B. SOUVARINE de maman, Anna Serguéievna, m'a raconté récemment que maman, dans ses dernières années, eut de plus en plus fréquemment l'intention de quitter mon père. Anna Serguéievna ne cessait de dire que maman était une grande martyre, qu'envers elle mon père était trop brutal, grossier, sans ménagements. » (Rappelons que Lénine, dans son « testament », traite également Staline de brutal, grossier, le mot russe groub ayant les deux nuances.) Dès 1926, une querelle avait séparé les époux, et Nadièjda partit pour Léningrad « avec l'intention de ne jamais retourner à Moscou ». La brouille « était due à la grossièreté de mon père ». Il y eut cependant une réconciliation. Mais six ans plus tard, d'après Anna, « dans ses dernières semaines, ma mère, qui achevait ses études à l'Académie industrielle, avait le projet de partir pour s'installer chez sa sœur, à Kharkov... ». Elle devait partir, en effet, mais pour un autre monde. Svetlana poursuit : « Ma bonne m'a dit que maman, quelque temps avant sa mort, était anormalement triste et irritable (...). Elle ne cessait de répéter : Tout m'importune, tout m'excède, rien ne me réjouit ; et quand son amie lui.demandait : Et les enfants, les enfants ? elle répondait : Tout, les enfants aussi. Et la bonne comprenait que, dans ces conditions, elle en avait réellement assez de l'existence. » Il faut admettre que cet état d'âme prédispose au suicide. Mais Svetlana écrit un peu plus loin : « ... Maman était une excellente mère de famille, et son mari, son foyer, ses enfants, ses devoirs envers eux avaient pour elle une importance majeure. Aussi, me semble-t-il, il ne lui était guère possible de quitter mon père, bien que l'idée lui en soit venue plus d'une fois... » Ce passage paraît contredire celui qui précède, mais les contradictions ne manquent pas dans la nature humaine. Et dans ce cas particulier, on peut en inférer autant pour 1 'hypothèse du suicide que pour celle du meurtre. « On me raconta plus tard, quand je devins adulte, que mon père fut bouleversé par ce qui s'était passé », poursuit Svetlana. « Il fut bouleversé parce qu'il ne comprenait pas : pourquoi ? Pourquoi lui avoir porté un te1 coup dans le dos ? Il était trop intelligent pour ne pas comprendre que le suicidé toujours pense punir quelqu'un (...). Il le comprenait sans pouvoir comprendre : pourquoi? » Et selon l'entourage familial, Staline se disait désormais privé de raison de vivre : « On craignait de le laisser seul, dans l'état où il était. Parfois il avait des moments de rage, de fureur. Cela Biblioteca Gino Bianco 339 tenait à une lettre que maman lui avait laissée. » Svetlana ne doute pas de l'existence de cette lettre, qu'elle n'a pas vue, mais que d'autres ont lue. Elle croit que sa mère l'a écrite pendant la nuit du suicide. Si l'on en connaissait la teneur, peut-être aurait-on la clef de l'énigme. Svetlana suppose que ce document a été détruit (il est permis d'en douter). Quoi qu'il en soit, Svetlana sait que la lettre « était terrible, pleine d'accusations et de reproches, pas simplement personnelle, mais politique. Et en la lisant, mon père pouvait penser que maman n'était à ses côtés qu'en apparence, :iu'en réalité elle se rangeait à l'opposition de ce temps-là. » (Ce qui confirmerait les dires d'Elisabeth Lermolo, sous une autre forme.) Staline « en fut bouleversé et mis en fureur ; quand il vint à la cérémonie funèbre des adieux, s'approchant pour une minute du cercueil, il le repoussa soudain des deux mains et, se détournant, s'en alla. Il n'assista pas aux obsèques. » Staline, lit-on encore, « en perdit l'équilibre pour longtemps. Pas une fois, il ne se rendit sur la tombe à Novodièvitchi. Il ne le pouvait. Il considérait que maman s'était conduite com1.ae son ennemie personnelle. » Ces pages et d'autres qui suivent sont impressionnantes à l'appui de la conviction de Svetlana quant au suicide de sa mère. Il n'en subsiste pas moins matière à conjectures sur le mal qui rongeait Staline, l'obsession du paranoïaque entouré d'ennemis imaginaires, la hantise du crim~ qu'il avait commis d'une manière ou d'une autre, entre tant de ses crimes, mais cette fois pour ainsi dire contre lui-même. * * * DANS LA NARRATION de Svetlana, quelque chose d'incon1préhensible est l'évocation d'innombrables morts violentes, d'injustices et de malheurs comme si Staline n'en était pas nommément responsable. Notre « non-rentrante », ainsi que les Russes désignent leurs fugitifs, écrit par exemple : « En ce temps-là, fréquents étaient les suicides. On en finiisait avec le trotskisme, la collectivisation commençait, la lutte des groupes et de l'opposition déchirait le Parti. Peu auparavant, Maïakovski s'était tiré une balle dans la tête, on ne l'avait pas encore oublié, on n'arrivait pas à s'y faire ... Je pense que tout cela ne pouvait pas ne pas se refléter dans l'âme de maman, être sensible et impulsif. » Mais pourquoi tous ces suicides et que signifie « en finir avec le trotskisme » sinon des arrestations en masse, des déporta-
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