340 . tions, des tortures et des tueries qui anéantirent à peu près tous les cadres du parti de Lénine? Qui donc ordonnait ces hécatombes? Svetlana s'évertue à rappeler, non sans évidence, que son père n'était pas tout seul. Personne n'a jamais prétendu que Staline fût tout seul. Mais il s'entourait patiemment, méthodiquement, d'hommes de son espèce, bien sélectionnés à sa façon, et il les dressait à devenir les exécuteurs de ses hautes et basses œuvres, à accomplir les actes les plus infâmes, à aller au-devant de ses désirs sadiques et homicides. Il porte donc à la fois ses responsabilités propres et .celles de ses créatures. Béria, que Svetlana accuse avec insistance et que nul ne songe à défendre, n'était qu'un sinistre valet de Staline. Il n'a d'ailleurs pris en main la roachine à broyer les innocents qu'en décembre 1938, alors que le « gros des massacres », si l'on peut dire, avait déjà eu lieu sous Iagoda et sous Iéjov, aux ordres de Staline. Mais le plus étonnant, chez Svetlana, c'est le nécrologe des familles Svanidzé et Allilouiev, apparentées à son cher papa, comme si ce dernier n'avait . ' . rien a y voir. Staline, de sa première femme Ekaterina Svanidzé, eut un premier fils, Iacha, odieusement traité par son père qui l'abandonna aux sévices des Allemands alors qu'un échange était possible ; on sait son destin pitoyable. Le frère de cette épouse décédée, Alexandre Svanidzé, haut fonctionnaire des Finances, que Svetlana dépeint avec émotion et tendresse, fut arrêté sans motif en 1937 et fusillé en 1942. Sa femme, d'origine juive espagnole, Maroussia, mourut sur le coup en apprenant l'exécution de son mari. La sœur d'Alexandre, prénommée lvlariko, arrêtée peu après lui, périt dans sa cellule. La frère de Maroussia, arrêté aussi, fut seul à _survivre (mais parce qu'entre-temps, Staline était mort). Tel a été le sort des Svanidzé. Celui des Allilouiev ne fut pas tellement r.. 1eilleur. Serge Allilouiev, père de Nadièjda, ouvrier d'élite devenu contremaître sur le tard, militant chevronné du Parti, était un homme de confiance de Lénine qui se cacha chez lui en 1917, peu avant l'insurrection d'Octobre ; ses Mémoires, parus en 1946, furent censurés, mutilés (par qui, sinon par son gendre ? ). Svetlana se souvient de ses grands-parents avec admiration et vénération. « Après la mort de maman, leur vie fut une lente agonie causée par tout ce qui se passait autour d'eux », écrit-elle. _Leur fille Anna, sœur de Nadièjda, avait épousé un haut dignitaire tchékiste, Stanisl~s Redens, qui fut arrêté en 1937, fusillé en 1938, personne ne BibnotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL sachant pourquoi, et « réhabilité ·» (sic) après la mort- de Staline. A son tour, Anna fut arbitrairement emprisonnée après la guerre. L'oncle Pavloucha, frère de Nadièjda, général des forces blindées, eut une crise cardiaque mortelle quand toute la direction de son arme fut liquidée. Sa veuve, Evguénia, traitée d'espionne et d'empoisonneuse (accusations typiquement staliniennes), jetée en prison en 1948, ne sera libérée, comme Anna devenue quasi inconsciente, qu'après le déboulonnage de Staline. Qui osera soutenir sérieusement que quelqu'un d'autre que Staline en personne aurait pu s'acharner ainsi sur les membres de sa famiIle ? « QuEL DESTINAFFREUXfut le leur », remarque Svetlana après avoir évoqué les jours heureux de son enfance, l'animation joyeuse des parents, des enfants, des cousins et cousines, .des amis, dans les maisons de campagne chez les· parvenus de la révolution, ou plutôt de la contre-révolution masquée de léninisme; et elle avait déjà résumé tristement : <~ Ce petit cercle (...) formé autour de maman disparut bientôt après sa mort, d'abord peu à peu, puis définitivement après 1937 et à jamais. » Car Staline s'était « isolé de tous ses proches, sincères, honnêtes, bienveillants, ses égaux » ; autrement dit, il se débarrassait d'un entourage respectable (selon sa fille) pour s'entourer de serviteurs sans principes, sans conscience, ·mais cela réfute le plaidoyer pro-papa qui encombre les Lettres à un ami. Dans un iivre paru avant la guerre, nous avions écrit sur Staline : « Il se débarrasse aussi des gens qui en savent trop long sur son compte, sur son passé, son présent, ses tares et ses crimes. » Et encore : « Il supprime les derniers témoins susceptibles de produire un jour à son endroit un témoignage véridique. » C'est ce que la suite de cette histoire devait confirmer. C'est ce que Svetlc1na n'a pas·· l'air de comprendre, du moins dans son premier livre. Elle sait pourtant que· le Caligula caucasomoscovite * a exterminé autant ou plus de sta- * Svetlana a lu le Docteur ]ivago, elle a donc dû remarquer le passage où B. Pasternak fait allusion à « l'ignominie sanguinaire des Caligulas cruels, grêlés [de petite vérole] », et elle n'a pas pu ne pas y reconnaître'l'allusion à Staline. Or, précédant _de cinq ans la publication de ce livre en France, nous avions écrit : « Un Caligula à Moscou. Le cas pathologique de Staline », dans le B.E.I.P.I. n° 98, du 16 novembre 1953, et l'année suivante : « Un Caligula au Kremlin », ibid., n° 102, du 16 janvier 1954. Le rapport secret de Khrouchtchev n'a été divulgué en Occident qu'en juin 1956.
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