Le Contrat Social - anno I - n. 4 - settembre 1957

revue historique et critique Jes /aits et Jes iJées SEPTEMBRE 195'1 B. SOUV ARINE ...... . LÉON EMERY ........ . JOËL CARMICHAEL .. . SIMONE PÉTREMENT. DANIELKRUGER .... . SIDNEY BOOK ....... . - bimestrielle - Vol. I, N° 4 L'évolution soviétique Les critères de la décadence · L'islam et le nationalisme arabe --- ~ _,~ La critique du marxisme chez Sim~ne _Weil L'unpérialisme selon Hobson, Lénine et Schumpeter Jugement moral et ambiguïté historique L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE MICHELCOLLINET... Une sociologie du pouvoir soviétique PAGES OUBLIÉES ALEXANDREHERZEN A '' La Cloche '' QUELQUES LWRES F. L. CARSTEN: Von Potsdamnach Moskau, de M. Buber-Neumann. - André PRUDHOMMEAUX : Tito·et la Révolutionyougoslave, de Branko Lazitch et La Révolution hongroise, de Georges Mikes. - Gérard LAFERRE: Édouard Vaillant, de Maurice Dommanget. - Léon EMERY: Histoiredu travail et des travailleurs, de Georges Lefranc. -B. SouvARINE: LesEntretiensdeSaint-Germain, de Suzanne Labin. CHRONIQUE Plébiscites INST:fTUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS • Biblioteca Gino • 1anco

revue historique et critique Jes faits et Jes iJées SEPT EM BR E 19 57 - VOL. 1, N° 4 SOMMAIRE • B. Souvarine •••• Léon Emery •••• L'ÉVOLUTION SOVIÉTIQUE . . • . . . . • • • • • • • • • • . • • . 213 LES CRITÈRES DE LA DÉCADENCE . • • • • • . • • • • . • 217 Joël Carmichael . • L'ISLAM ET LE NATIONALISME ARABE . . . . . . . . . 223 S. Pétrement.... LA CRITIQUE DU MARXISME CHEZ SIMONE WEIL • 23 0 Daniel Kruger • • L'IMPÉRIALISME SELON HOBSON, LÉNINE ET SCHUMPETER • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . 237 Sidney Hook..... JUGEMENT MORAL ET AMBIGUITÉ HISTORIQUE. 242 L,Exj>érience communiste Michel Collinet . . UNE SOCIOLOGIE DU POUVOIR SOVIÉTIQUE • . • 246 Pages oubliées Alexandre Herzen " LA CLOCHE " . . . . . . . . . . . . • • • • • • • . • . . . . . . . . . . 2 5 1 Quelques livres F. L. Carsten • • • • • VON POTSDAM NACH MOSKAU, de MARGARET BUBERNEUMANN • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 263 A. Prudhommeaux • TITOETLARÉVOLUTIONYOUGOSLAVE, de BRAN KO LAZITCH 265 Gérard Laferre • • • • ÉDOUARDVAILLANTJUI N GRAND SOCIALISTE., de MAURICE DOMMANGET • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 266 A. Prudhommeaux.. LARÉVOLUTIONHONGROISE, de GEORGES MIKES • • • • • • • • 267 Léon Emery....... HISTOIREDU TRAVAILET DES TRAVAILLEURS, de GEORGES LEFRANC. . • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 268 Eugène Prunier • • • • CULTURE FRANÇAISEE. N TCHÉCOSLOVAQUIE., de GEORGES PISTORIUS •••••••• ·••••••• ·• • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 269 B. Souvarine ••• -. • • LES ENTRETIENSDE SAINT-GERMAIN,LIBERTÉAUX LIBERTICIDES?, de SUZANNE LABIN. • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 27 0 Jean Cello. • • • • • • • • MISE AU NET POURUNE. ~ VOLUTIONDE.LADISCRÉTION, de ROGER IKOR . . • • . • • • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 271 Livres reçus Notes de lecture DIOGÈNE - TWENTIETH CENTURY REVIE.W • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 272 Chronique PLÉBISCITES • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 273 Correspondance Biblioteca Gino Bianco

rev11e!tistoriqi1e et ct·itiqi1e Jes faits et Jes iJées SEPTEMBRE 1957 Vol. 1, N° 4 L'ÉVOLUTION SOVIÉTIQUE par B. AQUELQUES MOIS de ce quarantième anniversaire du coup d'État d'octobrenovembre 1917 dont ils vont se glorifier comme si la durée en soi comportait sa propre justification, les dirigeants de l'Union soviétique n'ont pu dissimuler plus longtemps les anta- - gonismes internes de leur pouvoir oligarchique. Le 4 juillet, ils ont enfin rendu public un sourd conflit de longue haleine auquel ils prétendent avoir mis fin en évinçant du Comité central du parti unique et de son Prresidium quatre des principaux membres (Molotov, Kaganovitch, Malenkov, Chepilov) et en en refoulant quelque peu deux autres (Pervoukhine et Sabourov). Pour motiver cette rupture ouverte, mais inavouée, de «l'unité monolithique » maintes fois affirmée comme dogme inhérent au régime, ils révèlent des dissensions prof ondes et portant sur toutes leurs préoccupations actuelles de politique intérieure et extérieure, ainsi que d'administration économique - sauf sur le monopole absolutiste du pouvoir dénommé communiste, toujours intangible. On ne saura qu'avec le temps discerner le vrai du faux dans l'explication officielle du conflit, tendancieuse et unilatérale comme dans les ~récédents cas similaires depuis que la raison d'Etat soviétique s'identifie au «marxisme-léninisme» de Staline. D'ores et déjà cependant, certaines évidences sont à retenir. Le fait accomplia suscitéen Occidentd'amples commentairesaussi incompétentsque passionnés, Biblioteca Gino Bianco • Souvarine la plupart l'interprétant comme acte de «déstalinisation » volontaire et comme étape vers une hégémonie militaire ; mais il ne rencontre qu'indiff érence totale dans l'Union soviétique : l'affaire concerne seulement les «sommets» du Parti et de l'État, étrangers à la population que quarante années de soi-disant «dictature du prolétariat » ont dépolitisée. 11 n'importe guère à cette multitude exploitée et soumise d'être gouvernée par telle faction stalinienne plutôt que par telle autre. L'approbation unanime du rank and file communiste obtenue automatiquement par le secrétariat du Parti ne prouve ni plus ni moins que l'efficacité de «l'appareil» hérité de Staline. La scission qui s'est produite dans la« direction collective» a coupé en deux le noyau jusqu'alors apparemment stable des plus proches auxiliaires de Staline devenus ses successeurs. Molotov était le dernier survivant de l'ancien Politburo de Lénine et le seul qui, au prix d'un avilissenient définitif, se soit maintenu en place durant un tiers de siècle. Lui et Kaganovitch et Malenkov ont servi le «culte de la personnalité » avec un zèle n'ayant d'égal que celui dont Vorochilov, Mikoïan, Boulganine et Khrouchtchev ont aussi fait preuve : il n'existe pas de critère pour classer ceux-ci ou ceux-là selon les états de service. Chepilov, Pervoukhine et Sabourov, plus jeunes et moins en vue, appartiennent à la même école. Par la tournure d'esprit, le bagage intellectuel et la formation politique

214 par l'éducation et la trempe professionnelles, tous ces hommes participent de la même dogmatique stalinienne. Ni l'une ni l'autre des factions aux prises n'entend accorder la théorie et la pratique du communisme ni corriger la doctrine commune en tenant compte de l'expérience acquise et des aspirations humaines à la liberté de conscience, à la dignité de l'individu, au véritable progrès social. Les désaccords entre elles sont engendrés par la volonté de puissance et s'expriment en des vues divergentes sur l' efficacité des moyens à mettre en œuvre pour perpétuer la domination de leur Parti et en étendre l'empire. Dans les conditions spécifiques où fonctionne le « système », la lutte pour le pouvoir se livre autour du secrétariat du Comité central. Bernard Shaw avait bien défini Staline comme le secrétaire d'un comité dont les membres étaient choisis par lui · précisément pour qu'ils le nomment secrétaire. Il apparaît que Khrouchtchev, de même, a pu sélectionner le présent Comité central de façon à s'assurer d'une majorité dans les circonstances critiques. En quelque mesure, le Secrétariat omnipotent créé par Staline subsiste donc sans son créateur, encore que se dessine une certaine évolution dont il serait prématuré de ·supputer les , consequences. EN EFFET la hiérarchie établie sous Staline conférait au secrétaire principal une autorité sans limites dont il usait pour s'entourer d'un Politburo (plus tard : · Prresidium) entièrement servile et pour composer un Comité central unanime à ses ordres, quitte à ne jamais les consulter et à ne les réunir que pour dicter ses instructions. Ce modus operandi n'était possible qu'en disposant, comme Staline, sans· restriction ni scrupule, de tous les moyens imaginables de haute et de basse polices, la torture et la mort étant promises à tout objecteur éventuel et à sa famille. (On sait depuis le fameux discours secret de Khrouchtchev que la torture et la mort ont même été le lot de plusieurs staliniens éminents du Politburo et de 98 membres du Comité central qui n'avaient rien objecté.) La subordination de la police aux organes réguliers du Parti et de l'État, après l'exécution de Béria, ne permet plus au Secrétariat de terroriser ainsi le Prresidium et le Comité central. Une opposition à Khrouchtchev a donc pu se former au Prresidium et une majorité du Comité central a pu se prononcer contre elle, à en croire les renseignements partiels qui ont filtré en l' occurBibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL rence. Sans entrer dans le détail de versions ignorées du public soviétique mais transmises au dehors, il faut jusqu'à nouvel avis en accepter par hypothèse le sens général, que confirme un organe du Parti à Moscou, et tenter d'en dégager l'orientation. Si vraiment le Comité central s'est rangé à l'unanimité»* derrière Khrouchtchev et ses partisans contre une majorité éphémère du Prresidium groupée autour de Molotc;>v, on assiste en apparence à une transmission du pouvoir suprême passé d'un individu à un Prresidium de 11 membres après la mort de Staline, puis tout récemment à un Comité central de 133 membres et 122 suppléants, renforcé d'une Commission de contrôle comptant 63 membres. L'assemblée qui a eu le dernier mot dans la dernière crise serait donc de 318 membres (en fait, 309 présents). La chose est peut-être d'importance majeure, bien que Khrouchtchev, sans recourir aux procédés terroristes de Staline, ait eu licence d'exercer ses prérogatives de premier secrétaire en pesant d'abord sur la désignation des délégués au dernier congrès, ensuite sur l'élection du Comité central. Mais il serait hasardeux de conclure trop tôt à une évolution politique de ce genre tant que la preuve n'est pas faite de la prééminence durable du Comité central, après l'épisode, peutêtre circonstanciel, qui a confirmé Khrouchtchev dans ses fonctions. Il y a maintenant un nouveau Prresidium de 15 membres et 9 suppléants, avec un secrétariat de 8 membres choisis parmi eux. L'inflation soudaine du Prresidium confère nécessairement une autorité accrue au Secrétariat qui en est le bureau exécutif en activité permanente. Et l'on ne sait qui, du Comité central ou du Prresidium ou du Secrétariat, sera désormais en condition de prévaloir en cas de contestation d'intérêt vital. Autant qu'on puisse le supposer, le Secrétariat a les moyens de convaincre le Prresidium et de réduire le Comité central à sa dévotion : 1es nominations, les mutations, les promotions et les rétrogradations dans l'appareil du Parti et de l'État y suffisent. Mais nul ne saurait dès à présent déchiffrer les inconnues que présentent les inconnus du Prresidium et du Comité central actuels. Aucune prévision avancée à la mort de Staline ne désignait Khrouchtchev comme personnage principal ascendant. De nos jours, mises à part des médiocrités trop connues, toute spéculation sur l'avenir d' « hommes sans bio- * Unanimité peu vraisemblable, mais il suffit d'une décision de majorité au Comité central pour qu'elle soit présentée à l'extérieur comme prise à l'unanimité.

l B. SOUV ARINE graphie» serait vaine. Or il faudrait des caractères pour incarner une nouvelle politique. Les compétitions personnelles autour du Secrétariat, masquées de prétextes divers plus respectables, ne mettent pas en cause l'idéologie d'État demeurée exclusiviste qui, sous l' étiquette du «marxisme-léninisme », continue à justifier certaines pratiques instaurées par Staline et. 9-ue maintiennent les épigones. Tant. que la critique de Marx et du marxisme, de Lénine et du léninisme sont interdites dans l'Union soviétique, tant que les privilèges monstrueux du parti communiste sont intouchables, le prétendu· « marxisme-léninisme » ne signifie ri~n d'autre qu'un stalinisme qui n'ose pas dire son . nom, tout en perdant quelque peu de sa virulence. En outre l'insincérité dans la polémique, la malignité dans les règlements de comptes, le cynisme dans la falsification des vérités premières n'attestent que trop l'invétération du stalinisme. Le peuple de l'Union . , . , sov1ettque ne s y trompe pas, qui méprise les querelles de ses maîtres. La falsification des vérités de tout ordre, surtout~ dont l'usage constant chez les disciples de Staline comme chez leur maître s'étale avec une insolence particulière à l'occasion du quarantième anniversaire d'« Octobre», cet usage éhonté de la falsification interdit toute illusion quant à la réalité de l'évolution soviétique. Falsification sans retenue des faits, des textes, des statistiques, des. documents historiques, falsification même des œuvres écrites de Lénine - les pires moyens s?nt bons aux parvenus du stalinisme pour légittmer leur prétention à régenter l'univers. Ce ne sont pas les chiffres et coefficients spécieux de l'activité économique, ni mêmes les courbes ascendantes de la production des biens matériels qui peuvent révéler à court terme une humanisation_du régime. Le moindre respect de la vérité, le moindre égard envers un adversaire vaincu ou désarmé seraient éventuellement plus révélateurs : rien ~e tel n'apparait dans la dernière péripétie de crise au «sommet» de la dictature. Une fois de plus, et avec un éclat démonstratif. le Parti s'affirme sans gêne au-dessus de l'Éta; constit~tionnel et ses décisions se répercutent mécaruquement dans le gouvernement nominal où les déchus du Prresidium perdent ipso facto leurs positions ministérielles. Le Parti ordonne, l'État obéit, le Parti étant le super-État. Khrouchtchev ne mérite pas créance quand il accuse le trio Molotov-Kaganovitch-Malenkov d'avoir voulu imposer au Parti la primauté de l'État. Mais la série des griefs formulée contre le « groupe anti-parti » ( expression typiquement stalinienne) implique une sorte de programme Biblioteca Gino Bianco 215 d'action décelant une évolution empirique réelle sous la terminologie immuable. Même si tous les reproches qui accablent la minorité ne sont pas pleinement fondés, même si l'on fait la part de la mauvaise foi dans la version seule publiée du conflit, il s'avère que l'élan vital du capitalisme soviétique exige maintes .dérogations . , . . aux pratiques anterieurement en vigueur et qu'à l'intérieur du stalinisme une tendance novatrice sè heurte à la tradition routinière. Khrouchtchev et le clan qu'il représente sont bien incapables de penser autrement que selon les leçons apprises par cœur à l'école élémentaire du «marxisme-léninisme». Une inculture agressive et un psittacisme stérile caractérisent leurs discours prétentieux et leurs écrit~ illisibles. Après tant de massacres ordonné~ par Staline, il n'y a même plus parmi eux un seul homme de plume pouvant, à la rigueur, faire figure de théoricien. Dans leurs journaux et revues, ils se bornent à citer et paraphraser nlassablement les œuvres vieillies de Lénine. Mais depuis qu'ils sont livrés à eux-mêmes et qu'ils cherchent des solutions nouvelles aux problèmes devenus insolubles par les anciennes méthodes, leurs actes accumulés tracent une ligne de conduite qui, surtout en matière économique, diffère sensiblement de la précédente, toujours au nom du même dogmatisme. Une lente évolution pratique s'accomplit donc en contradiction avec l'immobilisme doctrinal. Or, dans la nouvelle classe profiteuse que Milovan Djilas ** dénonce à juste titre mais un quart de siècle en retard, il n'y a pas de penseur déclaré pour réviser des conceptions fausses. Les épigones de Staline, produits d'une sélection à rebours sous une terreur avilissante, ne sont pas de taille à suivre l'exemple du Lénine de 1921 qui, au «communisme de guerre », substitua la « nouvelle politique économique» et eut la capacité intellectuelle d'en tirer les conséquences (tout en gardant l'illusion de convertir la nep en socialisme). Ils ne savent qu'user de technique stalinienne pour discréditer des contradicteurs auxquels ils refusent la parole en public ; ils les traitent de sectaires et de conservateurs pour gagner quelque approbation populaire, mais ils n'ont •• Le livre de M~lovan Diilas: The Nciv Glass, publié à Nc,v York ~hez Frederiçk A. Praeger e~ août dernier, a déjà un retentiss~ment con~idérabl~. Son éditeur le Qualifie de cc Manifeste anu-com~unist~ ». ~ auteur, actuellement en prison à B~l~rade, a fait partie dune sorte de Quadrumvirat qui a dirigé le mouvement communiste yougoslave et comi,osé de Tito, K~i:delj, Djtlas et ~ankovitch. Ses désacords avec les a,utr~s dirigeant~ 1ont fait exclure du Parti et sa critiQue de 1attitude d~ Tito lors de la révolution hongroise ( 1956) lui ont valu trois ans de travaux forcés. Il sera rendu compte de ses vues sur la nouvelle classe, la bureaucratie communiste dans un de nos prochains numéros. '

216 pas le courage d'accepter un débat ouvert et loyal. Ils font au soi-disant « groupe antiparti » un procès d'intentions et ils tiennent secrètes les interventions des membres de ce groupe au Comité central. Ils ne se soucient pas plus de vraisemblance que de justice et ils s'empêtrent dans des explications aussi contradictoires que peu convaincantes. Mais tout en ayant recours à ces procédés staliniens de lutte intestine, ils s'engagent dans des réformes irréversibles que la sourde pression d'en bas leur impose. · 11 s'agit d'une évolution sur le seul plan intérieur et dictée par des besoins de productivité accrue : avantages matériels concédés aux cultivateurs, atténuation de l'inégalité par trop criante des salaires, octroi d'une certaine marge d'initiative aux kolkhozes dans la réalisation des plans agricoles, refonte de la gestion industrielle par la décentralisation des organes économiques d'exécution (strictement subordonnés aux autorités centrales), parallèlement à l' extension des attributions administratives dévolues aux autorités locales, régionales, nationales, et à quelque réduction des effectifs pléthoriques de la bureaucratie parasite. Cet ensemble de mesures n'implique pas le moindre amoindrissement des pouvoirs exorbitants du Parti - au contraire. L'avenir montrera bientôt si de tels pouvoirs sont compatibles avec l'ambition proclamée par le Comité central de «rattraper dans les années prochaines les États-Unis quant à la production de lait, de beurre et de viande par habitant », prétention ridicule que Staline affichait il y a déja un quart de siècle, mais étrangère à l'avènement du socialisme. Sur le plan extérieur, l'évolution n'est que de pure forme et ne se traduit qu'en phrases creuses sur «l'orientation léniniste en vue ~'assurer la coexistence pacifique entre les Etats de systèmes sociaux différents, la détente internationale et l'instauration de relations amiBiblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL cales entre l'URSS et tous les peuples du monde». La dite orientation ne correspond à aucune réalité appréciable. Si le Pr~sidium a jugé bon de changer sa politique à l'égard de la Yougoslavie, de conclure un traité avec l'Autriche, de rétablir les relations avec le Japon, de modifier ses manières dans les rapports avec l'étranger, il ne l'a fait que pour mieux accomplir son dessein stratégique de subversion universelle. Ses actes essentiels le prouvent : il rend impossible, aux Nations Unies, toute coopération internationale ; il sabote par système et comme à plaisir les négociations relatives au désarmement ; il dénie aux pays satellites le droit de disposer d'eux-mêmes ; il empêche par tous les moyens la réunification de .. l'Allemagne ; il intrigue en Orient et au ProcheOrient pour créer ou attiser des hostilités raciales, religieuses ou nationalistes ; il livre des armes modernes au fanatisme musulman rétrograde afin de provoquer une guerre à proximité des frontières soviétiques et loin des bases américaines ; il spécule ouvertement sur les crises économiques et les conséquences désastreuses de toute guerre future pour nourrir son obsession de « révolution mondiale ». On ne saurait donc s'illusionner longtemps sur les réalités de l'évolution soviétique. Le prétendu« retour à Lénine» prôné par Khrouchtchev et compagnie consiste à s'obstiner dans ce qu'il y a d'erroné ou de périmé chez Lénine et à persévérer dans l'impérialisme agressif de Staline. Un dépassement de ce « marxismeléninisme » théorique et pratique n'est guère concevable sans l'effacement politique de la génération qui a anéanti le parti de Lénine et qui s'avère impuissante à renouveler l'idéologie figée du communisme contemporain, voire à en mettre en doute les postulats simplistes, à en remettre en question les certitudes prouvées irrationnelles. B. SOUVARINE ,

• LES CRITÈRES DE LA DÉCADENCE par Léon A U lendemain de la première guerre mondiale, Joseph Caillaux arborait sur la couverture d'un livre, d'ailleurs plus oratoire que probant, ce titre flamboyant et sonore : Où va la France ? Où va l'Europe ? Peu enclin aux formules tapageuses et aux effets de tribune, Raymond Aron groupe sous une appellation discrète, Espoir et Peur du Siècle, des essais qui n'en sont pas moins, eux aussi, un effort pour faire le point et marquer la direction à travers la tempête. * Rien de plus légitime, -de plus nécessaire ; on remarque aisément que les analyses d' Aron, théoriquement distinctes et · juxtaposées, impliquent de constantes reprises et gravitent, comme il était inévitable, autour du thème de la décadence. Nous n'ajouterons pas longuement, puisque personne n'en doute, qu'elles sont judicieuses, fines, modérées, impartiales et sereines autant qu'il est possible ; aussi bien n'est-il pas question de paraphraser ni de discuter en détail des pages qui se passent fort bien de toute glose. Mais qui peut s'abstenir de crayonner en marge d'un tel livre et à propos d'un tel sujet ? La notion de décadence est aussi vague que complexe, et l'on peut l'entendre au moins en quatre sens différents qui, parfois, s'emboîtent l'un dans l'autre. En premier lieu elle ne désigne rien de plus que le déclin relatif d'une nation qui, après avoir détenu pendant quelque temps une prépondérance incontestée, se voit surclasser par ses rivales soit à cause d'une guerre malheureuse, soit par suite d'un moindre développement économique et démographique. On ne cesse de classer sommairement les pays comme • Paris, Calmann-Lévy, 1957, 372 pp. Biblioteca Gino Bianco Emery on classe les chevaux de course ou les champions de boxe et, si ce n'est pas un non-sens, c'est assurément une appréciation des plus sommaires. Des fluctuations de cette nature ne sont pas forcément définitives, encore moins décisives; le jeu des alliances, les nouveaux équilibres politiques, l'évolution des techniques, la découverte de nouvelles richesses naturelles peuvent à chaque instant compenser des infortunes dont on s'était exagéré la portée. Dira-t-on qu'une nation est en décadence parce que, conservant force et prospérité, elle voit grandir à côté d'elle des concurrents en plein essor ? Ce serait se soumettre à la mécanique et faire montre d'un fatalisme injustifiable. Mais il se peut aussi - seconde étape ou second degré de la régression - que la perte de puissance relative soit cruellement mise en relief par l'abandon de vastes territoires et d'abord des colonies. 11 semble bien qu'on soit alors en présence d'un de ces décrets de l'histoire devant lesquels il faille s'incliner ; on pense au Portugal, à l'Espagne de Charles-Quint et cela dit tout. Le procès cependant n'est pas clos ; outre que l'Espagne elle-même n'a pas renoncé à jouer un rôle important sur la scène mondiale, il est difficile de dire jusqu'à quel point l'Angleterre et la Hollande sont atteintes en leur vitalité prof onde par la ruine de leurs constructions impériales. Allons plus loin ; la Suède régnait naguère sur toute la péninsule scandinave et toutes les rives de la Baltique, elle étendit pendant quelque temps son influence sur une grande partie de l'Allemagne et des terres slaves. La dirons-nous décadente, - compte tenu de ses frontières actuelles ? Ferons-nous sans hésitation porter le même verdict sur la courageuse République autri-

· 218 chienne qui ne veut pas être écrasée par le souvenir d'un passé fastueux ? Il est décidément bien clair que les critères matériels ne suffisent pas et qu'il convient de faire état des impondérables - de ces impondérables qui souvent pèsent tant dans la balance. Les civilisations sont mortelles, les nations aussi ; l'histoire ne cesse de l'enseigner et fournit maints exemples illustres de ces dépérissements ou de ces chutes par quoi se définit la décadence au troisième degré, la décadence globale faite d>une somme de déchéances. Nous parlons alors, sans pouvoir beaucoup préciser, d'un épuisement des ressources vitales, du scepticisme égoïste et blasé des élites, de la désaffection des masses, de la ruine des croyances communes. Encore n'est-on jamais certain qu'il n'y aura pas d'étranges rebondissements. De la Turquie impériale qui tombait en poussière, on a fait sortir par le fer et par le feu, par le fouet et la potence, un vigoureux État national. Les peuples islamisés, bien. déchus de leur gloire médiévale,· prétendent aujourd'hui commencer une nouvelle carrière. Le constat de décadence irrémédiable est donc toujours soumis à révision; mais on peut l'élargir une fois de plus et le faire porter, en invoquant des vues philosophiques propres à transcender tout débat, sur le cours entier de l'histoire. De Nietzsche à Spengler et à René Guénon, que de brillants systèmes par quoi s'est exprimée l'humeur noire des prophètes pessimistes ! Il va de soi que Raymond Aron avait le droit de circonscrire son sujet à sa guise et qu'il a bien dit ce qu'il voulait dire. La vertu des grands problèmes tient sans doute au fait qu'ils sont inépuisables et probablement insolubles. Quand on aura le mieux du monde décrit la situation économique de la France dans un monde en évolution rapide, analysé les rapports qui se créent ou devraient se créer entre elle et ce qui fut son empire, on n'aura rien dit de ce qui commande toutes choses. Possède-t-elle l'énergie, la volonté, le courage actif dont il est légitime d'attendre, sinon des miracles, du moins d'efficaces ripostes? Glisse-t-elle au contraire sur le plan incliné de la défaite et du désespoir? Les réalistes, ou soi-disant tels, ne verront là que matière à discours ; il est pourtant évident qu'un diagnostic sur la santé d'une nation ne .peut se formuler qu'en termes de destin ou d'histoire et qu'on doit toujours en venir à l'impression d'une montée ou .d'une descente, d'un élan vital ou d'une consomption. Qu'on cède ainsi au· sentiment, à la nervosité, nous ~' en convenons pas tout à fait, car le passé récent met à notre disposition des références instructives. BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL Quoi qu'on pense des origines et du développement de la première guerre mondiale, un fait demeure indéniable ; selon les critères traditionnels de la force et du courage, la France y fit bonne figure. On a fait remarquer qu'à cette époque les régimes parlementaires s'avérèrent en somme plus solides et plus souples que les autocraties ; leur victoire impliqua certes le puissant concours de l'Amérique, mais elle n'aurait pas été concevable si la France envahie, privée de ses plus riches provinces industrielles, n'avait pas su tenir, se réorganiser, s'imposer un long et coûteux effort. Que cette politique apparemment triomphale ait été payée d'un prix très lourd et surtout d'une cruelle décimation, on peut le croire aujourd'hui ; l'historien objectif n'en discerne pourtant nulle preuve lorsqu'il se ? reporte aux lendemains de la victoire. En dépit des âpres polémiques suscitées par le problème des réparations et par les difficultés financières, toutes choses vers quoi nous tournons désormais un regard envieux, il a sous les yeux un pays ordonné - qui résiste facilement à l'assaut révolutionnaire de 1920, reconstruit ses villes, dispose de la meilleure armée continentale, étend son influence sur une grande partie de l'Europe, réduit la rébellion riffaine, règne sur un empire sensiblement accru. Poincaré symbolise à bon droit la continuité de la politique fra11çaise et, malgré ses étroitesses ou sa sécheresse, bénéficie d'une autorité sur le Parlement et la nation dont aucun de ses successeurs ne pourra plus se prévaloir. Lorsqu'il arrête la débâcle du franc tout . en se ralliant à la politique d' ententè occidentale qu'avait esquissée Briand, et qu'il n'aimait pas, il fait preuve d'une sagesse à laquelle on doit rendre hommage. Mais voici que tout chancelle. Tandis que la crise économique de 1929 semble sonner partout le glas du capitalisme classique et que les fascismes· se dressent contre la démocratie, tandis que Staline institue en Russie le pire des fascismes, Poincaré, Briand rejoignent Clemenceau dans la tombe et la Troisième République n'est déjà plus qu'une ombre. Plongeant dans un chaotique interrègne dont nul ne sait encore comment il se dénouera, la France avive ses plaies et se découvre plus gravement blessée, plus an~mique ou désaxée qu'elle ne le croyait. Il devient banal de dénoncer chez elle le byzantinisme des partis et des assemblées, l'impuissance des gouvernements sans prestige et sans durée, le passage cahotant, saccadé du conservatisme borné à la démagogie bavarde. Les tentatives de rassemblement national et autoritaire qui veulent s'inspirer de Salazar ou de Mussolini sont plus b~yantes que constructives ..

L. EMBRY Par contre, une brèche redoutable s'ouvre dans l'enceinte de la cité ~n 1936 quand les staliniens font entrer à la Chambre un groupe compact de 72 députés et s'emparent de la direction des syndicats. Engagée et conduite dans les pires conditions, la seconde guerre mondiale aboutit d'abord à la plus humiliante faillite. Née du désastre, une tragique scission fit paraître en une clarté cruelle des contradictions qui formaient déjà le fond de notre vie politique. La France de l'armistice, ralliée d'abord presque tout entière autour de celui qui avait « arrêté le combat », se vit promettre une révolution nationale réduite en fait à une débile dictature oligarchique, divisée contre elle-même, vouée à sa perte par la continuation du conflit et les croissantes sujétions qui pesaient sur elle ; l'idée d'une restauration traditionnelle et raisonnable périt avec elle. Mais la France gaulliste, condamnée à ramasser toutes les armes pour mener son grand combat, dut recommander la désobéissance, le complot permanent, le sabotage, pousser à la dissolution complète de l'État, ouvrir les bras aux communistes dont elle reconnut ou feignit de reconnaître qu'ils avaient été de valeureux patriotes et d'authentiques libérateurs. En 1918, les Français estimaient à bon droit qu'ils avaient joué dans l'immense drame un rôle des plus honorables ; personne ne discutait la Marne ni Verdun. D'autre part le monde demeurait concevable en fonction des normes _ habituelles et bien peu de gens comprenaient qu'on était entré dans une nouvelle ère. La victoire de 1945, pour enivrante qu'elle fût sous certains rapports, paraissait équivoque et trouble. Née d'une formidable conjonction de forces, parmi lesquelles la Résistance française ne comptait que bien peu, elle apportait libération et revanche, mais aussi la pénurie, l'étroite dépendance économique et financière - les séquelles d'une guerre civile greffée sur la guerre étrangère, les persistantes divisions morales, l'irrémédiable ébranlement de l'empire, une subversion sociale dont on s'accoutumait à penser qu'elle conduirait fatalement à la bolchévisation. Qu'était-ce que tout cela sinon, sous le voile des discours et des fanfares, l'obscure prise de conscience d'un fait tragique, d'un déclassement, d'une décadence qui postulait une lourde défaite? L'aigreur des réactions françaises à l'égard du sort et des alliés, la manie récriminante et revendicative, le goût amer des jérémiades, la fièvre, l'indolence, tous ces traits s'expliquent par le sentiment d'avoir subi une étrange injustice, participé à une déplorable duperie. Aujourd'hui, après douze ans d'une expérience incroyablement confuse, on peut assurément se flatter Biblioteca Gino Bianco 219 d'avoir évité le pire et même étayé quelques pans de mur, mais on voit que tout est précaire, que la machine politique est hors d'usage, que la manière dont fut perdu le Viet-Nam représente un condensé de toutes les erreurs et de toutes les impuissances, que le risque grandit en Afrique et qu'on danse ou bavarde parmi des décombres.Si ce n'est pas là une figure classique de la décadence, les mots et l'histoire n'ont plus de signification. A la lumière de ces événements, et dans la perspective qu'ils suggèrent, nous pouvons mieux juger des critères objectifs par lesquels on résume la situation présente de la France. Qu'on allègue tant qu'on voudra ses déficiences économiques et techniques, qu'on nous montre l'Empire d'hier en voie de démembrement, nous n'en . , , . . . . serions pas exagerement 1nqu1ets s1nous sentions à l' œuvre une volonté commune capable d'imposer des solutions conçues à l'échelle des lancinantes difficultés ; il n'est de faiblesses mortelles que celles qui affectent le cœur et le cerveau. Toynbee ne fait que rafraîchir une vue aussi vieille que le monde lorsqu'il ramène l'agonie d'une civilisation ou d'une nation au funeste divorce qui se crée entre une élite indigne de sa mission et des masses hostiles ou sceptiques disposées à l'abandon ou à l'aventure; cela revient à dire que le sort d'une armée ne fait pas question lorsque les chefs manquent de compétence et les soldats de confiance. Force est bien d'admettre que cette optique ne nous dicte pas au sujet de l'avenir français des conclusions très encourageantes. Non que l'i11telligence, l'habileté, le talent même fassent défaut aux élites qui en ont charge, mais on ne dira jamais assez à quel point la sagesse politique et l'autorité qui en découle diffèrent de la virtuosité spéculative ou verbale. Le bon sens des AngloSaxons est un guide faillible, beaucoup moins faillible pourtant que la fureur idéologique ; ce qui définit le mieux l'intelligentsia parisienne, donnant le ton au pays tout entier, c'est bien décidément le terme de byzantinisme. Il désigne comme on sait la futile complication des thèses, l'acharnement à contester pour contester, l'art de sacrifier constamment la forêt à l'arbre, un étonnant complexe de fanatisme et de nihilisme. Il se peut que les cénacles de la capitale soient en tous domaines, comme ils s'en flattent, les plus brillants du monde ; mais qu'y a-t-il d'utile et de sain dans le tourbillon des paradoxes qu'ils produisent? Il est beau de vouloir recueillir la succession d'Athènes ; encore faudrait-il ne pas prendre pour modèle celle des sophistes et des démagogues ... On entend bien qu'à des dirigeants formés ou déformés par ce faux luxe de l'esprit -

220 nous ne parlons naturellement que des plus estimables - ce qui manque le plus c'est la force rayonnante~ la puissance d'entraînement, d'unification, de synthèse. La tendance à la voltige, à la dispersion, aide à comprendre pourquoi la politique française se répartit et se fragmente entre les clans, les groupes, les comités, les camarillas et glisse constamment vers l'incohérence anarchique, ce qui ne l'empêche pas, ce qui la prédispose au contraire à subir la loi des puissants appareils de contrainte matérielle• qui se rient des jongleries dialectiques. Une} loi inflexible veut que le désordre stérile des pensées et des actes ouvre la voie à la nécessité brute, que les libertaires tombent tôt ou tard à notre époque dans le servage mécanique ou dans:celui, pis encore, du totalitarisme stalinien. Descendant vers les étages moyens et inférieurs de l'édifice, nous ne sommes pas surpris d'y relever à des dimensions variables les symptômes du même mal. Rousseau notait fort pertinemment que les vices et opinions des grands retombent en cascades jusqu'au niveau des laquais I et des porteurs d'eau car, dans une société donnée, on voit s'établir même entre ceux dont les intérêts s'opposent de curieuses similitudes psychologiques. 11 n'y a donc pas lieu de s'étonner si les classes moyennes en France, menant en fait une existence très conformiste, croient bon d'adopter des allures dilettantiques et, sous prétexte de largeur d'esprit, de flirter avec des idées scabreuses ou très inopportunes qui d'ailleurs ne les préservent pas d'une crédulité moutonnière jouant fréquemment à contresens. Plus généralement le fameux individualisme français dont il est tant parlé se réduit dans la plupart des cas à une négativité qu'on tient pour élégante, habile ou fière, alors qu'elle est seulement· refus ou dérobade, veulerie bien plus que volonté. 11va de soi qu'on souhaite tempérer ces pénibles appréciations par l'hommage rendu à des héros mal soutenus et bien peu suivis, à de brusques redressements collectifs tardivement efficaces ; mais, si large que soit faite la part de ces heureuses anomalies, elles ne sauraient compenser le mouvement de dispersion atomique, la tendance au moindre effort et à la commodité paresseuse. On ne prétend pas esquisser de la sorte un jugement moral tout à fait recevable ; du moins est-il clair qu'aucune méditation sur la décadence française ne peut s'abstraire d'un diagnostic forcément subjectif qui porte sur des réalités fuyantes et changeantes. Encore n'est-ce pas assez dire, à beaucoup près. Comment envisager l'avenir de la France si l'on ignore les problèmes .qui, chez elle peut-être plus que partout ailleurs, BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL tyrannisent toute vie politique, lui impriment on ne sait quoi d'artificiel ~t de creux, de violent et de sectaire au détriment de toute vraie logique ? Dans nul autre des pays démocratiques l'enseignement n'est plus constamment faussé par l'ambition idéologique, l'abus des théories et . des marottes, le manque d'équilibre, le foisonnement des diplômes, le noyautage des partis, la propagande pseudo-marxiste toute-puissante en face d'une administration blasée, débonnaire, indifférente ou complice. Nulle part les querelles religieuses n'ont conservé en permanence un tel caractère d'aigreur chicanière et passionnée, modelé sur des traditions et des souvenirs sans aucun rapport avec le monde moderne. Le décalage entre la phraséologie et les faits, l'inaptitude à concevoir un ordre d'urgence, une hiérarchie convenable des périls et des tâches, sont ainsi , . portes au maximum. En vain répète-t-on jour après jour qu'il faudrait au moins ~'entendre sur ce qui dans l'immédiat importe' le plus, en vain montre-t-on sans grand-peine qu'il existe entre presque tous les partis de larges possibilités d'accord pratique ; les essais de rassemblement pour l'action ou même de coalition conclue sur un programme limité s'effondrent les uns sur les autres et jamais on ne sort de l'atmosphère des conclaves byzantins, bien que la réalité se moque naturellement des logomachies inlassables et dicte des décisions, parfois bonnes, qui dessinent une suite empirique sous le tohu-bohu des virevoltes et des contradictions. -Devrons - nous - prolongeant notre analyse autant que nous en aurons la force et les moyens - nous résigner à conclure que la France est sérieusement malade, dangereusement malade, surtout parce qu'elle ne veut pas s'appliquer des. remèdes qui forment pourtant la plus classique des thérapeutiques, celle dont les ordonnances sont toujours en période de crise rédigées en des formes équivalentes : discipline, travail, courage, subordination de l'accessoire au principal, du détail à l'ensemble ? Avant de prononcer la sentence ou de l'avaliser à regret, il faut encore consulter l'histoire qui sous nos yeux prend sens et forme. Alors nous nous apercevons que le peuple dont nous avons dit les faiblesses a su vivre en la disette avec une ingénieuse ténacité, puis s'est, 'en ces dix dernières années, accru en nombre et sensiblement enrichi au point que seules les finances publiques paraissent faméliques dans un pays prospère. Moins frappant, moins · méritoire que celui de l'Allemagne, ce relèvement· économique ne laisse pas d'être encourageant -d'autant qu'il a dû faire les frais d'une onéreuse politique sociale; l'abondance des capitaux et

L. EMBRY des ressources, la valeur de certaines réussites techniques autorisent un relatif optimisme. S'il est bien évident d'autre part que le régime politique de la France mérite les plus sévères critiques, généralise le. gaspillage, livre les grandes administrations à la cinquième colonne moscovite, favorise la conquête insidieuse par l'intérieur, il n'en est que plus intéressant d'enregistrer l'échec des grands assauts staliniens de 1947-1948, la résistance des gouvernements à l'asservissement total, puis la récente perte d'influence du parti communiste français et des syndicats qu'il manœuvre. Disons même qu'en dépit de fautes immenses et de revers douloureux la position impériale de la France n'est pas encore aussi fatalement compromise qu'on a tendance à le croire ; sur ce terrain qui tremble subsistent quelques chances d'une édification raisonnable, tenant compte des transformations qu'exige le siècle. Le témoin sans passion conclura donc que le destin de la France n'est pas scellé, que les forces de destruction travaillent en elle d'inquiétante façon, mais que d'autres forces, plus obscures, plus prof ondes peut-être, arrêtent la marche des lésions, préservent l'essentiel, et opposent l'instinct vital aux dissociations qu'opère l'intelligence égoïste, sceptique ou frelatée. La patience et l'énergie n'ont pas le droit de déserter le combat. Mais que vaut une spéculation sur l'avenir français qui prétendrait ne tenir compte que de _ la France? Croire qu'une vieille nation d' envergure très moyenne peut aujourd'hui pratiquer l'autarcie et se fier à son dynamisme personnel, c'est archaïsme ou démesure; même si la France dans la meilleure des hypothèses maintenait son emprise sur l'Afrique, elle n'en serait pas moins en présence de responsabilités qui excèdent ses forces et insérée bon gré mal gré en des solidarités dont tout dépend. Il ne s'ensuit pas qu'on doive disperser son attention sur toute l'étendue de la planète ; non certes que tout ne soit lié, mais parce que la première règle de la sagesse pratique revient à concentrer ses efforts sur le terrain limité où ils peuvent donner les meilleurs résultats. Dans ses rapports avec les géants de notre époque la France ne peut guère que recevoir, subir ou résister, selon les cas d'espèce; se flatter de jouer un rôle déterminant serait de sa part mégalomanie et chimère. Par contre les zones ouvertes à ses initiatives et à l'intérieur desquelles elles ont chance d'être décisives sont l'Afrique d'une part et l'Europe occidentale de l'autre; cette dernière notamment est aujourd'hui le terrain d'élection des réciprocités fécondes et l'un des secteurs où l'avenir se préfigure avec le plus de rapidité. Biblioteca Gino Bianco 221 Que l'existence et le tracé du rideau de fer comporte de très douloureuses et dangereuses conséquences., rien n'est plus évident ; par ce malheur une occasion unique n'en est pas moins offerte aux hommes d'Occident. Ainsi que le remarque Jacques Pirenne, il se trouve que la frontière entre deux mondes, telle qu'elle est très approximativement marquée par le cours de l'Elbe, rejette vers l'Est l'Allemagne féodale et agrarienne du passé tandis qu'elle presse contre les pays atlantiques des régions germaniques depuis longtemps ouvertes aux influences occidentales et activement associées à l'édification d'une culture libérale. Ces considérations ne sont pas entièrement consolantes et, du point de vue de la tradition culturelle, font regretter bien plus encore que Dresde et Leipzig, Iéna et Weimar soient au pouvoir des Russes ; elles ont néanmoins une grande force attirante, d'autant plus que depuis peu la Pologne tente d'échapper à ses geôliers et de faire un pas vers cet Occident dont son catholicisme séculaire la rapproche obstinément. Un coup d'œil jeté sur la carte et sur l'histoire montre donc quelle chance exceptionnelle est offerte à l'Europe et comment elle peut devenir bien autre chose qu'une expression géographique. On a dit cent fois que les résultats d'une complète intégration européenne seraient incalculables. Sur un territoire assez exigu, ce qui n'est pas forcément une faiblesse., il y aurait désormais une puissante collectivité, disposant d'un potentiel très élevé., d'une main-d'œuvre excellente et de cadres techniques de premier ordre. L'importance du résultat prévisible, le caractère anachronique des vieilles frontières nationales en Occident., devraient s'imposer à tous les esprits et faire tomber tous les obstacles ; mais on sait bien qu'il n'en est rien et qu'il faut compter avec une pesante hérédité historique., avec le souvenir paralysant des divisions et des guerres. Pour que naisse l'Europe libre, habilitée à retrouver son rang parmi les grandes puissances et à mener une politique qui lui soit propre, encore est-il nécessaire que s'éveille un patriotisme européen. Gardons-nous de l'illusion des technocrates ou des partisans simplistes du matérialisme historique; il leur arrive trop souvent de croire que des conventions économiques engendrent l'union totale et ils prétendent expliquer l'Allemagne impériale du siècle dernier par la conclusion du Zollverein. 11 y a là une erreur manifeste et l'on ne saurait trop rappeler que le ralliement des petits États germaniques à la formule du marché commun s'opéra dans les limites d'un territoire qui jouissait de l'unité

222 linguistique et dont les habitants découvraient qu'ils étaient les fils d'une même patrie ; le Zollverein venait bien après la prédication nationaliste de Fichte et la guerre de l' Indépendance. Le sort de l'Europe dépend donc avant tout de facteurs psychologiques essentiellement fluides et que les statisticiens sont bien en peine d' évaluer. Il est incontestable qu'en un très petit nombre d'années, à travers vents et marées, malgré des hostilités acharnées et diverses, ont été réalisés dans la voie de l'unification occidentale des progrès que personne n'aurait osé prédire alors que s'éteignaient à peine les flammes de l'incendie : création du Benelux, pool charbon-acier, liquidation du problème sarrois, ébauche d'une organisation militaire commune, préparation de l'unité douanière et d'une industrie atomique à l'échelle occidentale. Que certaines de ces réalisations soient fragiles et d'autres bien aléatoires, on en convient sans peine et sans illusions ; mais qu'une seule décennie ait suffi pour que paraissent ces traits ' . . nouveaux, ce n en est pas moins signe et preuve d'une genèse inscrite, c'est bien le cas de le dire, dans le sens de l'histoire. Nul doute, d'autre part, que ces créations ou ces projets soient nés en des cercles étroits, en des comités de techniciens ou d'hommes politiques et que les peuples s'y soient fort peu intéressés, sinon pour céder à l'instigation des communistes ou au rappel de haines invétérées, et faire montre d'un mauvais vouloir irrité ou méfiant. On entend bien que la difficulté majeure provenait du fait que toute politique d'union européenne postule une étroite collaboration franco-allemande et qu'on sortait ici des abstractions juridiques ou des réalités chiffrables pour revenir à la sphère des passions collectives. Qui s'étonnerait qu'immédiatement après un abominable conflit, pareil tournant diplomatique ait semblé vertigineux? Le renversement des alliances n'est certes pas sans précédents, mais il supposait le secret des chancelleries et les facilités du pouvoir absolu ; soumis aux débats tumultueux du forum il ne pouvait manquer de susciter des sentiment~ réprobateurs violemment attisés par la propagande adverse. En ces conditions on ne saurait trop remarquer que si l'idée européenne ne peut se flatter d'avoir obtenu l'enthousiaste adhésion des foules, elle n'a pas non plus rencontré devant elle une opposition capable de lui faire échec · faut-il interpréter cette-relative passivité comm: un cas de soumission au destin, comtr..e un désarmement moral valable de part et d'autre du Rhin, comme un signe d'une évolution qui s'accomplit dans le subconscient BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL collectif? 11 n'est pas déraisonnable de l'espérer. Non que la partie soit jouée, cela va de soi; notre rôle n'est d'ailleurs pas de prévoir des vicissitudes politiques que l'incohérence électorale ou parlementaire rend constamment possibles. Même si l'on admet un moment le pire, - l'échec final de l'entreprise dont s'élèvent peu à peu les constructions - elle aura déterminé sans qu'on s'en rende clairement compte de nouvelles orientations intellectuelles. Il ne faut pas s'hypnotiser en effet sur ce qui est explicite, juridique, technique; les facteurs les plus efficaces de l'histoire sont peut-être ceux qui défient toute mesure et se révèlent à nous par des symptômes, des affleurements, des conséquences. Par l'énorme diffusion? du tourisme, la multiplication des échanges - culturels, l'étude des langues vivantes, s'opère dans les limites désormais trop étroites de l'Occident un énergique brassage d'éléments ethniques et psychologiques ; il .n'est pas douteux non plus que les rapports de toute nature entre l'Europe d'une part, le monde anglo-saxon et hispanique de l'autre, s'accroissent bien plus que ceux qui se créent à travers les interstices du rideau de fer. Les partisans d'une géopolitique, ceux qui plus généralement s'efforcent_:_d'entrevoir~~ou de deviner le complexe travail~organique dont naissent les États vivants ou les groupements d'États, disposent ainsi d'arguments qui vont au delà de la chronique quotidienne. On a beaucoup trop tendance à croire que le monde communiste ~étient le monopole des grands changements ; rien ne prouve que la civilisation occidentale et atlantique soit stagna11te ou sans ressort. L'intégration progressive, naturelle ou délibérée, exprime sa vitalité en même temps qu'elle la fortifie ; en cet amalgame qui est émulation et soutien, qui est aussi sommation d'être soi il se peut que la France soit portée au-dessu~ · de son .désordre, entraînée dans un courant qui la réchauffe. Il suffit parfois de très peu pour que prévalent chez un malade les forces régénératrices ; ainsi soit-il ... J:?e.s réflexions sur la décadence qu'exige, sol~c1te ou suggère le livre d' Aron, le mieux qu'on puisse attendre est moins une conclusion qu'un refus de toute conclusion fataliste. Faire le tour du problème, c'est dégager la part de l'indéterminé ou celle des ambiguïtés convertibles en remèdes bénéfiques. A des propagandes qui voudraient canaliser le « sens de l'histoire », - le définir par· les décrets d'un pseudo-marxisme . . , pr1ma1re, nous repondons par l'affirmation que tout demeure irrésolu, que nos responsabilités sont entières et qu'on peut encore espérer. LÉON EMERY

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