Le Contrat Social - anno I - n. 4 - settembre 1957

S. PÉTREMENT qu'autour de Simone Weil les militants dont elle partage les luttes en 1933 croient pouvoir faire entrer les événements contemporains dans les cadres de la pensée marxiste, elle est frappée par l'impossibilité de cette entreprise et seule elle voit la nouveauté prodigieuse de notre époque « qui dément toutes les prévisions antérieures». Cette nouveauté, elle ne la constate pas avec joie, car l'un des faits qui démentent les prévisions, c'est qu'il n'y a aucun signe, aucune raison de croire que nous allons vers la révolution prolétarienne ; tout montre au contraire que nous allons vers une nouvelle sorte d'oppression, « l'oppression au nom de la fonction». Marx avait vu les caractères de son temps, mais il nous cache ceux du nôtre. Le schéma : capitalisme - socialisme, ou bourgeois - prolétaires, nous cache qu'une troisième sorte de régime est né, qui n'est ni capitaliste, ni socialiste ; qu'une troisième classe monte, qui n'est ni capitaliste ni prolétaire. La découverte que fait Simone Weil dès cette époque, c'est que notre temps est « l'ère des administrateurs », comme dira Burnham. En effet, ce qu'on a plus tard admiré comme découverte de Burnham, elle le dit déjà en 1933 dans l'article « Perspectives ». La classe sociale qui s'élève et dont la puissance est déjà la principale, ce n'est pas celle des ouvriers, malgré les prévisions de Marx ; c'est celle des « techniciens de la direction » à revenus fixes, celle des directeurs, administrateurs, bureaucrates dont le pouvoir se substitue, brus- . , quement ou progressivement, avec ou sans revolution, mais partout dans le monde, à celui des capitalistes, propriétaires, actionnaires, et qui absorbe dans les entreprises une part de plus en plus grande des profits. « Il y a autour de l'entreprise trois couches sociales bien distinctes : les ouvriers, instruments passifs de l'entreprise, les capitalistes, dont. la domination repose sur un système économique en voie de décomposition, et les administrateurs, qui s'appuient au contraire sur une technique dont l'évolution ne fait qu'augmenter leur pouvoir.» Il n'était donc pas vrai que l'oppression capitaliste devait être la dernière. En le montrant, Simone Weil, on le sent, lutte contre elle-même et sait qu'elle risque de décourager ses amis. Mais « rien au monde ne peut nous interdire d'être lucides ». Elle pense d'ailleurs, jugeant les autres d'après soi, qu'il n'est pas besoin de beaucoup espérer pour agir quand le devoir est clair et tant qu'il reste quelque chance. « Il n'y a aucune difficulté, une fois qu'on a décidé d'agir, à garder intacte, sur le plan de l'action, l'espérance même qu'un examen critique a montré être presque sans fondement; c'est là l'essence même du courage. » Il ne faut pas seulement comprendre quel régime se prépare (là où il n'est pas installé déjà), mais aussi quelle en est la raison. Nous voyons que notre technique repose sur l'emploi des machines et sur la spécialisation. Or la machine crée par elle-même une distinction profonde entre ceux qui la servent et ceux qui en commandent l'emploi. Les premiers sont comme les rouages vivants d'une chose morte. BibliotecaGinoBianco 231 Simone Weil semble surtout considérer ceci : que la machine dépouille l'homme de son habileté. Elle parle des machines qui ne demandent qu'un travail non qualifié. La facilité même du travail par lequel on les sert est une humiliation pour l'homme, car la pensée est désormais hors de lui. Marx l'avait vu sans en tirer les conclusions. Ce n'est pas, en effet, la suppression de la plus-value qui peut changer quelque chose à cette dégradation ; elle ne résulte pas de la plus-value, mais au contraire, c'est parce que le travailleur est dégradé qu'il n'a le droit de consommer que juste ce qu'il faut pour vivre. La machine, qui met un fossé infranchissable entre ceux qui disposent d'elle et ceux dont elle dispose, ne peut servir à libérer l'humanité, quels que soient les chefs qui dirigent et le but dans lequel elle est employée. Quant à la spécialisation, elle transforme d'une autre manière les hommes en rouages. « Dans presque tous les domaines, l'individu, enfermé dans les limites d'une compétence restreinte, se trouve pris dans un ensemble qui le dépasse, sur lequel il doit régler toute son activité et dont il ne peut comprendre le fonctionnement. Dans une telle situation, il est une fonction qui prend une importance primordiale, à savoir celle qui consiste simplement à coordonner. » « On ne voit pas comment un mode de production fondé sur la subordination de ceux qui exécutent à ceux qui coordonnent pourrait ne pas produire automatiquement une structure sociale définie par la dictature d'une caste bureau- • cratique. » Rien ne montre de façon plus frappante que la dictature administrative est une sorte de fatalité de notre temps que de la voir se développer dans les mouvements ouvriers eux-mêmes. « La lutte spontanée s'est toujours révélée impuissante, et l'action organisée sécrète en quelque sorte automatiquement un appareil de direction qui, tôt ou tard, devient oppressif. » Simone Weil écrira un peu plus tard : « Toutes les fois que les opprimés ont voulu constituer des groupements capables d'exercer une influence réelle, ces groupements, qu'ils aient eu nom· partis ou syndicats, ont intégralement reproduit dans leur sein toutes les tares du régime qu'ils prétendaient réformer ou abattre. » Le plus douloureux peut-être est qu'on ne conçoive plus une autre sorte d'organisation, même comme idéal. Qui se rappelle l'idéal du vrai socialisme, et qu' << il y aura socialisme quand la fonction dominante sera le travail productif luimême » ? On a oublié qu'on ne peut se fier à un despotisme dans l'espoir que ce sera un despotisme éclairé. Un despotisme d'intellectuels est aussi dangereux qu'un autre. « Toute puissance exclusive et non contrôlée devient oppressive ... Tout groupe humain qui exerce une puissance l'exerce, non pas de manière à rendre heureux ceux qui y sont soumis, mais de manière à accroître cette puissance ; c'est là une question de vie ou de mort pour n'importe quelle domination. » D'ailleurs, « si la production a pour fin, aux mains des capitalistes, le jeu de la concurrence, elle aurait nécessairement pour fin, aux mains des techniciens

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