Le Contrat Social - anno I - n. 4 - settembre 1957

258 1zaux, qui ont des soupirs pour les Peaux-Rouges .. et des sociétés pour la protection des animaux de toutes couleurs, regardent avec dédain ou ne regardent pas du tout un peuple entier qui entre dans la possession d'un terrain immense, et dont le premier mot est une formule sociale, non seulement réalisable, mais réalisée! Un peuple qui a mis à la place d'un droit vague « au travail » le droit explicite « à la terre », et qui au lieu de répéter le terrible cri du désespoir : « Qui a du plomb a du pain », est convaincu qu'il a « du pain parce qu'il a la terre ». Les renseignements ne manquaient pas, mais on ne se donnait pas la peine de se renseigner. On a entendu vaguement parler du communisme russe, asiatique, touranien, et l'on a fini sommairement avec lui, en disant que tous les sauvages ont commencé par les biens communaux pour finir avec le prolétariat civilisé; que la terre manquera un jour, que l'agronomie ne peut prospérer dans ces conditions, etc., etc. Bien avant l'émancipation des paysans, un seul homme s'aperçut de la signification de la commune rurale chez nous, c'est Haxthausen (que j'ai nommé plus haut). Rencontrant quelques vestiges d'institutions communales aux bords de l'Elbe et frappé de leur organisation, il s'en va, en 1846, explorer la Russie un peu au-dessous du pavé sur lequel roulait l'élégante calèche du marquis de Custine ; - .il traversa hâtivement Pétersbourg, Moscou et s'enfonça dans la terre noire. Il en revint en prêchant la commune russe et montrant du doigt ses éléments socialistes et républicains. Par un étrange hasard, c'était la veille de la révolution de 1848, la veille du premier essai, en grand, d'introduire le socialisme dans l'organisation de l'État. L'à-propos était admirable, mais l'essai échoua et la préoccupation des esprits était telle, que le livre de Haxthausen glissa • maperçu. Nous avons aussi essayé d'élever notre voix au milieu de l'abattement général et de la plus sombre réaction (1850-1855), nous n'avons pas mieux réussi que le vieux baron westphalien ; on fit semblant de prendre note, on passa outre. Les événements parlèrent à leur tour. Un souffle de vie traversa la Russie : le servage tombait, la noblesse tombait, le vieil édifice du tribunal inquisitorial s'écroulait; des voix formidables se firent jour à travers les grilles de la censure ; le gouvernement, entraîné pour un moment par le courant, était mal à son aise, et pas loin de faire des concessions. Une doctrine réaliste, forte, jeune, se formulait de plus en plus, avec une logique inexorable et une audace de conséquences et d'applications à toute épreuve. Tout cela passa comme une ombre inaperçue.... L'attention était ailleurs, le monde occidental ne regardait que l'atroce tragédie qui se déroulait en ·Pologne. Oui, c'était une tragédie d'autant plus atroce qu'on ne s'y attendait pas. En 1861, tout le monde en Russie était pour la Pologne ; le gouvernement n'était pas encore décidé entre une petite charte et un gibet, entre un grand-duc ou Mourawieff, - lorsqu'une main puissante lui est venue en aide, BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL la main de la diplomatie européenne, avec ses notes pacifiquement guerrières. A la piqûre de cette intervention à main désarmée, un patriotisme farouche s'empara de la société; tout ce qui couvait encore de sauvagerie au fond de l'âme russe, surnagea avec une insolence qui n'avait pas d'exemple dans notre histoire moderne. On se rua sur la Pologne et sur la Jeune-Russie. Ce n'est qu'alors que le gouvernement se sentit assez fort pour commencer le procès terrible de tendances, procès à cent têtes, sans fin, absorbant victime sur victime, s'étendant sur tout le pays et qui continue encore. Ce n'est pas un reproche que nous vous adressons. Nous savons que vous n'êtes pas responsables des malheurs que vos secours diplomatiques ont fait tomber sur la pauvre Pologne, nous savons très bien que vous n'avez pas de part dans les affaires publiques. On vous passe les actes pour les discuter, comme on passe les malades des hôpitaux à la chambre de dissection, - après leur décès. Nous sommes trop dans la même position pour ne pas avoir la délicatesse du ménagement. Malheureusement vous vivez dans un monde de fictions et d'illusions, comme les descendants des ci-devant familles souveraines rêvent toujours la couronne perdue sur leur tête - vous aussi vous rêvez à émanciper les peuples, à défendre leurs libertés comme les vôtres. Vos libertés ... et où sont-elles? Il faut monter bien haut sur les Alpes, ou traverser la mer pour en voir un petit bout. L'orgueil d'un grand passé ne vous permet pas de voir ni votre état actuel, ni ses causes, ni le danger qui vous menace. Votre danger n'est pas du côté de la Russie; si la Russie a été jusqu'à Paris, c'est qu'il y avait des Prussiens et autres Allemands pour l'accompagner et lui montrer le chemin. Votre danger est dans l'avortement de la Révolution . Il est cruel de troubler les rêves d'un vieillard que nous estimons, mais pourquoi est-il si arrogant et si aveugle, si provocateur, si intolérant? On pourrait penser qu'il parle encore de la tribune « tonnans » de la Convention, fièrement appuyé sur les droits de l'homme, inviolable, libre, respecté. On pourrait penser que c'est l'Europe de Voltaire et des encyclopédistes, des jacobins et des girondins, de Kant et de Schiller. L'Angleterre seule pourrait avoir le verbe haut., elle se tait. La liberté est aux États-Unis et ce sont eux qui, bien loin d'une haine contre la Russie, lui tendent une main amicale en vue de son avenir. Nous sommes tout prêts à honorer en vous votre passé. Nou~ ne demandons pas mieux que de couvrir vos plaies, par gratitude pour l'enseignement que vous nous avez donné ; mais un peu de justice pour ceux qui sont d'hier (comme s'exprimait Tertullien) et qui ont leur demain assuré. Malheur oblige, oblige au moins à ne pas jeter· des pierres aux autres, à ne pas continuer le rôle impossible, de régulateur et libérateur du monde entier, du grand horloger de l'univers. Votre pendule s'est arrêtée.

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