Le Contrat Social - anno XI - n. 6 - nov.-dic. 1967

360 . accomplie plus tard par Nikolaï-on 4 , avec la participation d'Herman Lopatine. Au coµrs du premier hiver que je passai à Londres, j'eus plusieurs fois l'occasion d'aller chez Marx. Il demeurait non loin de Regents . Park, ou. plus exactement de son prolongement connu sous le nom de Maitland Park, ' sur un jardin public semi-circulaire (Crescent). Je me souviens encore du numéro de son domicile : le 41. Marx occupait toute la maison. Au rez-de-chaussée se trouvaient sa bibliothèque et le salon. C'est là, ordinairement, qu'il recevait ses amis. A cette époque, ses deux filles aînées étaient déjà mariées. L'une avait épousé le communard Longuet, l'autre un écrivain aujourd'hui célèbre, Paul Lafargue ; la plus jeune, Eleanor, qu'on appelait Tussy à la maison, se passionnait alors pour le théâtre, ~urtout pour Irving dans Shakespeare, et envisageait de se consacrer à la scène. Mais c'est surtout . l'été suivant, aux eaux de Carlsbad, que je me rapprochai ·de Marx. Nous nous promenions presque chaque jour en montagne, et nous nous entendions si bien que, comme en témoignent des lettres de cette époque récemment publiées par la revue Byloïé ( « le Passé » ), Marx me rangea parmi ses « amis scientifiques » (scientific friends ). Il travaillait alors au second tome de son traité, . dans lequel il comptait réserver une place assez importante au mode d'accumulation du capital dans deux pays relativement nouveaux : l'Amérique et la Russie. Aussi rece-. vait-il pas mal de livres de New York et de Moscou. On pouvait le considérer réellement comme polyglotte. Non seulement il parlait couramment l'allemand, l'anglais et le français, mais il savait lire le russe, l'italien, l'espagnol et le roumain. Il lisait d'ailleurs énormément, et il m'emprunta souvent des livres, ·entre ·autres un traité en deux volumes sur l'histoire de la propriété foncière en Espagne, et l'ouvrage bien connu de Morgan : Ancient Society) que j'avais rapporté de mon premier voyage en Amérique et qui fournit les données du fameux ouvrage d'Engels : L'Origine de la famille. Connaître Marx, c'était aussi être invité aux dimanches soir d'Engels qui, ayant amassé une coquette fortune à Manchester où il possédait une fabrique, recevait volontiers les membres de la famille Marx, ainsi que de~ 4. N. Danielson, sociologue, populiste, économiste libéral. Auteur du livre : Histoire· du déve{oppement économique de la Russie, Giard et Brière éd., Paris 1902. - N.d.l.R. BibliotecaGino Bianco VARIÉTÉS visiteurs étrangers, allemands surtout. Marx lui-même n'admettait auprès de lui que des visiteurs de son choix. Bien des écrivains européens connus, par ex~mple ~1?Île de ~aveleye, manifestaient en vain le desir d~ fat!e sa connaissance. Il les évitait, et se pla1gna1t de l'indiscrétion des interviewers de journaux et de revues · dès lors qu'ils se montraient adver• saires de ~es idées. Parmi les Anglais, il e, ntretenait de bons rapports - encore qu assez distants - avec certains membres du cercle des positivistes, notamment avec le professeur Beesly qui collaborait alors au journal démocra: tique Bee-Hive ( « la Ruche » ). Je renc?n!ra1 également plusieurs fois chez Marx le sociahs~e anglais I-Iyndman, qui à l'époque appartena1t encore au camp des Tories et manifestait une grande syn1pathie pour Disraeli. On ne peut dire, d'ailleurs, qu'e1?-c.e t~mpslà Marx fût très connu dans les milieux intellectuels anglais. Son Capital n'avait pas encore été traduit et sa renommée se limitait à deux pays, l'All~magne et la Russie. Dans c~ demie~, la parution du premier tome du Capzta~ ava.1t donné lieu à la publication, dans le Vzestnzk Evropy («- le Messager de l'Europe »), d'une étude fort savante - et dans l'ensemble favorable - d'Hilarion Ignatievitch Kaufman, aujourd'hui professeur à l'Université de Pétersbourg. Par· la suite, l'économiste russe SJe~e:, auteur de David Ricardo et Karl Marx) ecrivit lui aussi beaucoup sur le Capital. Mais de tous les commentaires sur son livre publiés en Russie, c'est l'article de Kaufman que Marx appréciait le plus. Il s'intéressait à la littérature .économique et historique russe. On trouve dans ses œuvres des références à L'Equipement ferroviaire d'A. P. Tchouprov. Une des lettres qu'il m'a écrites est consacrée à une critique du livre de Karéiev : La Question paysanne en France au XVIIIe siècle) et Engels, après la mort de Marx, m'a montré un cahier ·rempli d'extraits de mon livre : La Propriété foncière com1nunale. iv1ar~, qui avait longtemps travaillé à la bibliothèque du British Museum - et ce travail n'avait pas peu contribué à ruiner sa santé, - s'était habitué à lire les rapports officiels, du genre des Blue Books anglais ; il accepta donc volontiers de recevoir de Russie ·· des publicatiops officielles concernant les chemins de fer, le fonctionnement des opérations de crédit, etc. Nikolaï-on et moi lui faisions parvenir ce que nous pouvions, et sa femme, soucieuse de voir s'achever au plus tôt l'œuvre entreprise, me menaçait en riant de me priver de côtelettes de mouton (chops) si je continuais.

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