bien sélectionnés à sa façon, et il les dressait à devenir les exécuteurs de ses hautes et basses œuvres, à accomplir les actes les plus infâmes, à aller au-devant de ses désirs sadiques et homicides. Il porte donc à la fois ses responsabilités propres et .celles de ses créatures. Béria, que Svetlana accuse avec insistance et que nul ne songe à défendre, n'était qu'un sinistre valet de Staline. Il n'a d'ailleurs pris en main la roachine à broyer les innocents qu'en décembre 1938, alors que le « gros des massacres », si l'on peut dire, avait déjà eu lieu sous Iagoda et sous Iéjov, aux ordres de Staline. Mais le plus étonnant, chez Svetlana, c'est le nécrologe des familles Svanidzé et Allilouiev, apparentées à son cher papa, comme si ce dernier n'avait . ' . rien a y voir. Staline, de sa première femme Ekaterina Svanidzé, eut un premier fils, Iacha, odieusement traité par son père qui l'abandonna aux sévices des Allemands alors qu'un échange était possible ; on sait son destin pitoyable. Le frère de cette épouse décédée, Alexandre Svanidzé, haut fonctionnaire des Finances, que Svetlana dépeint avec émotion et tendresse, fut arrêté sans motif en 1937 et fusillé en 1942. Sa femme, d'origine juive espagnole, Maroussia, mourut sur le coup en apprenant l'exécution de son mari. La sœur d'Alexandre, prénommée lvlariko, arrêtée peu après lui, périt dans sa cellule. La frère de Maroussia, arrêté aussi, fut seul à _survivre (mais parce qu'entre-temps, Staline était mort). Tel a été le sort des Svanidzé. Celui des Allilouiev ne fut pas tellement r.. 1eilleur. Serge Allilouiev, père de Nadièjda, ouvrier d'élite devenu contremaître sur le tard, militant chevronné du Parti, était un homme de confiance de Lénine qui se cacha chez lui en 1917, peu avant l'insurrection d'Octobre ; ses Mémoires, parus en 1946, furent censurés, mutilés (par qui, sinon par son gendre ? ). Svetlana se souvient de ses grands-parents avec admiration et vénération. « Après la mort de maman, leur vie fut une lente agonie causée par tout ce qui se passait autour d'eux », écrit-elle. _Leur fille Anna, sœur de Nadièjda, avait épousé un haut dignitaire tchékiste, Stanisl~s Redens, qui fut arrêté en 1937, fusillé en 1938, personne ne BibnotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL sachant pourquoi, et « réhabilité ·» (sic) après la mort- de Staline. A son tour, Anna fut arbitrairement emprisonnée après la guerre. L'oncle Pavloucha, frère de Nadièjda, général des forces blindées, eut une crise cardiaque mortelle quand toute la direction de son arme fut liquidée. Sa veuve, Evguénia, traitée d'espionne et d'empoisonneuse (accusations typiquement staliniennes), jetée en prison en 1948, ne sera libérée, comme Anna devenue quasi inconsciente, qu'après le déboulonnage de Staline. Qui osera soutenir sérieusement que quelqu'un d'autre que Staline en personne aurait pu s'acharner ainsi sur les membres de sa famiIle ? « QuEL DESTINAFFREUXfut le leur », remarque Svetlana après avoir évoqué les jours heureux de son enfance, l'animation joyeuse des parents, des enfants, des cousins et cousines, .des amis, dans les maisons de campagne chez les· parvenus de la révolution, ou plutôt de la contre-révolution masquée de léninisme; et elle avait déjà résumé tristement : <~ Ce petit cercle (...) formé autour de maman disparut bientôt après sa mort, d'abord peu à peu, puis définitivement après 1937 et à jamais. » Car Staline s'était « isolé de tous ses proches, sincères, honnêtes, bienveillants, ses égaux » ; autrement dit, il se débarrassait d'un entourage respectable (selon sa fille) pour s'entourer de serviteurs sans principes, sans conscience, ·mais cela réfute le plaidoyer pro-papa qui encombre les Lettres à un ami. Dans un iivre paru avant la guerre, nous avions écrit sur Staline : « Il se débarrasse aussi des gens qui en savent trop long sur son compte, sur son passé, son présent, ses tares et ses crimes. » Et encore : « Il supprime les derniers témoins susceptibles de produire un jour à son endroit un témoignage véridique. » C'est ce que la suite de cette histoire devait confirmer. C'est ce que Svetlc1na n'a pas·· l'air de comprendre, du moins dans son premier livre. Elle sait pourtant que· le Caligula caucasomoscovite * a exterminé autant ou plus de sta- * Svetlana a lu le Docteur ]ivago, elle a donc dû remarquer le passage où B. Pasternak fait allusion à « l'ignominie sanguinaire des Caligulas cruels, grêlés [de petite vérole] », et elle n'a pas pu ne pas y reconnaître'l'allusion à Staline. Or, précédant _de cinq ans la publication de ce livre en France, nous avions écrit : « Un Caligula à Moscou. Le cas pathologique de Staline », dans le B.E.I.P.I. n° 98, du 16 novembre 1953, et l'année suivante : « Un Caligula au Kremlin », ibid., n° 102, du 16 janvier 1954. Le rapport secret de Khrouchtchev n'a été divulgué en Occident qu'en juin 1956.
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