Le Contrat Social - anno XI - n. 6 - nov.-dic. 1967

L1attitude hautaine qu'on lui prêtait est également incompatible avec le fait qu'il acceptait sans aucune cérémonie une invitation à déjeuner. Il y mettait souvent la condition que son gendre, trop bavard, n'y fût pa'i convié en même temps que lui. Marx allait aussi volontiers au théâtre avec des amis, pour écouter Salvini dans le rôle d'Hamlet, ou Irving qu'il appréciait bien davantage. Il me souvient aussi d'avoir, en compagnie de Marx, tous deux très amusés, à l'Aegyptian Hall, regardé la reproduction animée exacte de tous les tours de spiritisme par un homme qui déclarait avoir fréquenté des spirites et savoir répéter ce qu'il en avait appris, mais qui n'était pas simplet au point d'expliquer au public comment il s'y prenait, sans quoi on aurait cessé d'assister à ses représentations. Partageant son affection entre les familles de ses deux filles mariées et son vieil ami Engels, qui faisait plus que le payer de retour, Marx leur consacrait· tous ses loisirs. Occupé toute la journée à un travail difficile qui l'absorbait entièrement, il trouvait néanmoins le temps de s'intéresser à toutes les questions qui touchaient de près ou de loin les intérêts du parti ouvrier en général et de la socialdémocratie allemande en particulier. Parmi les chefs de celle-ci, celui qu'il appréciait le plus était Bebel, et le moins, Liebknecht. Je l'ai entendu plus d'une fois se plaindre de la mauvaise influence de Lassalle sur ce dernier, et il ajoutait alors, moitié fâché moitié riant : « Qu'il est difficile de faire entrer une idée neuve dans la tête d'un privat-dozent allemand ! » ( ce qu'était, précisément, Liebknecht). Quant à la fougue avec laquelle, même âgé, il réagissait à toutes les tentatives pour freiner les progrès du parti ouvrier liés au développement du pays, le fait suivant permet d'en juger. Je me trouvais par hasard dans sa bibliothèque au moment même où fut annoncé l'attentat manqué de Nobiling contre le vieil empereur Guillaume. A cette nouvelle, Marx se répandit en malédictions à l'adresse du terroriste malchanceux, et il m'expliqua aussitôt que le seul résultat que l'on pouvait attendre de cette tentative criminelle pour accélérer la marche des événements, c'étaient de nouvelles persé cutions contre les socialistes. Malheureusement, cette prédiction ne tarda pas à se réaliser : Bismarck promulgua les fameuses lois qui entravèrent sérieusement les progrès de la social-démocratie en Allemagne. Ma nomination comme professeur à l'Université de · Moscou mit :fin à ces échanges d'idées en tête à tête que j'avais eus presque BibliotecaGino Bianco VARIÉTÉS chaque semaine avec l'auteur du Capital. Dans les premiers temps, nous continuâmes à correspondre de loin en loin. Lorsque je retournai à Londres l'été suivant, je repris mes visites, le dimanche comme d'habitude, et chacune d'elles m'apportait de nouveaux stimulants dans mon travail sur l'histoire économique et sociale de l'Occident européen. Il · est fort probable que si je n'avais pas connu Marx, je ne me serais intéressé ni à l'histoire de la propriété foncière ni au développement économique de l'Europe, et que j'aurais centré mon attention sur l'évolution des institutions politiques, d'autant plus que cela correspondait exactement à la matière de mon enseignement. Marx prit connaissance de mes travaux et me fit part très sincèrement de son opinion. Si je fis arrêter l'impression de mon premier travail important sur l'histoire administrative de la France (notamment sur la juridiction des impôts), c'est en partie à cause de l'appréciation négative que m'en donna Marx. En revanche, il se montra plus approbateur à l'égard de mes tentatives pour découvrir les racines historiques de la communaùté rurale ou pour exposer l'évolution des régimes familiaux depuis !'Antiquité, sur la base des_ données de l'ethnographie et de l'histoire comparée du· droit. La critique scientifique l'intéressait également au plus haut point ; il fut un lecteur attentif -·- peut-être le seul en Angleterre - de la Revue critique dont j'assumai pendant un certain temps la publication. Les années que je passai en Italie, en Espagne, puis en Amérique, furent les dernières de la vie de Marx. C'est à mon retour en Europe que j'appris le double deuil qui le frappait : la mort de sa femme et celle de sa fille aînée. J'appris également que le délabrement de sa santé obligeait Marx à passer tout l'hiver en Algérie. Déjà, du temps où j'allai~ ·chez lui" presque chaque semaine, il se plaignait d'une douleur dans la poitrine. Mais comme il n'avait nullement l'aspect d'un phtisique, tous ses proches attribuaient ces plaintes à une maladie imaginaire. Il fallut bien admettre, cependant, que Marx avait ruiné sa santé par un travail excessif à la bibliothèque du British Museum. L'hiver qu'il passa dans le Midi fut constamment assombri par le mauvais temps. Marx y prit froid et rentra à Londres encore plus malade qu'avant. Engels m'a raconté ses derniers jours. Ce récit · est assez voisin de la description que nous en trouvons chez son biographe russe, puisque aussi bien elle a été empruntée aux lettres du même Engels à son ami Sorge. La femme de

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