M. KO VALEVSKI la culture bourgeoises. En fait, c'était un gentleman anglo-allemand de la meilleure éducation, qùi avait su tirer de ses étroites relations avec Henri Heine une gaieté jointe à un sens très fin de la satire, un homme plein de joie de vivre, grâce à certaines conditions exceptionnellement heureuses de son existence personnelle. Plus que n'importe qui parmi les personnes que j'ai fréquentées, Tourguéniev y compris, Marx avait le droit de parler de soi comme de l'homme d'un seul amour. Tout jeune encore, il avait fait la connaissance d'une jeune fille de haut rang, Fraulein von Westphalen, puis il en était tombé amoureux, comme on peut l'être quand on est étudiant. La famille des Westphalen était d'origine écossaise et apparentée au duc d' Argyll. Cette circonstance faillit d'ailleurs jouer à Marx un fort mauvais tour. Un jour qu'il se trouvait à Paris sans argent, il se· résolut à mettre en gage au mont-de-piété l'argenterie de famille, qu'il tenait de la dot de sa femme. Mais lorsqu'on s'aperçut que cette argenterie portait les armoiries des Argyll, Marx fut accusé de s'être approprié le bien d'autrui, et arrêté. J'ai entendu raconter cette histoire par Marx lui-même, qui ponctuait son récit d'un gros rire débonnaire. Dans son enfance, Jenny von Westphalen fut la compagne de jeux du jeune Karl. De quatre ans plus âgée que lui, elle était jolie, pleine de vie et de gaieté. « La plus belle des filles de Trèves », comme on l'appelait, elle était devenue dès son adolescence la reine des bals. Marx n'était pas encore sorti du lycée qu'il tomba amoureux de son amie d'enfance. Quand il dut partir pour l'llniversité, ils se fiancèrent en secret. Le vieux von Westphalen, comme me l'à raconté Marx, était un adepte fervent de la doctrine de Saint-Simon, et il fut l'ùn des premiers à en parler au futur auteur du Capital. Le sort dispersa ses enfants dans les directions les plus diverses : l'un entra dans un ministère réactionnaire prussien, un autre combattit pour l'émancipation des nègres dans la guerre civile entre les Etats du Nord et ceux du Sud en Amérique. Dans ses souvenirs sur son père, la fille cadette de Marx, celle que nous appelions familièrement Tussy, déclare entre autres : « Tout au long de sa vie Marx qui, de Berlin, avait envoyé à la jeune fille qu'il aimait trois gros cahiers de poèmes, resta littéralement amoureux de sa femme. » « J'ai sous les yeux, écrit Eleanor Marx dans un article publié dans la Neue Zeit en 1897, une lettre d'amour de mon père. A en juger par l'ardeur, la fougue juvéniles avec lesquelles elle est écrite, on pourrait croire que son Biblioteca Gino Bianco auteur est un jeune homme de dix-huit ans. Or elle n'a été adressée par Marx à sa chère Jenny qu'en 1856, alors que celle-ci lui avait déjà donné six enfants. » Le meilleur ami de Marx à l'époque de ses fiançailles, Bruno Bauer, lui écrivait en parlant de Jenny : << Elle est capable de supporter avec toi tout ce qui pourra vous arriver. » Ces mots se révélèrent prophétiques. Marx ne connut jamais une large aisance, et se trouva par contre bien souvent dans la gêne ; ces revers de fortune furent toujours accueillis avec philosophie, et même avec une souriante indifférence par Jenny ; la seule chose qui l'inquiétait alors, c'est que son « cher Karl » ne donnât trop de son temps à se procurer des moyens d'existence. Il est rare de voir quelqu'un s'accommoder aussi gaiement d'une situation modeste, et bien peu de gens ont su, comme la femme de Marx, conserver dans une vie simple l'allure et le maintien de ce que les Français appellent « une grande dame ». Même quand il eut la barbe grise, Marx aimait toujours inaugurer la nouvelle année par une danse, avec sa femme ou avec une amie d'Engels. Un jour que je me trouvais là, j'ai pu voir avec quelle aisance Marx conduisait ses dames, au rythme de la musique, dans une marche solennelle. Lorsque ces souvenirs :ne remontent à la mémoire, je me refuse catégoriquement à admettre ce que me disait de Marx le célèbre géographe Elisée Reclus, l'ami et le disciple de Bakounine et de Kropotkine, et par là même dépourvu de l'objectivité nécessaire dans ses jugements sur un adversaire de principe. D'après Reclus, lorsque Marx recevait des membres de l'Association internationale des travailleurs, et parmi eux Reclus lui-même, il ne quittait pas le coin le plus reculé de son salon et se tenait près du buste de Zeus olympien qui ornait la pièce, comme pour souligner sa propre appartenance aux grandes figures de l'humanité. Cette emphase ne s'accorde absolument pas avec un homme si conscient de sa valeur qu'il ne voyait aucunement la nécessité de la souligner par des marques extérieures. Il me souvient encore d'un déjeuner de famille chez les Marx. Ils recevaient la sœur de Karl et ses deux enfants, qui arrivaient du Cap. La sœur de ~larx ne pouvait se faire à l'idée que son frère fût le chef reconnu des socialistes, et elle ne cessait de me répéter qu'ils appartenaient, elle et lui, à la famille respectable d'un avocat qui jouissait de la considération générale à Trèves. Marx s'amusait et riait aux éclats, comme un enfant.
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