· 218 chienne qui ne veut pas être écrasée par le souvenir d'un passé fastueux ? Il est décidément bien clair que les critères matériels ne suffisent pas et qu'il convient de faire état des impondérables - de ces impondérables qui souvent pèsent tant dans la balance. Les civilisations sont mortelles, les nations aussi ; l'histoire ne cesse de l'enseigner et fournit maints exemples illustres de ces dépérissements ou de ces chutes par quoi se définit la décadence au troisième degré, la décadence globale faite d>une somme de déchéances. Nous parlons alors, sans pouvoir beaucoup préciser, d'un épuisement des ressources vitales, du scepticisme égoïste et blasé des élites, de la désaffection des masses, de la ruine des croyances communes. Encore n'est-on jamais certain qu'il n'y aura pas d'étranges rebondissements. De la Turquie impériale qui tombait en poussière, on a fait sortir par le fer et par le feu, par le fouet et la potence, un vigoureux État national. Les peuples islamisés, bien. déchus de leur gloire médiévale,· prétendent aujourd'hui commencer une nouvelle carrière. Le constat de décadence irrémédiable est donc toujours soumis à révision; mais on peut l'élargir une fois de plus et le faire porter, en invoquant des vues philosophiques propres à transcender tout débat, sur le cours entier de l'histoire. De Nietzsche à Spengler et à René Guénon, que de brillants systèmes par quoi s'est exprimée l'humeur noire des prophètes pessimistes ! Il va de soi que Raymond Aron avait le droit de circonscrire son sujet à sa guise et qu'il a bien dit ce qu'il voulait dire. La vertu des grands problèmes tient sans doute au fait qu'ils sont inépuisables et probablement insolubles. Quand on aura le mieux du monde décrit la situation économique de la France dans un monde en évolution rapide, analysé les rapports qui se créent ou devraient se créer entre elle et ce qui fut son empire, on n'aura rien dit de ce qui commande toutes choses. Possède-t-elle l'énergie, la volonté, le courage actif dont il est légitime d'attendre, sinon des miracles, du moins d'efficaces ripostes? Glisse-t-elle au contraire sur le plan incliné de la défaite et du désespoir? Les réalistes, ou soi-disant tels, ne verront là que matière à discours ; il est pourtant évident qu'un diagnostic sur la santé d'une nation ne .peut se formuler qu'en termes de destin ou d'histoire et qu'on doit toujours en venir à l'impression d'une montée ou .d'une descente, d'un élan vital ou d'une consomption. Qu'on cède ainsi au· sentiment, à la nervosité, nous ~' en convenons pas tout à fait, car le passé récent met à notre disposition des références instructives. BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL Quoi qu'on pense des origines et du développement de la première guerre mondiale, un fait demeure indéniable ; selon les critères traditionnels de la force et du courage, la France y fit bonne figure. On a fait remarquer qu'à cette époque les régimes parlementaires s'avérèrent en somme plus solides et plus souples que les autocraties ; leur victoire impliqua certes le puissant concours de l'Amérique, mais elle n'aurait pas été concevable si la France envahie, privée de ses plus riches provinces industrielles, n'avait pas su tenir, se réorganiser, s'imposer un long et coûteux effort. Que cette politique apparemment triomphale ait été payée d'un prix très lourd et surtout d'une cruelle décimation, on peut le croire aujourd'hui ; l'historien objectif n'en discerne pourtant nulle preuve lorsqu'il se ? reporte aux lendemains de la victoire. En dépit des âpres polémiques suscitées par le problème des réparations et par les difficultés financières, toutes choses vers quoi nous tournons désormais un regard envieux, il a sous les yeux un pays ordonné - qui résiste facilement à l'assaut révolutionnaire de 1920, reconstruit ses villes, dispose de la meilleure armée continentale, étend son influence sur une grande partie de l'Europe, réduit la rébellion riffaine, règne sur un empire sensiblement accru. Poincaré symbolise à bon droit la continuité de la politique fra11çaise et, malgré ses étroitesses ou sa sécheresse, bénéficie d'une autorité sur le Parlement et la nation dont aucun de ses successeurs ne pourra plus se prévaloir. Lorsqu'il arrête la débâcle du franc tout . en se ralliant à la politique d' ententè occidentale qu'avait esquissée Briand, et qu'il n'aimait pas, il fait preuve d'une sagesse à laquelle on doit rendre hommage. Mais voici que tout chancelle. Tandis que la crise économique de 1929 semble sonner partout le glas du capitalisme classique et que les fascismes· se dressent contre la démocratie, tandis que Staline institue en Russie le pire des fascismes, Poincaré, Briand rejoignent Clemenceau dans la tombe et la Troisième République n'est déjà plus qu'une ombre. Plongeant dans un chaotique interrègne dont nul ne sait encore comment il se dénouera, la France avive ses plaies et se découvre plus gravement blessée, plus an~mique ou désaxée qu'elle ne le croyait. Il devient banal de dénoncer chez elle le byzantinisme des partis et des assemblées, l'impuissance des gouvernements sans prestige et sans durée, le passage cahotant, saccadé du conservatisme borné à la démagogie bavarde. Les tentatives de rassemblement national et autoritaire qui veulent s'inspirer de Salazar ou de Mussolini sont plus b~yantes que constructives ..
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