M. KO VALEVSKl Marx s'éteignit en décembre 1881. Sa fille aînée, Jenny Longuet, .mourut un an plus tard. Marx chercha vainement l'oubli en travaillant avec plus d'acharnement encore à terminer son Capital. Son état de santé empirait sans cesse. C'est entre ces deux décès qu'il fut contraint d'aller séjourner dans le Midi. Rentré malade, il fut écrasé par la nouvelle de la mort de sa fille. Il n'était pas en état de supporter ce nouveau coup. Le 14 mars 1883, dans sa soixante-cinquième année, Marx mourut à sa table de travail. « Peut-être l'art des médecins, écrivit Engels, aurait-il pu assurer à Marx encore quelques années de vie végétative, mais il n'àurait pu supporter pareille existence.· Continuer à vivre avec la conscience qu'on ne pourra achever l'œuvre commencée est incomparablement plus pénible que de partir pour l'éternité sans souffrances particulières. » ,,_ ,,_ ,,_ MES SOUVENIRsSur Marx concernent l'époque qui suivit la parution de son ouvrage le plus complet et le plus achevé : la première partie du Capital. Marx avait déjà passé le cap de la soixantaine, mais il était toujours aussi alerte et heureux de vivre. Annenkov l'avait connu un an avant la révolution de 1848, c'està-dire jeune homme, dans sa trente et unième année. Il est intéressant de comparer mes impressions avec celles que notre célèbre écrivain a tirées de ses rencontres avec Marx à Bruxelles. Selol) Annenkov, le futur auteur du Capital était un homme pétri d'énergie, de volonté, et dont les convictions étaient inébranlables : Son extérieur même était remarquable. Avec l'épaisse toison noire qui le coiffait, ses mains velues et son manteau boutonné de travers, il avait l'aspect d'un homme qui force la considération et qui y a droit. Tous les gestes révélaient sa hardiesse et son assurance ; et ses façons de s'adresser aux gens, ]a fierté et le dédain. Sa voix perçante, métallique, s'accordait étonnamment avec les _sentences radicales qu'il formulait. Par-dessus ses Jugements sans appel résonnait une note - dure jusqu'à faire mal - de certitude quant à sa vocation de diriger les hommes, de les entraîner derrière lui. J'avais devant moi la personnification même du dictateur démocrate. Le contraste avec les types d'hommes que je venais de quitter en Russie était frappant. L'image que je me suis faite de Marx a des traits moins accusés. Sur son visage, le démagogue s'harmonisait avec le philosophe social, avec un de ces sages qui pensent avoir trouvé la clé qui ouvre l'intelligence du passé comme celle du présent. De mon temps, cette clé était pour Marx la théorie de la plus-value tir~ du Biblioteca Gino Bianco travail par les capitalistes-entrepreneurs. Après la publication des deuxième et troisième tomes du Capital, où Marx concilie sa théorie de la plus-value avec la théorie du prix de marché déterminé par l'offre et la demande, ses disciples mirent de plus en plus l'accent sur son matérialisme historique, éclairant tous les événements passés et présents par des changements dans les techniques de production, et conditionnant eux-mêmes des changements dans le régime économique et la superstructure politique de la société. Il suffisait de s'entretenir avec Marx pour se convaincre que ses doctrines économiques et historiques avaient pour fondement la philosophie de Hegel. Il me déclara un jour carrément que, pour penser logiquement, on ne pouvait utiliser que la méthode dialectique ; pour une pensée non logique, la méthode positive faisait aussi bien l'affaire. Le ton didactique que Marx adoptait souvent et qui témoignait de son assurance, venait, selon moi, de sa conviction de disposer d'une méthode de pensée irréfutable, fournie par la philosophie hégélienne dans l'interprétation qu'en donnaient ses adeptes les plus radicaux, entre autres le fameux Feuerbach. Cette conviction était à la source de ce qui semblait à beaucoup, chez Marx, une brusquerie et une raideur rebutantes. Sa première rencontre avec Engels, par exemple, se termina presque par une rupture. Iviarx était un hégélien aussi opiniâtre qu'Engels, à cette époque, était un disciple orthodoxe de Schelling. Les deux systèmes étaient inconciliables, et les futurs amis, qui devaient en fin de compte se rejoindre dans le culte de Hegel, se quittèrent, cette fois-là, en ennemis. Ce que les Français qualifient de « cassant » se manifestait cependant moins dans l'attitude de Marx que dans celle d'un autre adepte de la philosophie hégélienne : le penseur russe Tchitchérine. Le mépris que ces deux hommes éprouvaient l'un pour l'autre était dû à ce que chacun accusait son adversaire de comprendre de travers la méthode dialectique et attribuait à cette erreur la précarité des résultats obtenus, alors qu'en fait, la divergence de leurs pensées avait pour cause des penchants subjectifs ditférents : de l'un (Karl Marx), vers le communisme, de l'autre, vers un ordre individualiste, d'ailleurs fortement coloré d'étatisme. Intolérants dans les questions fondamentales de la vie et de la pensée, ils étaient tous deux - et Marx plus que Tchitchérine - d'un commerce agréable dans le privé. Au cours des deux années où je fréquentai d'assez
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==