Le Contrat Social - anno XI - n. 6 - nov.-dic. 1967

M. KOVALEVSKI en faisant envoyer ces textes, à empêcher son mari de mettre à son ouvrage le point final tant attendu. Marx remania plusieurs fois le deuxième et le troisième tome du Capital. Il aurait voulu terminer son œuvre par une « Histoire critique des doctrines économiques », mais ce projet ne put être réalisé. Toutes les journées de Marx étaient des journées de travail. Il ne consacrait que relativement peu d'heures à ses correspondances pour la Tribune de New York. Et le .reste de son temps, il le passait chez lui à revoir et corriger les parties de son œuvre déjà écrites. Sa bibliothèque, installée dans une pièce éclairée par trois fenêtres, était exclusivement composée de livres de travail, qui jonchaient souvent dans un grand désordre son bureau et les fauteuils. Il m'est arrivé quelquefois, chez lui, de trouver Marx si complètement absorbé qu'il lui fallait un certain temps pour pouvoir parler d'autre chose que de l'objet immédiat de son attention. Le dimanche, il aimait faire une promenade dans le parc avec sa famille, et les conversations portaient alors souvent sur des questions fort éloignées de l'actualité. Il est cependant indéniable que la politique le passionnait. Il passait des heures entières à lire les journaux, non seulement anglais, mais du monde entier. Je l'ai trouvé une fois en train de lire le Romanul, et j'ai pu constater qu'il maniait avec aisance la langue roumaine, pourtant peu répandue. Durant toute la période où je le fréquentai, il ne s'absenta de Londres qu'une fois, pour passer quelques semaines à Carlsbad. Il fut autorisé à traverser l'Allemagne, à condition de n'y demeurer que le temps strictement nécessaire au transit. Quant à se rendre à Paris, cela lui était interdit depuis le ministère Guizot, et il est peu probable que Thiers et Mac-Mahon lui eussent permis d'entrer en France, depuis la publication de sa Guerre civile en France, apologie de cette Commune que le gouvernement versaillais venait de noyer dans le sang. Ce qui frappait le plus chez Marx, c'était son attitude passionnée devant les questions politiques. Il s'accommodait lui-même difficilement de cette objectivité sereine qu'il recommandait à ses disciples et qui consistait à rechercher méthodiquement, dans tout événement ou phénomène, les facteurs économiques. Si nous prenons une question comme celle de l'indépendance de la Pologne, par exemple, ne paraît-il pas étonnant de voir Marx s'en f0ire l'ardent champion, en dépit des déclaraBiblioteca Gino Bianco 361 tions habituelles qui présentent la question polonaise simplement comme l'entretien de la discorde sociale entre la noblesse d'une part, et d'autre part le simple peuple, d'une autrr. espèce ? L'attitude de Marx à l'égard de la Russie, malgré l'enthousiasme suscité par ses œuvres dans la jeunesse russe et le fait que, à l'exception de l'Allemagne, il n'a eu nulle part, de son vivant, autant de succès que chez nous, ne différait en rien, pour l'essentiel, des préventions que nourrissaient envers elle les révolutionnaires de 48, qui voyaient dans la Russie le rempart de toutes les réactions et l'éteignoir de toutes les flambées démocratiques et libérales. Marx consentait cependant à reconnaître qu'il était assez touché par l'hommage que lui rendaient mes compatriotes. G. Berline cite à cet égard un intéressant extrait de sa correspondance avec Kugelmann. En octobre 1868, Marx écrivait à son ami : L'ironie du sort veut que les Russes, contre qui je vitupère depuis vingt-cinq ans non seulement en allemand, mais aussi en français et en anglais, se soient toujours montrés les plus bienveillants à mon égard. En 1843-44, à Paris, les aristocrates russes me faisaient fête. Mon livre contre Proudhon, Misère de la philosophie, sorti en 47, et ma Critique de l'économie politique, éditée par Dunker en 59, ne se sont nulle part autant vendus qu'en Russie. La première nation étrangère à avoir traduit le Capital est la russe. D'ailleurs, il ne faut pas exagérer l'importance de tout cela, poursuivait Marx, et il expliquait son succès en Russie par les considérations suivantes : La ieunesse aristocratique russe reçoit son éducation dans les universités allemandes et à Paris. Elle ne cesse de courir après tout ce que l'Occident offre de plus nouveau et de plus extrême. Pour elle, ce n'est qu'une sorte de gastronomie, cette même gastronomie qui occupait une partie de l'aristocratie française au xv111• siècle. Le nouveau biographe de Marx fait remarquer à juste titre que l'auteur du Capital avait pourtant eu maintes occasions de se rendre compte que les couches supérieures de la société russe n'étaient pas les seules, loin de là, à accueillir ses idées avec sympathie et profond intérêt. En 1867, Marx reçut de Péter'-• bourg, signée d'un certain Joseph Dietzgen. contremaître à la fabrique d'articles de cuir de Vladimir, une lettre qui disait notamment : « J'ai eu l'occasion d'étudier à fond votre premier livre, Critique de l'économie politique, et je dois reconnaître qu'aucun ouvrage ne m'a apporté autant de connaissances positives nouvelles et une aussi claire compréhension du sujet. » Le premier tome du Capital provoqua chez Dietzgcn un véritable enthousiasme.

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