Le Contrat Social - anno XI - n. 6 - nov.-dic. 1967

B. SOUVARINE du fascisme et du nazisme en tant qu'ordrë nouveau ayant notamment supprimé le chômage. Il n'y a rien de réellement gratuit ni de bon marché dans un pays où l'Etat, maître de tout, fait payer indirectement à la population tous les services sociaux au moyen d'un système totalitaire des impôts de toutes sortes et des prix de toutes choses. Ce qui paraît ne rien coûter est en réalité payé par d'autres voies. La démonstration en fut faite quand le canular soviétique du pain gratuit fit impression en France sur des économistes aussi distingués qu'aveugles ou que dépourvus de scrupules. Tant que toute peine méritera salaire, tout résultat du travail humain ou mécanique sera rémunéré d'une manière ou d'une autre 4 • Ce dont l'oligarchie communiste pourrait plutôt se targuer, c'est d'avoir justifié les appréhensions de grands penseurs russes qui redoutaient l'alliance de la barbarie asiatique avec la science européenne. Naguère nous avons eu à citer Tolstoï qui, dans le gouver• nement de Pétersbourg, dénonçait « ce Tchingis-Khan avec télégraphe dont l'éventualité épouvantait Herzen ». Remontons à la source, une lettre d'Alexandre Hetzel?- à l'empereur Alexandre II, du 20 septembre 1857 : « Engagée dans la culture occidentale, la Russie se devait de suivre la même voie. Si tout le progrès chez nous _s'accomplissait seulement. dans le gouvernement, nous donnerions au monde un exemple sans précédent d'autocratie armée de tout ce que la liberté a produit, d'esclavage et de violence appuyés par toutes les découvertes de la science. Ce serait quelque chose comme Tchingis-Khan disposant du télégraphe, de bateaux à vapeur, de chemins de fer, avec Carnot et Monge à l'état-major, avec des fusils Minié et des fusées Congreve sous le commandement de Batyi 5 • » 1'1ême les fusées étaient prévues par l'écrivain visionnaire, qui ne les imaginait pourtant pas de la taille et de la portée actuelles. 4. Cf. L'U.R.S.S. sans pisa (De Staline-pain-cher au pain gratuit), p. 7, « B.E.I.P.I. », n° 109, Paris, mai 1954. B. Souvarine : Le « pain gratuit en U.R.S.S. », « Est et Ouest », n° 189, Paris, février 1958. 5. Iskander (Alexandre Herzen) : Lettre à !'Empereur Alexandre II (au sujet du livre du baron Korf), « Kolokol », n° 4, Londres, 1er octobre 1857, p. 27. Réimpression : Moscou 1962. Fusil Minié : arme de l'infanterie française, remplacée par le chassepot. Congreve : inventeur anglais. Batyi ou BatouKhan : petit-fils de Tchingis-Khan (Gengis-Khan), créateur de la Horde d'or. L. N. Tolstoï : Tchingis-Khan avec télégraphe (Sur le gouvernement russe). Cf. Inhumain, trop inhumain, « Contrat social », vol. VII, n° 2, Paris, mars 1963. Biblioteca Gino Bianco 335 Boukharine a compris trop tard, en 1928, avec qui les « élites » du Parti auraient désormais à compter, quand il disait de Staline : « Que faire, en présence d'un adversaire dt: cette espèce, un Tchingis-Khan, bas produit du Comité central ? » Lui et ses pareils avaient activement contribué à soumettre leur pays à ce Tchingis-Khan collectif, le Comité central du Parti, trié sur le volet et dressé par Staline, longtemps incarné en la personne du Secrétaire général et survivant à son idole après de sanglantes épurations qui, pour une génération au moins, ont assuré la continuité d'une autocratie terroriste capable de combiner la crauté mon-- gole à la technique occidentale 6 • Quinze ans après la mort de Staline, les traits principaux du régime d'oppression et d'exploitation qu'il a façonnê, endurci, perfectionné, sont demeurés stables, avec des différences de degré, non pas de nature. Et cin• quante ans après Octobre, une équipe de boïars politiques recrutés par cooptation dans l'oligarchie des parvenus, ayant renié ses origines et telle qu'en elle-même le temps la renouvelle sans transformation profonde, s'impose toujours aux peuples de l'Empire soviétique et en impose plus que jamais aux nations étrangères par tous les moyens que réprouve la morale transcendante aux classes, que les principes du socialisme et du communisme condamnent. Certes la responsabilité initiale en remonte à Lénine dont Staline a su capter « l'appareil » du pouvoir, mais à la mort de Lénine la révolution marquait le pas, hésitante à la bifurcation des chemins : au sortir de la guerre civile, une évolution saine et humaine du nouveau régime était encore possible. La collectivisation et l'industrialisation réalisées sur des millions de cadavres, par la terreur et la torture, sont dues à Staline et à son école ' avec leurs conséquences durables. Les épigone~ ne sauraient réviser l'héritage de mensonge et de violence qu'ils tendent à perpétuer chez eux et à travers le monde. La démission intellectuelle et morale des grands pays plus ou moins civilisés devant une telle puissance du mal, leur indifférence et parfois leur complaisan~e allant jusqu'à la complicité ne préparent vraisemblablement que des lendemains désenchanteurs aux sociétés trop entichées d'ordinateurs et de lasers. B. Souv ARINE. 6. Cf. Boukharine en 1928, « Contrat social » vol. VIII, n° 1, Paris, janvier 1964. ' Lydia Dan : Boukharine, Dan et Staline « Contrat social », vol. VIII, n° 4. Paris, juillet 1964. Texte russe Novy Journal, n° 75, New York, mars 1964.

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