Le Contrat Social - anno XI - n. 6 - nov.-dic. 1967

B. SOUVARINE jour-là ? Environ soixante-dix ans, puisqu'elle est morte âgée de soixante et onze ans en 1956 et que, d'après le contexte, la conversation eut lieu en 19 55. Donc, la vieille bonne *, un quart de siècle après la tragédie du Kremlin, raconta ce qui suit : Le matin du 9 novembre, l'économe Carolina Til (une Allemande de· Riga) entra dans la chambre de Nadièjda pour réveiller celle-ci, à son habitude quotidienne, et apercevant sa maîtresse gisant ensanglantée, courut chercher la bonne; toutes deux _vi~ent Nadièjda étendue près du lit : « ... Dans· la ·main droite, elle tenait un petit pistolet Walter que Pavloucha lui avait un jour apporté de Berlin. Le bruit de la détonation avait été trop faible pour qu'on l'entende dans la maison. Le corps était déjà froid. » Après avoir mis le corps sur le lit et lavé le sang, les deux femmes appelèrent le chef de la garde, ainsi qu'Abel Enoukidzé et Paulina Molotova par téléphone. Selon .cette nouvelle version, le pistolet n'était pas sur le bureau, ni à terre, mais dans la main de la morte. La détonation n'a été entendue de personne. Staline ne se trouvait pas dans la chambre en question. Le corps fut découvert par les deux « employées de maison », rion par les tchékistes. Si la version de la vieille bonne est exacte, les trois autres mentionnées plus haut ne le sont pas, bien qu'une chronologie minutieusement établie permettrait peut-être de les accorder sur certains points : présence de Staline, du chef des gardes, du médecin-chef, d'Enoukidzé, selon l'heure et les nünutes ; position du revolver ou du pistolet qu'on a pu déplacer, etc. (Beaucoup de gens emploient des termes impropres pour désigner une arme.) Pavloucha, qui a donné le pistolet, était le frère de Nadièjda, l'oncle Pavel de Svetlana, celui dont Alexander Orlov parle avec tant de sympathie dans son livre sur les crimes de Staline. Est-il naturel qu'un frère offre un pistolet en cadeau à sa jeune sœur ? La guerre civile russo-russe avait pris fin depuis une dizaine d'années. Nadièjda ne sortait pas seule dans les rues de Moscou le soir, ni dans les bois des environs. Elle vivait au Kremlin ou dans sa datcha sous bonne garde. Des tchékistes éprou- * Pour la commodité du lecteur, nous utilisons la traduction française, très défectueuse et bâclée, mais sans nous interdire des retouches quand elles s'imposent. Ainsi la niania n'est pas une « nounou », donc pas une nourrice (kormilitsa), mais une bonne d'enfant, qui devient une « bonne » tout court si elle reste auprès de l'enfant devenue adulte. De même l'économe de la famille (economka) n'est pas une « intendante » (oupravitelnitsa). BibliotecaGino Bianco 337 vés veillaient sur ses allées et venues. Bref, l'histoire du pistolet rend perplexes des esprits occidentaux, mais en pays soviétique, tout est possible. La vieille bonne fut-elle vraiment témoin oculaire dès la découverte du cadavre ou se met-elle en scène un peu en avance tout en répétant ce qu'elle a entendu dire ? Un cada-• vre déjà refroidi peut-il encore tenir un pistolet dans sa main ? N'aurait-on pas forgé, à l'usage des hôtes du Kremlin, une version apparemment plausible pour orienter les curiosités indiscrètes en corrigeant la version officielle d'une crise d'appendicite, trop évidemment mensongère comme tout ce que prétend le Parti? Ces questions et d'autres resteront longtemps sans réponse, mais ne méritent peut-être pas qu'on s'y arrête puisque, de toute façon, même si Nadièjda avait appuyé sur la détente, le meurtrier s'appellerait toujours Staline. Pourquoi ce suicide ? Svetlana rapporte ce que la femme de Molotov et d'autres lui ont raconté de l'incident survenu au banquet du 8 novembre. Ici, nous serrons de près le texte russe : « En tout et pour tout, mon père lui dit : Eh, toi, bois ! Et elle, en tout et pour tout, s'écria soudain : Je ne suis pas une Eh .', se leva et, devant tous, quitta la table. » Rentrée chez elle, elle mit fin à ses jours.' Paulina Molotova assure que l'incident apparut alors sans importance. Et à première vue, en effet, il n'y aurait là pas de quoi se suicider. Certes, nul n'ignore ce que signifie la goutte d'eau qui fait déborder le vase ou, comme dit un proverbe arabe, le dernier brin de paille qui fait plier les genoux du chameau. En la circonstance, le Eh ! de Staline fut-il la goutte d'eau, le brin de paille ? Paulina Molotova, après l'incident du banquet, dit-elle, ne voulut pas laisser N~.dièjda seule ; elle l'accompagna au-dehors, toutes deux « firent plusieurs fois le tour du palais, au Kremlin, se promenant, jusqu'à ce que maman se calmât ». !\1olotova dit encore à Svetlana, textuellement : « Elle se tranquillisa, me parla de ses affaires à l'Académie, des perspectives de son travail qui lui plaisaient et l'occupaient beaucoup. Ton père était grossier, vivre avec lui n'était pas facile, tout le monde le savait ; mais ils vivaient ensemble depuis des années. ils avaient des enfants, un foyer, une famille, Nadia était si aimée de tous... Qui aurait pu prévoir ? ( ...) Lorsqu'elle se fut complètement calmée, nous nous séparâmes pour aller dormir. J'étais absolument convaincue que tout étaj t arrangé ... » Ce témoignage de Molotova ne s'accorde guère avec l'explication du suicide causé par

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